Economie
Expert - Chine, l'empire numérique

Guerre des semi-conducteurs : la "Longue marche" de la Chine

Jusqu'à 80 % des semi-conducteurs utilisés dans la fabrication électronique chinoise sont soit importés soit fabriqués localement par des sociétés étrangères. (Source : Asia Nikkei)
Jusqu'à 80 % des semi-conducteurs utilisés dans la fabrication électronique chinoise sont soit importés soit fabriqués localement par des sociétés étrangères. (Source : Asia Nikkei)
Elle a durée de 1934 à 1935 et a permis à Mao de prendre le pouvoir au sein du parti communiste chinois. Par un jeu de comparaison qui ferait hurler le Grand Timonier, la Chine de Xi Jinping effectue à sa manière une « Longue Marche » vers l’hégémonie sur le marché de la high-tech. Loin d’être débarrassée de l’étiquette d’atelier du monde, elle demeure un importateur net de technologie. Jusqu’à 80 % des semi-conducteurs utilisés dans la fabrication électronique chinoise sont soit importés soit fabriqués localement par des sociétés étrangères. La trajectoire du marché mondial des semi-conducteurs révèle la fragilité du système productif chinois, à l’origine de sa volonté d’indépendance technologique.
La Silicon Valey est aujourd’hui associée à des sociétés de logiciels telles que Google et Facebook. Mais elle tire son nom du silicium, matériau de base des semi-conducteurs. Ces processeurs électroniques sont le moteur de l’économie numérique. Ils alimentent les téléphones portables jusqu’aux systèmes militaires. L’industrie des semi-conducteurs est l’endroit où le leadership industriel américain et les ambitions technologiques chinoises s’affrontent le plus directement.

Domination américaine

L’industrie des semi-conducteurs a dépassé 396 milliards de chiffre d’affaire en 2018. Elle en croissance de 8,4 % par an depuis 2009. L’offre évolue vers des composants plus complexes avec l’essor des réseaux de communication 5G et de l’intelligence artificielle. L’Internet des objets (IoT) tire également le potentiel du marché vers le haut.
L’offre se structure autour de deux modèles d’affaires. D’un côté, des fournisseurs verticalement intégrés produisent leurs propres circuits. C’est notamment le cas du Sud-Coréen Samsung et de l’Américain Intel, respectivement numéro un et deux mondial. De l’autre, des acteurs sans unité de fabrication conçoivent les puces pour en confier la production à des fondeurs. Parmi ces entreprises, dites « fabless », figurent les américains Qualcomm, Broadcast ou Western Digital.
Les semi-conducteurs capturent une grande part de la valeur ajoutée (et corrélativement de la profitabilité) du secteur électronique. Ils doivent répondre à des défis technologiques tels que la miniaturisation, la puissance, l’efficience énergétique ou le traitement parallèle des tâches. Cette course technologique s’exprime à travers la conjecture de Moore, qui veut que le nombre de processeurs gravés sur une même puce double tous les deux ans. Ce qui force les industriels à dépenser toujours plus.
Particulièrement complexe, le processus de fabrication nécessite environ 300 étapes. Compte tenu de l’intensité capitalistique en jeu, les dix premiers acteurs concentrent près de la moitié du chiffre d’affaire du secteur. Au niveau géographique, la production s’établit dans quatre pays : Taïwan, la Corée du Sud, le Japon et la Chine. Parmi les 15 premières entreprises, on compte sept Américaines. Deux acteurs Sud-Coréens figurent au sommet du classement. A ce jour, la Chine n’est pas encore parvenu à atteindre le peloton de tête.

