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La République tchèque, porte d’entrée de la Chine en Europe ?

Le président tchèque Milos Zeman trinque avec son homologue chinois Xi Jinping sur la terrasse du Monastère Strahov au bord de la rivière Vltava à Prague, le 30 mars 2016. Source : SBS)
Le président tchèque Milos Zeman trinque avec son homologue chinois Xi Jinping sur la terrasse du Monastère Strahov au bord de la rivière Vltava à Prague, le 30 mars 2016. Source : SBS)
Détrônant le réputé inamovible voisin allemand, la Chine est devenue depuis 2010 le premier marché des voitures Skoda, fleuron de l’industrie automobile tchèque et moteur de son économie exportatrice. Aujourd’hui, l’Empire du Milieu représente près de 30% des ventes et un quart de la production mondiales de l’emblématique constructeur tchèque, membre du groupe Volkswagen depuis 1991. Tout un symbole, diront certains, des formidables relations entre la Chine et la République tchèque. Oui, tout un symbole, qui n’a – soit dit en passant – pas grand-chose à voir avec le projet des « Nouvelles Routes de la Soie » et qui est même antérieur au rapprochement entre Prague et Pékin. Plutôt qu’un symbole, n’est-ce pas alors un anachronisme ?

Le revirement pro-chinois de la diplomatie tchèque

Les Tchèques n’ont pas toujours été de fervents défenseurs d’une alliance avec la Chine. Jusqu’au début des années 2000, Prague comptait parmi les opposants les plus farouches à un rapprochement avec le géant asiatique. Pendant les années 1990, la politique étrangère de Vaclav Havel reposait sur deux piliers : le « retour vers l’Occident » – l’Orient, proche ou extrême, était de peu d’importance – et la défense des principes humanistes et des droits de l’homme chers à l’ancien dissident. Entre soutien au Dalaï-Lama et invitations de dissidents chinois, les relations entre la Chine et la République tchèque étaient au plus bas.
Les choses ont commencé à changer au début des années 2000. Élu président, Vaclav Klaus a tenté de réchauffer les relations avec le géant asiatique. Une tendance amplifiée par divers gouvernements de mieux en mieux disposés à l’égard de Pékin. Ce fut notamment le cas de celui dirigé par Petr Necas (2010-2013), qui s’est empressé de moquer le « dalaï-lamisme » des dirigeants passés et de vanter les opportunités économiques offertes par un rapprochement avec la Chine.

Une lune de miel personnifiée par le président Zeman

Tout s’est ensuite accéléré avec l’élection de Milos Zeman à la présidence en 2013. Le même Zeman pour qui en 1996, les politiciens faisant les yeux doux à Pékin étaient « prêts à se faire une chirurgie esthétique pour se brider les yeux ». Dix-sept ans plus tard, le retournement du président coïncide avec le lancement officiel des « Nouvelles Routes de la Soie » (BRI) par Xi Jinping. Projet pharaonique auquel adhère en 2015 la République tchèque, par ailleurs membre de « l’initiative 16+1 » reliant la Chine à la moitié orientale du continent européen. Le pays devient alors, par la voix de son président, l’un des plus fervents défenseurs en Europe d’un rapprochement avec la deuxième économie mondiale.
En 2015, Milos Zeman est ainsi le seul chef d’État européen à participer au défilé militaire organisé à Pékin pour commémorer la fin de la Seconde Guerre mondiale, plateforme idéale pour promettre de faire des terres de Bohême et de Moravie la « porte d’entrée de la Chine en Europe ». Ce geste, honni ailleurs sur le Vieux Continent, se verra récompensé par la visite en grande pompe de Xi Jinping à Prague en mars 2016. Les promesses d’investissements combinées à un silence assourdissant sur les droits de l’homme consacrent la lune de miel soigneusement orchestrée entre les deux pays.
Mais Milos Zeman n’est que l’arbre qui cache la forêt. La grande partie de la classe politique tchèque encourage ce rapprochement avec Pékin, ou reste simplement silencieux sur le sujet. Le moindre écart est durement réprimé : en témoigne la répudiation publique du ministre de la Culture Daniel Herman après avoir accepté de rencontrer le Dalaï-lama en 2016.

