Politique
Expert - Tribune

Élections en Thaïlande : la junte, le "front démocratique" et le roi

Le Pheu Thai de Thaksin Shinawatra, emmené par Sudarat Keyuraphan (2ème assise à partir de la gauche), a signé un accord d'alliance contre le parti de la junte, avec six autres partis, dont Nouvel Avenir, le 27 mars 2019 à Bangkok. (Source : South China Morning Post)
Le Pheu Thai de Thaksin Shinawatra, emmené par Sudarat Keyuraphan (2ème assise à partir de la gauche), a signé un accord d'alliance contre le parti de la junte, avec six autres partis, dont Nouvel Avenir, le 27 mars 2019 à Bangkok. (Source : South China Morning Post)
Malgré les premières élections depuis 2011. L’incertitude règne toujours en Thaïlande. Ce mercredi 27 mars, l’opposition a annoncé la formation d’une coalition anti-junte. A sa tête, le Pheu Thai, le parti de l’ancien Premier ministre Thaksin Shinawatra toujours en exil. Alors que les résultats définitifs ne seront annoncés que le 9 mai prochain, l’alliance revendique la majorité à la chambre basse. Face à elle, le parti soutenu par les militaires, majoritaire en voix, espère profiter de la nouvelle constitution votée en 2018 : elle lui permet de nommer les 250 sénateurs, qui choisiront avec les députés le futur Premier ministre. Un tiers des sièges à la chambre basse doit donc suffire au parti de Prayuth Chan o-cha pour former un gouvernement. Mais pour l’instant, rien n’est encore joué. Autre inconnu : la position du roi Rama X qui doit être couronné début mai.
A différents titres, le vote qui s’est tenu en Thaïlande ce dimanche 24 mars est un vote important. D’abord parce que c’était la première fois que les citoyens retournaient aux urnes depuis 2011. La junte, qui a pris le pouvoir à la faveur d’un coup d’État en mai 2014, avait bien, à six reprises, promis un scrutin sans vraiment se soucier de le mettre en œuvre. Ensuite, parce que c’était le premier vote pour 7 millions de jeunes Thaïlandais (soit 14 % des 51,5 millions de votants), un vrai nouveau poids qui a constitué un appel d’air sain dans des jeux politiques traditionnellement tortueux. Enfin, parce que cette élection teste la capacité de la Thaïlande à revenir à un climat politique constructif pour engager une transformation économique indispensable dans un contexte régional compétitif.
Pour bien illustrer le degré d’attente des citoyens, il suffit d’observer la ferveur qui l’a préparé. Un total de 102 partis enregistrés dont 77 ont été qualifiés, la moitié étant constituée de nouveaux partis. Pas moins de 11 811 candidats pour 350 circonscriptions, 2 815 candidats sur les listes de partis : des chiffres encourageants puisqu’ils sont cinq fois supérieur à ceux des élections de 2011. Des chiffres qui démontrent aussi que les Thaïlandais s’intéressent de près à la sphère politique et tentent de réinvestir un espace public monopolisé par la junte ces dernières années, et plus largement par des élites concentrées dans les grandes villes.

