Economie
Entretien

Thaïlande : quel avenir pour Bangkok et le "Corridor économique de l'Est" ?

Le port de Laem Chabang dans la province de Chonburi englobée dans l'-e Corridor économique de l'Est. (Source : Asia Nikkei)
Le port de Laem Chabang dans la province de Chonburi englobée dans l'-e Corridor économique de l'Est. (Source : Asia Nikkei)
2019, année critique pour la Thaïlande. Le 24 mars prochain, un nouveau gouvernement sortira des urnes lors des premières élections organisées depuis le coup d’État militaire en 2014. Du 4 au 6 mai aura lieu le couronnement de Rama X. C’est dans ce contexte que la Thaïlande assume la présidence tournante de l’ASEAN depuis le 1er janvier. Ce calendrier chargé pourrait affecter l’Eastern Economic Corridor (EEC), une zone industrielle titanesque susceptible de transformer l’économie thaïlandaise en la fondant sur les nouvelles technologies. Entretien avec le Dr Luxmon Attapich, vice-secrétaire générale du bureau de l’EEC, en charge de la promotion des investissements et des partenariats avec l’étranger.
Le 1er février 2018, le Parlement thaïlandais entérinait l’Eastern Economic Corridor Act. Soit la création d’une gigantesque zone industrielle de 13 000 km2 entre les provinces de Chachoengsao, Chonburi et Rayong, à l’est de Bangkok. Ce corridor économique devrait permettre au pays de transiter vers une économie pariant sur les nouvelles technologies et des secteurs-clés comme les biotechnologies et la robotique. Les autorités thaïlandaises résument cet ambitieux programme par le slogan officiel de « Thailand 4.0 ». L’Eastern Economic Corridor prévoit notamment la construction d’un troisième aéroport international. Le calendrier politique de 2019, particulièrement chargé, affectera-t-il l’ensemble du projet ? Quelle sera la réaction des investisseurs étrangers, dont la participation à l’EEC s’élevait fin 2018 à 9,3 milliards de dollars ? Quel est le plan d’urbanisation du grand Bangkok pour les années à venir ?

Entretien

Avant sa nomination au bureau de l’Eastern Economic Corridor, Luxmon Attapich était analyste senior à la Banque asiatique de développement (BAD). Elle est diplômée d’un master de l’université de Cambridge et d’un doctorat de l’université de Hull.