Une stratégie d’influence politique opaque

Mais pour de nombreux observateurs, le cœur de la stratégie d’influence chinoise se déroule en coulisses. Elle repose sur un groupe influent d’hommes de l’ombre, gravitant autour du président Zeman et du groupe CEFC China Energy. Plusieurs jouent un rôle particulier. Parmi eux, Jaroslav Tvrdik, à la fois membre influent du parti social-démocrate tchèque, ancien ministre, président du Czech-China Chamber of Mutual Cooperation à partir de 2012, conseiller Chine de l’ancien Premier Ministre Sobotka et vice-président du conseil d’administration de CEFC Group Europe. Autres personnages influents : Miloslav Ransdorf, député européen communiste ; Jan Kohout, membre du parti-social-démocrate et diplomate, conseiller de Zeman sur la Chine en 2014 et fondateur de la New Silk Road Initiative à Prague en 2015 ; Stefan Fule, ancien bras droit de Tvrdik au ministère de la Défense, ambassadeur à l’OTAN et ancien commissaire européen, membre du comité consultatif de CEFC ; Marcela Hrda, cadre supérieur à Czech Airlines lorsque Tvrdik en était président et président du conseil d’administration d’Empresa Media ; ou encore Tomas Buzek, ancien porte-parole de CEFC puis membre de son conseil d’administration.
Cette stratégie d’influence a, certes, porté ses fruits à plusieurs occasions – du moins pour les principaux concernés. L’exemple le plus frappant est celui de PPF, conglomérat de Petr Kellner, l’hmme le plus riche du pays, et dont la filiale de banque de détail Home Credit est active en Chine depuis 2007. Grâce notamment au lobby de Jaroslav Tvrdik, Home Credit a pu obtenir une licence locale en 2010 suivie d’une licence nationale quatre ans plus tard. Perçue comme un grand succès dans les cercles sinophiles du pouvoir tchèque, cette affaire n’a fait que renforcer l’idée selon laquelle la politique étrangère tchèque est improvisée au gré de promesses d’investissements plus ou moins réalistes et tributaire de contrats lucratifs négociés en coulisses pour l’enrichissement des grandes fortunes du pays. Le tout sans transparence ni débat public alors que le gros des promesses chinoises se fait encore attendre.

Des échanges économiques et financiers en-deçà des attentes

Quelques années après le rapprochement entre Prague et Pékin, c’est un sentiment de déception qui domine parmi les décideurs tchèques : l’engagement économique chinois demeure bien en-déca des attentes initiales. La Chine est devenue, l’année dernière, le deuxième partenaire commercial de la République (7,4% de parts de marché, contre 6,5% en 2010). Le commerce bilatéral augmente, certes, mais de façon irrégulière et aux dépens de la balance commerciale tchèque, dont le déficit record de 20 milliards d’euros avec la Chine constitue une réelle épine dans le pied de Prague.
Quant aux investissements chinois, s’ils sont effectivement en hausse depuis une dizaine d’années. Les flux d’IDE chinois se concentrent dans les fusions-acquisitions, sans grand rapport avec les objectifs présumés des « Nouvelles Routes de la Soie » ni grand apport au tissu économique tchèque. Fin 2017, le stock d’IDE chinois représentait moins d’1% du stock d’IDE en République tchèque, tandis que les 10 milliards promis lors de la visite de Xi Jinping demeurent, pour la plupart, introuvables. Et ce, malgré les achats débridés du conglomérat chinois CEFC, fer de lance de la stratégie d’influence chinoise et symbole de ses déboires.
En 2015, CEFC installe son QG européen à Prague. Son président Ye Jianming devient, ni plus ni moins, conseiller du président Milos Zeman. S’ensuit une frénésie d’achats, de clubs de football en hôtels de luxe, de brasseries tchèques en groupes médiatiques, en passant par des agences de tourisme et des groupes financiers ou encore la compagnie aérienne nationale. L’appétit de CEFC ne semble connaître aucune limite, et ne se heurte à aucune résistance.
Les investissements chinois ne se résument pas entièrement à ces acquisitions – prestigieuses et non-productives pour la plupart – mais presque. Mentionnons également les intérêts de la Chine dans le domaine ferroviaire – notamment à travers CRRC, dont la participation dans Skoda Transportation lui donne une assise pour se déployer sur le marché européen. Le pays a également des intérêts dans le système bancaire, les hautes technologies, l’industrie nucléaire, la santé ou l’agriculture. Mais les promesses de Pékin ne se sont, pour la plupart, guère matérialisées. Et même lorsque elles le furent, la déception a été au rendez-vous : les décideurs tchèques « se sentent insultés » par les conditions, considérées peu avantageuses et similaires à celles concédées à des pays africains, attachées aux prêts chinois. Pourquoi donc regarder ailleurs, lorsque des institutions européennes, comme la Banque européenne de reconstruction et de développement, semblent parfaitement à même de financer les projets d’infrastructure dont le pays a besoin ?