Ambitions chinoises

La Chine consomme près du tiers de la production mondiale de semi-conducteurs. Mais seules 20 % des puces utilisées sont produites localement et pour moitié seulement par des entreprises nationales. Pékin voit en cette dépendance un risque pour sa sécurité nationale. C’est qu’en 2013, les révélations d’Edward Snowden sur le programme d’espionnage massif des États-Unis a marqué une prise de conscience. Il est clairement apparu que la technologie étrangère pouvait contenir des portes dérobées et des points de vulnérabilité intentionnelle.
En 2014, Pékin annonce alors un plan d’investissement de 150 milliards de dollars pour soutenir le secteur. Les semi-conducteurs sont également au centre du plan gouvernemental « Made in China 2025 » annoncé l’année suivante. Dans le cadre de l’effort de montée en gamme technologique, le rapport fixe pour les semi-conducteurs l’objectif d’un taux d’autosuffisance à 70 % d’ici 2025.
La Chine tente également de compenser son retard à travers des acquisitions à l’étranger. A l’avant-garde de cette conquête se trouve le fond d’investissement semi-public, Tsinghua Unigroup. En 2014, il parvient à conclure l’acquisition de l’Américain RDA Microelectronics pour 907 millions de dollars. Un an plus tard, une offre d’achat de 23 milliards de dollars est faite à Micron, un leader américain des puces mémoires. Essuyant un refus, l’appétit d’acquisition se redirige vers des acteurs taïwanais. Mais là encore, le régulateur local s’y oppose. En éveillant la méfiance, cette stratégie agressive d’acquisition externe s’avère finalement contre-productive.
Faute de succès en matière d’acquisitions externes, le gouvernement chinois encourage les inventeurs étrangers à former des co-entreprises avec leurs homologues locaux dans l’espoir de générer des transferts de propriétés intellectuelles. En 2018, un consortium d’investisseurs chinois prend une participation majoritaire dans les activités en Chine du groupe ARM, filiale du Japonais Softbank. Qualcomm, Intel et AMD ont également des partenariats avec des sociétés chinoises. Mais les transferts de connaissances ne sont pas au rendez-vous, la propriété intellectuelle de pointe restant hors d’atteinte. Économies d’échelle et effets d’expérience sont difficiles à rattraper.
La captation de valeurs est du reste limitée aux activités de bas de gamme telles que la fabrication et l’assemblage de composants. Dans la sous-traitance, le premier fondeur chinois, SMIC, est dix fois plus petit que le Taïwanais TSMC. Dans le domaine de la conception fabless, HiSilicon Technologies, filiale de Huawei, ne parvient qu’à se hisser à la quinzième place, en excluant les fondeurs.

Déjà-vu

L’ambition chinoise de créer une industrie de pointe inquiète bien avant l’arrivée de l’administration Trump. En 2015, Barack Obama empêche ainsi Intel de vendre certaines de ses puces les plus performantes à la Chine. L’année suivante, il contrecarre l’acquisition du fabricant allemand Aixtron. Un rapport de la Maison Blanche, avant le changement de majorité, recommande de prendre des mesures fermes contre les subventions chinoises et les transferts de technologie forcés.
Si la bataille des processeurs a précédé la présidence Trump, celle-ci l’a intensifiée. Au nom de la sécurité nationale, Washington interrompt les projets chinois d’acquisition du fabricant Lattice. Le rachat de Qualcomm par le Singapourien Broadcom, pour plus de 130 milliards de dollars, essuie également un veto au motif d’un possible lien avec Pékin.
Cette stratégie de contingentement a un précèdent. Les années 1880 sont marquées par les exportations massives d’électronique japonaise. Les États-Unis accusent alors Tokyo de protectionnisme déloyal, de pillage technologique, de dumping et de sous-évaluation monétaire. En 1985, les Washington impose à Tokyo un accord bilatéral éliminant toutes les barrières tarifaires et non-tarifaires sur les semi-conducteurs. Fort de cet accord, les industriels américains déposent plainte en mettant en avant le verrouillage du marché japonais et les subventions publiques.
Le contentieux commercial atteint un point d’extrême tension en 1987. A cette date, l’administration Reagan impose des taxes à l’importation de 100 % sur les importations japonaises de certains produits électroniques. Le Japon finit par transiger par une série d’accords. S’amorce alors le reflux de son leadership sur le marché des semi-conducteurs au profit des États-Unis, de la Corée du Sud et de Taïwan.
A cela s’ajoute une véritable guerre économique. En 1985, les États-Unis imposent à leurs partenaires du G5, réunis à l’hôtel Plaza de New York, une forte dépréciation du dollar. S’ensuit une réévaluation massive du yen. Cette hausse nourrit en retour une bulle foncière, financière et immobilière de grande ampleur. Son dégonflement progressif au début des années 1990 fait plonger le Japon dans une période de stagnation économique, que les médias ont appelée « la décennie perdue ». Fort de ce précédent, la Chine n’entend pas transiger face à la pression de Washington.
Penser pouvoir endiguer la montée en puissance technologique de l’Empire du Milieu est un vœu pieux. Les chaînes d’approvisionnement de l’électronique constituent un hymne à la mondialisation. La Chine n’est donc pas prête d’être « débranchée ».

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A propos de l'auteur
Directeur marketing basé à Pékin, spécialiste du management de l’innovation, Bertrand Hartemann se passionne pour les nouveaux modèles économiques induits par la disruption numérique. Diplômé de la Sorbonne et du CNAM en droit, finances et économie, il a plus de dix ans d’expérience professionnelle partagée entre la France et la Chine.