Des résultats sous forme d’impasse

Les résultats, partiels et non définitifs – ils devraient être certifiés par la Commission électorale le 9 mai prochain – annoncent à la fois des changements importants – sous la forme de nouveaux partis politiques et de quelques idées audacieuses –, et des continuités dont on espérait bien la disparition du paysage thaïlandais. Mais quelques jours après le scrutin, outre les irrégularités toujours dénoncées qui questionnent la validité des procédures – on parle de 2 millions de bulletins invalidés pour non-conformité mais aussi d’achats de voix -, la rivalité entre partisans de la junte et partisans de l’opposition menée par le Pheu Thai, le parti de Thaksin Shinawatra, domine encore et toujours les débats. Un nouveau clivage est donc en train d’apparaître autour duquel s’organise une polarisation encore plus confuse que la précédente : on n’évoque plus les « Rouges » contre les « Jaunes » – clivage que le parti Anakoth Maï (Nouvel Avenir) a réussi à transcender – mais désormais les pro-junte contre le « front démocratique ». Pas sûr que les Thaïlandais y gagnent dans ces simplifications réductrices.
A ce jour, le Pralang Pracharat Party (PPP) – qui soutient le Premier ministre Prayut Chan-o-Cha – a obtenu 97 sièges attribués par circonscription, avec 8,4 millions de votes. Le Pheu Thai, mené par Sudarat Keyuraphan, a rassemblé 7,9 millions de votes et gagné 135 sièges – un mauvais résultat par rapport à celui obtenu en 2011. Anakoth Maï réussit quant à lui un belle percée avec 5,8 millions de votes et 30 sièges : son programme audacieux – écarter les militaires de la sphère politique et s’attaquer aux inégalités criantes qui paralysent la Thaïlande – a fait mouche auprès des jeunes électeurs, mais aussi auprès des Thaïlandais lassés des tergiversations permanentes qui bloquent tout progrès. Il a aussi représenté une option honorable à la fois tant pour les partisans du Pheu Thai qui n’ont pu voter pour leur candidat – notamment après la dissolution du Thai Raksa Chart – que pour les électeurs traditionnellement démocrates déçus par la campagne sans relief d’Abhisit – ce qui expliquerait la chute des voix du Parti démocrate à Bangkok.
Même si le PPP apparaît comme le vainqueur du vote « populaire », sa victoire n’est pas totale puisqu’il dispose, du fait de la complexité d’un scrutin uninominal par circonscription avec un élément de proportionnelle, de moins de sièges que le Pheu Thai. Les choix politiques à venir ne pourront pas ignorer cette donnée. Il faudra satisfaire les aspirations de ceux qui ont voté pour le changement. Les semaines à venir vont être déterminantes : le « front démocratique » utilisera tous les recours pour garder la main et exercer une pression constante sur le PPP, en dénonçant notamment auprès des partenaires occidentaux « les irrégularités et tricheries » – sans s’appesantir évidemment sur les achats de voix auquel le parti de Thaksin aurait, semble-t-il, largement eu recours. De son côté, le PPP, fort d’un score honorable et déterminé à en tirer les bénéfices, usera de tous les moyens, y compris juridictionnels, pour conserver le pouvoir et empêcher un scénario alternatif. L’acharnement observé à poursuivre le Pheu Thai pourrait, dans cette perspective, s’étendre à Nouvel Avenir.

La course aux coalitions

Dans une certaine mesure, et à cause de tous les verrouillages inventés, ces résultats constituent une mauvaise nouvelle pour Prayuth. Le général et Premier ministre avait probablement sous-estimé et la complexité du système mis en place par ses équipes – la Thaïlande expérimentait pour la première fois un système de représentation proportionnelle mixte validé par la loi électorale du 12 septembre 2018 -, et l’habileté du Pheu Thai à en exploiter les failles et opportunités. D’une part, le parti de Thaksin s’est concentré sur les circonscriptions où il pouvait gagner et d’autre part, il est derrière un grand nombre de petits partis qui bénéficient de l’effet proportionnelle et se rajoutent donc à sa majorité. Les talents de stratège de Thaksin ont encore été prouvés et il réussit la performance de narguer à nouveau les militaires.
Pour l’instant, qu’on s’en tienne au nombre de voix ou au nombre de sièges, deux partis peuvent prétendre former un gouvernement et ils sont tous les deux obligés de le faire en réunissant une coalition. Il faut pour cela qu’une coalition avec une majorité de 376 sièges apparaisse – la Chambre basse ayant 500 représentants et la Chambre haute 250. Des négociations sont donc en cours pour former le plus rapidement possible des alliances, c’est-à-dire rallier le plus de petits partis. Cela dit, les résultats des listes de partis n’ont pas encore été donnés et le vice-premier ministre et ministre de la défense Prawit Wongsuwon a insisté : toute formation officielle d’un gouvernement est prématurée faute de proclamation des résultats définitifs. En outre, a-t-il rappelé, il faudra attendre la fin des cérémonies d’intronisation de Rama X – du 4 au 6 mai – pour annoncer un nouveau gouvernement.
Aucun des deux camps principaux, le Pralang Prachat et le Pheu Thai, n’ont vraiment l’avantage. Les discussions sont vives, chaque camp voulant prendre de vitesse le camp adverse au moins dans l’espace médiatique. Dans ce contexte ultra-sensible, le grand gagnant du scrutin, le parti du Nouvel Avenir, sous la houlette du charismatique Thanathorn Juangroongruangkit, assume le rôle déterminant de faiseur de roi en demandant la formation d’une coalition anti-junte, qui de facto, intègrerait le Pheu Thai de Thaksin Shinawatra. Mais puisque les voix du Pheu Thai et celles d’Anakoth Maï ne suffisent pas à faire une majorité, les partis qui suivent sont donc particulièrement sollicités « pour faire barrage à la junte ». Le champ lexical utilisé illustre le retour de la polarisation.
Le Parti démocrate, plus vieux parti de Thaïlande, accuse le coup en arrivant quatrième avec seulement 55 sièges, un score si mauvais que son dirigeant, Abhisit, a démissionné en s’excusant. Néanmoins, il a rapidement annoncé qu’il n’avait nullement l’intention de rejoindre la coalition montée par le Pheu Thai. Approchés, le parti libéral Seri Ruam Thai, le Prachchat, le Puea Chat et le Phalang Puangchon Thai ont rejoint le mouvement : l’alliance de sept partis a été annoncée ce mercredi par Sudarat Keyuraphan. D’autres partis, sollicités, hésitent encore, à l’image, semble-t-il, du Bhumjathai, le parti de la Fierté thaïe, qui s’était fait connaître en proposant la légalisation du cannabis thérapeutique, et dont le score de 52 sièges a étonné. Thanatorn a déclaré soutenir la candidature de la cheffe de fil du Pheu Thai au poste de Premier ministre, puisque son parti a remporté le plus de sièges le 24 mars. Mais à partir trop tôt pour préempter une légitimité démocratique, l’alliance pourrait aussi être victime de revirements, de manipulations et de surenchères. Prayuth le sait, observe et aiguise ses arguments.

