Politique

Hong Kong : les correspondants étrangers et le complot contre la Chine

Des milliers de journalistes hongkongais marchent vers le quartier général de la police à Wan Chai le 14 juillet 2019, contre les brutalités policières à l'égard des reporters en première ligne des manifestations anti-extradition dans l'ancienne colonie britannique. (Source :SCMP)
Des milliers de journalistes hongkongais marchent vers le quartier général de la police à Wan Chai le 14 juillet 2019, contre les brutalités policières à l'égard des reporters en première ligne des manifestations anti-extradition dans l'ancienne colonie britannique. (Source :SCMP)
Affolé par les manifestations qui persistent à Hongkong, Pékin essaie désespérément de contrôler les médias internationaux basés en Chine. Le ministère chinois des Affaires a convoqué cette semaine les correspondants étrangers pour leur remettre une lettre et des documents en forme d’injonction : il leur faut désormais rapporter la « réalité » du mouvement contre le projet de loi permettant l’extradition vers la Chine. Une « réalité » plus sombre qu’elle n’est racontée dans les médias occidentaux, selon Pékin : les manifestants, loin d’être pacifiques, ont « sérieusement miné l’État de droit et l’ordre social ». Plus grave, ils sont manipulés par les « mains noires » de l’Occident, en particulier les États-Unis. Une rhétorique bien connue et pleine d’intimidation, qui cherche à mettre au pas, plus qu’à convaincre.
Le constat est toujours édifiant. Le Parti communiste chinois ne cesse d’utiliser un raisonnement tout à fait étranger à la façon de penser des journalistes occidentaux. Ces derniers ne sauraient être « convaincus » lorsqu’on leur intime de « coopérer » avec un régime qui réprouve la notion même de journalisme critique. Notion qui, malgré des dérives indéniables, ne signifie pas en soi un China bashing fait d’articles systématiquement à charge contre Pékin. Le journalisme critique, c’est un journalisme libre. Albert Camus en a donné une quadruple définition dans un manifeste qui devait être publié dans son journal, Le Soir Républicain, le 25 novembre 1939, mais qui fut censuré par le gouvernement français. L’auteur de L’étranger insiste sur « la lucidité, le refus, l’ironie et l’obstination », quatre « moyens », selon lui, de préserver la liberté de la presse.
Appliquons ces principes à notre sujet. A sa lettre aux correspondants, le ministère chinois des Affaires étrangères joint une série d’articles tirés de médias officiels comme le Global Times ou le China Daily, qui dépendent tous du gouvernement chinois. Il demande donc aux journalistes d’abandonner une rigueur consubstantielle à leur métier : le recoupement de plusieurs sources différentes. Cela revient à abdiquer leur lucidité.
La lettre envoyée le 20 août 2019 par Hua Chunying, directrice du département de l'information du ministère chinois des Affaires étrangères aux correspondants de la presse étrangère basés en Chine. (Crédit : DR)
La lettre envoyée le 20 août 2019 par Hua Chunying, directrice du département de l'information du ministère chinois des Affaires étrangères aux correspondants de la presse étrangère basés en Chine. (Crédit : DR)
Lorsque Hua Chunying, directrice du département de l’Information, avance dans sa lettre la théorie du complot américain derrière les manifestations à Hong Kong, quelles sont les preuves avancées ? Selon l’article du China Daily inclus dans le rapport joint à cette lettre, il existe une série de faits « indubitables ». À commencer par la rencontre de Julie Eadeh, conseillère politique au Consulat américain à Hong Kong, avec trois des leaders de la contestation hongkongaise, Martin Lee, Anson Chan puis Joshua Wong, le 6 août dernier. Avant cela, les mêmes Martin Lee et Anson Chan, tout comme Jimmy Lai, propriétaire du journal hongkongais pro-démocratie Apple Daily, avaient rencontré cette année à Washington le vice-président Mike Pence et le secrétaire d’État Mike Pompeo.
Ne cherchez plus, écrit le très officiel Ta Kung Pao, la « Révolution de couleur » est en marche à Hong Kong. Là aussi, le gouvernement chinois demande aux journalistes étrangers de faire une croix sur leur lucidité. Car où sont les preuves ? S’agit-il de rencontres officielles avalisant d’autres réunions secrètes, comme celle organisée en septembre 2018 avec des militaires vénézuéliens désireux de renverser leur président Nicolas Maduro ? Washington avait finalement décidé de ne pas soutenir de coup d’État à Caracas. Rien de tel à Hong Kong, pour l’instant.