Le Dr Luxmon Attapich, vice-secrétaire générale du bureau de l'Eastern Economic Corridor. (Source : Unido)
Le Dr Luxmon Attapich, vice-secrétaire générale du bureau de l'Eastern Economic Corridor. (Source : Unido)
Les élections du 24 mars affecteront-elle la feuille de route de l’Eastern Economic Corridor ?
Non, je ne pense pas que les élections auront une incidence sur le programme de l’EEC, pour trois raisons. D’abord, l’EEC est juridiquement un acte approuvé par le Parlement le 1er février 2018 (Eastern Economic Corridor Act), et effectif depuis le 15 mai dernier. Le comité directeur de l’EEC est un organe permanent, si bien que quel que soit le nouveau gouvernement élu, cet acte assurera la permanence de l’EEC. Par ailleurs, l’EEC est constitutionnellement inscrit dans un autre document officiel, la « Stratégie nationale sur 20 ans ». Les gouvernements à venir ne pourront donc pas modifier la feuille de route de l’EEC, en dehors de ses aspects techniques secondaires, liés à l’évolution des technologies.
Ensuite, l’EEC prévoit plusieurs projets industriels internationaux, tels que la construction de trains à grande vitesse et le nouvel aéroport international d’U-Tapao. Ces projets sont financés par des partenariats public-privé (PPP). Il s’agit de projets impliquant la participation de grandes sociétés étrangères. Une fois approuvés, ils peuvent difficilement être modifiés, quel que soit le gouvernement en place. Enfin, toute la classe politique s’accorde à dire que ces aménagements sont vitaux pour l’avenir du pays. Cela fait 20 ans que je travaille dans des organes économiques officiels. Beaucoup de gouvernements se sont succédé en 20 ans, mais les projets d’infrastructures, parfois renommés, se sont tous appuyé sur le même consensus : la logistique et la connectivité sont des objectifs critiques à atteindre pour assurer la transition industrielle de notre pays. En ce sens, j’estime qu’il y a continuité dans notre politique de développement.
Quelles sont les grandes étapes de développement en 2019 pour ce nouveau corridor économique ?
Nous avons lancé au début de l’année un appel pour un partenariat public-privé sur deux projets liés aux nouvelles technologies. Pour l’un, il s’agit du parc digital de l’EEC, nommé EEC-D, et, pour l’autre, d’un réseau de villes intelligentes (smart cities), dont le plan directeur est en voie d’être approuvé. Concernant les grands projets d’infrastructures, les appels d’offres seront bouclés au premier trimestre de 2019, et les contrats signés le second trimestre. Dans ces conditions, les chantiers devraient démarrer dans l’été, en parallèle aux chantiers publics, notamment la ligne de chemin de fer en double voie. Le démarrage des projets d’infrastructures et la conclusion des élections devraient, je pense, rassurer nos investisseurs, raison pour laquelle nous prévoyons un accroissement du volume de nos investissements à compter du troisième trimestre de 2019.
Sur une liste comportant une dizaine d’investissements majeurs en infrastructures, le gouvernement accorde une priorité à la construction du nouvel aéroport international d’U-Tapao. D’ici quelques années, Bangkok et sa région seront donc dotés d’un troisième aéroport, en plus de celui de Suvarnabhumi et Don Muang. Pourquoi un troisième aéroport ? En quoi le secteur aéronautique est-il essentiel pour l’avenir du pays ?
Peut-être vous êtes-vous déjà rendu compte en voyageant que nos deux aéroports internationaux sont déjà saturés. Selon une étude commandée par l’EEC Office à un panel d’experts, les flux de touristes, en provenance d’Asie notamment, vont s’intensifier dans un avenir proche. Par ailleurs, plusieurs compagnies low-cost, nationales et régionales, voient un fort potentiel dans la position géographique d’U-Tapao, qui permettrait de créer un hub régional pour desservir toutes les capitales de l’ASEAN, en connexion avec Suvarnabhumi et Don Muang. Dans ce contexte, la mise en place de services aéronautiques, tels que des ateliers de maintenance et de réparation, accompagnera en toute logique la création de ce hub. A titre d’exemple, un protocole d’accord avec Airbus est actuellement en pourparlers.
Beaucoup d’investisseurs étrangers, notamment asiatiques, ont investi dans l’EEC. L’Union Européenne partage-t-elle le même intérêt ? Quels pays la représente dans ce projet ?
Nous avons, bien évidemment, les Français, puisque nous sommes en pourparlers avec Airbus, ainsi que plusieurs sous-traitants du secteur de l’aéronautique. Beaucoup de sociétés françaises ont aussi fait part de leur intérêt pour participer au développement des « villes intelligentes » qui seront aménagées dans le Corridor. L’Allemagne, via BMW and Mercedes Benz, est, par exemple, mobilisée sur la partie véhicules électriques, et planifie la relocalisation de ses chaînes de production en Thaïlande. L’Italie est quant à elle membre du consortium sur le train à grande vitesse. Courant 2019, nous accueillerons une délégation de la République Tchèque et des Pays-Bas qui réaliseront une mission de prospection. En mars, c’est une délégation du Royaume-Uni qui devrait nous rendre visite. Au-delà de la Thaïlande, les Européens que nous rencontrons sont intéressés pour développer des accords industriels avec d’autres pays asiatiques (le Japon, la Chine et la Corée du Sud notamment) via l’EEC.