Et la monarchie ?

Au fond, l’alliance montée à toute vitesse autour du Pheu Thai pour préempter le terrain « gouvernemental » va se heurter à un obstacle majeur : le roi. Celui-ci est intervenu la veille du scrutin pour demander à ses sujets de voter « pour la sécurité et le bonheur » et les exhorter à voter « pour les bonnes personnes afin d’empêcher de semer le chaos ». Une intervention surprenante qui, interprétée comme un soutien à Prayuth, n’avait pas été du goût de tous alors qu’elle était diffusée sur les chaînes de télévision quelques heures avant le vote.
Que fera le roi dans les prochaines semaines ? Les Thaïlandais oseront-ils défiler dans les rues alors que se prépare l’intronisation ? Le roi pourrait-il accepter la nomination d’un Premier ministre qui ne le satisferait pas, voire qui pourrait s’opposer aux pouvoirs grandissants qu’il s’est octroyés ces derniers mois ? L’Armée, aujourd’hui dirigée par un de ces proches, le général Apirat Kongsompong, ne laissera probablement pas la violence et les déchirements se reproduire comme en 2014. Et le roi ne pourrait-il pas arguer d’un possible chaos pour nommer un Premier ministre qui gouvernerait sans légiférer, laissant le Parlement face à l’inutilité de ses fonctions ? Ce scénario n’est pas à exclure si l’impasse dans lequel est en train de s’enfermer la Thaïlande se confirme : que le « front démocratique » maintienne comme annoncé une pression crescendo, que les partisans de la junte – et les membres des élites thaïes – réitèrent leur opposition à un retour du Pheu Thai au pouvoir, et le roi imposerait une solution « pour le bonheur de ses sujets et la stabilité ». Une option qui signerait un nouvel échec frustrant et augurerait mal du nouveau règne.

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A propos de l'auteur
Chercheure associée au Centre Asie de l'IFRI (Institut Français des Relations Internationales), Sophie Boisseau du Rocher est docteur en sciences politiques. Elle travaille sur les questions politiques et géostratégiques en Asie du Sud-Est. Après s’être intéressée à l’ASEAN et la construction régionale, elle poursuit ses travaux sur les relations Chine / Asie du Sud-Est (ASEAN) et leur impact sur les équilibres globaux. Sophie Boisseau du Rocher publie dans de nombreuses revues - françaises et étrangères -. Ses ouvrages portent sur « le Cambodge, la survie d’un peuple » (Belin, Paris, 2011), « L’Asie du Sud-Est prise au piège » (Perrin, Paris, 2009) et « L’ASEAN et la construction régionale en Asie du Sud-Est » (L’Harmattan, Paris, 1997). Elle a dirigé l’édition de l’Annuaire de l’Asie orientale à La Documentation française (2006 – 2012).