Un alignement d’intérêts opportun, mais peu soutenable

Si ce sentiment d’affront est loin d’être anecdotique, c’est parce qu’il symbolise les espoirs déçus de la République tchèque. Vu de Prague, le rapprochement avec la Chine était un moyen de réduire sa dépendance politique, commerciale et financière à l’Ouest, de gagner en crédibilité sur la scène internationale et de proclamer haut et fort son autonomie stratégique et diplomatique. Cette stratégie, tout à fait raisonnable pour un pays de taille moyenne comme la République tchèque, semble s’être retournée contre elle. Déçue par la Chine, le pays s’est également senti humilié et rabaissé par l’attitude de donneurs de leçon de ses alliés occidentaux – dont la dépendance aux IDE chinois est en outre bien plus élevée qu’en Europe centrale et orientale – pour qui toute occasion était bonne de gronder les Tchèques quant à leur rapprochement avec Pékin.
La Chine, entre-temps, cherchait à faire des pays d’Europe centrale et orientale sa porte d’entrée dérobée vers les marchés occidentaux, notamment allemand, louant habilement leur dynamisme et leur indépendance lorsque ces derniers commençaient à croiser le fer régulièrement avec Bruxelles. Dans cette optique, l’engagement chinois en République tchèque a suivi une logique purement opportuniste, loin de l’image de la lune de miel que semblaient suggérer les fréquentes manchettes des journaux et les longs discours grandiloquents.
Ces tendances de fond permettent d’expliquer le rapprochement sino-tchèque survenu depuis une dizaine d’années. Les « Nouvelles Routes de la Soie » apparaissent comme un slogan certes vendeur, mais venu se greffer a posteriori sur cette convergence d’intérêts, sans lien avec la réalité – et la fragilité – de la présence chinoise en République tchèque.

Les Tchèques font de la résistance

Hors des cercles du pouvoir, la stratégie d’influence chinoise a du mal à s’enraciner dans le paysage tchèque. Au niveau politique, les voix critiquant la nouvelle orientation pro-chinoise ne se sont jamais réellement tues. Certains dénoncent la « propagande » de la Chine qui cherche, comme avec l’ASEAN, à diviser l’Union européenne pour bloquer des résolutions contraires à ses intérêts. Pour d’autres, estiment que cette stratégie vise plutôt à « fertiliser la terre pour d’éventuels besoins futurs ». Quoi qu’il en soit, le rapprochement avec la Chine fait débat, notamment depuis l’arrivée au pouvoir du parti ANO du Premier ministre Andrej Babis, milliardaire et deuxième fortune du pays. La rumeur voudrait qu’il garde un souvenir amer de ses tentatives passées d’y faire des affaires.
Dans la population aussi, la greffe a du mal à prendre. Seul un quart des Tchèques ont une image positive de la Chine, comparés à un tiers dans l’ensemble de l’UE. La chute du nombre de jeunes apprenant le chinois est inversement proportionnelle à l’intérêt croissant pour le japonais ou le coréen. Plusieurs raisons expliquent ce désintérêt, voire ce rejet des citoyens tchèques. Le traitement médiatique, malgré une certaine banalisation du discours pro-chinois, demeure très critique à l’égard de Pékin. Par ailleurs, la hausse exponentielle des touristes chinois – plus de 600 000 en 2018, soit le quatrième contingent étranger – n’a pas pallié l’absence de visibilité d’une communauté chinoise locale riche de 7 000 membres. S’ajoute une xénophobie bien ancrée dans certains pans de la population à l’égard des minorités ethniques – en dehors du cas particulier de la diaspora vietnamienne.