La « main noire » de Washington

Plus éclatant et plus décisif encore selon le China Daily, le financement de certaines ONG hongkongaises parties prenantes des manifestations qui agitent l’ancienne colonie britannique. Ces organisations reçoivent de l’argent du National Endowment for Democracy (NED). Qu’en penser ? Il ne s’agit pas ici de refaire l’histoire complexe de ce fonds de dotation privé à but non lucratif, créé sous la présidence de Ronald Reagan en 1983 et massivement financé par le Trésor américain. Démêler les liens entre le NED et la CIA exigerait une recherche approfondie. Les thèses avancées par la Russie et la Chine pour qui le fonds ne serait qu’un cache-nez de l’agence américaine de renseignement, ne sont pas entièrement dénuée de fondement. Il est arrivé au NED de paraître remplacer par du financement d’ONG les activités clandestines de la CIA en faveur des forces démocratiques à l’étranger, comme Solidarnösc en Pologne, ou plus récemment en Ukraine.
En ce qui concerne Hong Kong, cet argument agité par Pékin n’est pas nouveau. Le régime chinois avait déjà accusé la NED d’être la « main noire » derrière le mouvement des parapluies en 2014. À l’époque, l’organisation américaine n’avait pas nié ses programmes de financements, qui existent à Hong Kong depuis vingt ans. Elle s’était défendue en arguant que ses subventions à des ONG locales pour organiser des ateliers de formation à la citoyenneté ou à la défense des droits de l’homme, ne pouvaient être assimilés à des menées insurrectionnelles contre le pouvoir en place.
Cinq ans plus tard, les preuves irréfutables de réunions préparatoires, organisationnelles et de financement direct des manifestations en cours n’ont toujours pas été fournies. Ironie de l’histoire, l’administration Trump, dans son budget 2019 avait prévu de réduire drastiquement les subventions au NED, et de démanteler ses liens avec ses deux organisations subsidiaires, le National Democratic Institute (NDI) et l’International Republican Institute (IRI). Difficile de démontrer que l’ancien magnat de l’immobilier et son gouvernement soutiennent ardemment l’actuel mouvement anti-extradition.
Il n’est pas sûr non plus que les tweets du président américain apportent de l’eau au moulin de Pékin. Le locataire de la Maison Blanche a commencé par assimiler les manifestants à des « émeutiers » (« rioters »), le même terme utilisé par la Chine et qui en droit hongkongais permet de condamner lourdement ceux qui sont interpellés par la police lors des rassemblements. Le milliardaire a ensuite compris tout le parti qu’il pouvait tirer des événements à Hong Kong dans sa guerre commerciale avec Xi Jinping, conditionnant la conclusion de son deal avec la Chine à un dénouement « humain » à la crise. Point de plaidoyer là-dedans en faveur de l’État de droit ou du suffrage universel, deux des revendications des manifestants hongkongais.
Spécialistes ou non de l’histoire politique de la Chine au XXème siècle, les correspondants étrangers n’ignorent pas le vocabulaire des « forces anti-chinoises ». Un lexique régulièrement en vogue depuis la fondation de la République populaire en 1949, de la Révolution culturelle à Tian’anmen, en passant par la crainte de la contagion à Pékin des Printemps arabes en 2011. Les nationalistes chinois avaient alors cru épingler l’ambassadeur américain Jon Huntsman, accusé de téléguider une « Révolution de jasmin » en Chine par une simple apparition devant un McDonald’s à Pékin, le jour d’un rassemblement minuscule pour une manifestation qui n’eut jamais lieu.

« Responsabilité sociale » à « assumer »

Camus l’écrivait en 1939, outre la lucidité, le journaliste reste libre s’il fait preuve d’une capacité de refus. La directrice du département chinois de l’Information demande au correspondant à Pékin et au média qu’il représente « d’assumer » leur « responsabilité sociale telle qu’elle est requise » et de « produir[e] des reportages neutres, objectifs, impartiaux et exhaustifs, en sorte que [leur] couverture des événements puisse aider ces manifestants ignorants de la vérité à revenir sur le droit chemin, et aider ceux qui ont été sérieusement induits en erreur à se forger un jugement rationnel et équitable ». Cette injonction morale correspond exactement aux instructions données par le pouvoir central aux médias chinois. Elle reflète une conception du journalisme comme bras fidèle de la propagande gouvernementale.
Sans naïveté, l’injonction de Pékin a moins un objectif moral que d’intimidation. Derrière ce travail rédactionnel et la constitution de ce dossier de presse se loge un avertissement : attention à ce que vous écrivez, attention à votre visa. Chantage malheureusement bien connu : de plus en plus de correspondants en font les frais depuis dix ans et l’année 2018 a été particulièrement dure en matière de harcèlement et d’expulsions déguisées en non renouvellement de visa. Les médias étrangers finiront-ils par faire l’impasse sur les sujets trop sensibles à traiter en Chine ? C’est ce que souhaite clairement Pékin.
Il faut soutenir le refus par l’obstination, insiste Camus. Certes, un pays autoritaire sans le moindre journaliste étranger indépendant est une catastrophe : c’est laisser agir en silence un Parti unique qui empêche l’émergence d’une presse nationale comme contre-pouvoir démocratique, et qui se pose au-dessus des lois. Mais si les correspondants étrangers acceptent de se taire quand on le leur demande, ils cessent de jouer leur rôle. L’expulsion est traumatisante pour le reporter et dommageable pour l’accès à l’information. L’obstination à défendre un métier n’en reste pas moins indispensable. Partir n’est-il pas préférable à servir le mensonge ? C’est la question qui nous hante tous.
Joris Zylberman

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A propos de l'auteur
Joris Zylberman est directeur de la publication et rédacteur en chef d'Asialyst. Il est aussi chef adjoint du service international de RFI. Ancien correspondant à Pékin et Shanghai pour RFI et France 24 (2005-2013), il est co-auteur des Nouveaux Communistes chinois (avec Mathieu Duchâtel, Armand Colin, 2012) et co-réalisateur du documentaire “La Chine et nous : 50 ans de passion” (avec Olivier Horn, France 3, 2013).