Le vent est-il en train de tourner ?

L’alignement hier des planètes laisse aujourd’hui peu à peu la place à un concours de circonstances malheureuses. Les tentatives d’implantation chinoises montrent ainsi leurs limites. La première faille dans l’édifice – et non des moindres – a été révélée fin 2017 avec l’arrestation en Chine de Ye Jianming, directeur de CEFC et conseiller de Zeman, dans une affaire de « lutte anti-corruption ». Après de multiples atermoiements et menaces de poursuites judiciaires, tournant la success story tchéco-chinoise en véritable fiasco diplomatique, la promesse de la reprise en main des actifs de CEFC par CITIC est loin d’avoir rassuré les cercles sinophiles du pouvoir tchèque. Au contraire, il a mis en lumière la fragilité de l’alliance bilatérale, principalement tributaire des concessions hasardeuses faites par le président tchèque.
Ce qui n’empêche pas Milos Zeman de rester fidèle à sa ligne. En témoigne son voyage en Chine en novembre dernier. Cette visite, censée redonner un nouvel élan à la fraternité sino-tchèque, a néanmoins été « obscurcie » par les déclarations du nouveau ministre tchèque des Affaires étrangères Tomas Petricek qui a remis, de manière « inopportune », la question des droits de l’homme sur la table. Au même moment, un groupe parlementaire des « Amis du Tibet » voyait le jour au Parlement tchèque à l’initiative du Parti pirate, ouvertement critique envers la Chine et propulsé troisième force politique du pays depuis 2017.
Peu après, l’affaire Huawei éclate. L’agence de contre-espionnage tchèque alerte d’abord sur une hausse de l’espionnage chinois, puis l’agence de cybersécurité publie une mise en garde contre l’utilisation des produits et de la technologie du géant chinois de l’électronique. Cette affaire a donné lieu à d’innombrables péripéties qui continuent encore de secouer la scène politique tchèque. Le Premier Ministre Andrej Babis est sorti de sa réserve pour critiquer ouvertement le géant chinois – un élément qui, dit-on, a joué un rôle important pour lui assurer son invitation à la Maison Blanche. Il faut savoir que Huawei avait auparavant signé un MoU avec le groupe PPF pour une coopération dans le développement du réseau 5G. L’affaire est révélatrice d’un changement de ton général à l’égard de la Chine, aujourd’hui pointée du doigt comme une menace plutôt qu’encensée comme partenaire de choix.
Par Tom Eisenchteter, avec Jules Eisenchteter, rédacteur en chef de Kafkadesk, le site d’actualité sur l’Europe Centrale.

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A propos de l'auteur
Franco-britannique né à Paris en 1989, Tom Eisenchteter est diplômé en Sciences Politiques de l’Université de Nottingham. Après avoir travaillé à Johannesburg à la Chambre de Commerce franco-sud-africaine, il rejoint l’ONU à Bangkok où il vit pendant trois ans. Spécialisé en politique thaïlandaise et en géopolitique régionale, il rejoint le bureau régional de la Fédération Internationale de la Croix Rouge à Kuala Lumpur d’où il couvre notamment le typhon Haiyan aux Philippines et le tremblement de terre au Népal. Aujourd’hui de retour en France, il travaille dans la promotion des relations franco-asiatiques à Paris.