Envisagez-vous des synergies entre l’EEC et les « Nouvelles Routes de la Soie » ?
Je peux vous confirmer que nous avons, tout au long de l’année 2018, reçu des délégations à haut niveau pour étudier cette question, et que nos deux pays y voient un très fort potentiel de coopération. L’EEC sera également le cadre d’une coopération inédite entre le Japon et la Chine, annoncée en octobre dernier, lors de la visite officielle du Premier ministre nippon Shinzo Abe à Pékin [du 25 au 27 octobre 2018, NDLR]. Au cours de cette visite, Shinzo Abe et son homologue Li Keqiang ont notamment déclaré que leurs deux pays investiraient conjointement dans des projets d’infrastructures, à mener dans des pays cibles. Ces propos ont pris la forme d’un protocole d’accord qui désigne la Thaïlande et l’EEC comme cible prioritaire d’investissements. 500 entreprises japonaises étaient dans la délégation au moment de la signature de cet accord. Dans l’EEC, les Japonais et les Chinois sont par exemple présents dans le consortium pour le train à grande vitesse. Ils travaillent aussi avec des sociétés thaïlandaises sur l’aménagement de « villes intelligentes » dans le corridor. Il convient, selon moi, de souligner le caractère historique de cette coopération !
En quoi consistent ces « villes intelligentes » ?
La concentration des investissements industriels et le développement des transports vont, en toute logique, mené à un grand mouvement d’urbanisation. Or, nous ne souhaitons pas que cette urbanisation se produise de façon chaotique. Nous travaillons donc sur un programme d’aménagement du territoire articulé autour du concept de « villes intelligentes », c’est-à-dire des cités connectées, à échelle humaine (moins d’un million d’habitants) qui valorisent, notamment, les énergies propres et des formes d’habitats durables. Selon notre schéma d’aménagement, ces zones d’habitations seront très clairement séparées des zones industrielles.
Pour bâtir ces cités intelligentes, faites-vous appel à une expertise étrangère ?
Nous avons, à cet égard, été approchés par plusieurs pays européens. Le maire de Vienne s’est notamment rendu à Chonburi, et nous menons actuellement des discussions avec un cluster d’entreprises françaises. Nous adorons la vision européenne de la « ville intelligente », qui réfléchit en permanence à la meilleure intégration possible de l’individu dans son environnement.
Depuis une dizaine d’années, la Chine manifeste un intérêt très fort dans ce domaine, par exemple dans les villes du delta de la rivière des Perles, une région souvent présentée comme la « Silicon Valley chinoise ». Ce concept est également très développé en Corée du Sud. Vos voisins asiatiques font-ils partie de vos références ?
Le concept de « ville intelligente » diffère quelque peu entre l’Europe et la Chine. Aussi, nous essayons de retirer le meilleur de ces deux modèles. En Europe, la ville intelligente est centrée sur l’individu et ses besoins, ce qui explique sans doute pourquoi ces villes conservent une taille humaine. En Chine, la technologie est toute puissante, si bien qu’il revient à l’individu de s’y adapter, et non l’inverse. Il en résulte des villes gigantesques, dépourvues de centre, mais dotées d’équipements extrêmement sophistiqués, en matière de transports par exemple. A ce sujet, je suis constamment surprise de voir à quel point les Chinois, quelle que soit leur origine sociale, parviennent à s’adapter rapidement aux bouleversements technologiques, la disparition de la monnaie liquide étant le dernier exemple en date. Le techno-scepticisme n’existe pas en Chine !(Rires)
A quoi ressembleront l’EEC et Bangkok dans 20 ans ? Une métropole comme celle de Tokyo ?
Selon la théorie, la concentration de l’industrie et des moyens logistiques crée de l’urbanisation, c’est-à-dire des regroupements d’individus et d’activités sur de petites surfaces. Tout cela est parfaitement naturel, c’est pourquoi nous mettons en place des nœuds de villes intelligentes pour anticiper cette urbanisation. Chez nos voisins, au Japon par exemple, nous voyons se créer des « métropoles étendues » : deux métropoles se développent tellement qu’elles finissent par se rejoindre, à l’image de Tokyo et Osaka, reliées par le Shinkansen. Je pense qu’à terme, l’EEC ressemblera à un tel couloir de développement, raison pour laquelle nous l’avons baptisé « corridor ».
L’EEC doit servir de soubassement à une nouvelle politique, labellisée « Thailand 4.0 », pour orienter l’économie du pays vers le numérique et les nouvelles technologies. Comment formerez-vous les générations futures à ces enjeux ?
L’éducation est, effectivement, un facteur déterminant pour soutenir cette vision. Nous développons par exemple des curriculums entre nos instituts technologiques et des multinationales. 13 instituts thaïlandais ont ainsi signé un accord avec 55 sociétés étrangères. Les étudiants sélectionnés dans ces cursus y seront placés en apprentissage. Nous mettons également en place des partenariats universitaires de haut niveau, avec les États-Unis notamment. L’Institut de Robotique de l’université de Carnegie Mellon, l’un des meilleurs instituts de recherche au monde en la matière, est ainsi en passe de signer un accord avec l’une de nos universités. L’université nationale de Taïwan ouvrira aussi un laboratoire dans l’EEC dédié à l’automatisation.
Quelle part représentera l’EEC dans l’économie nationale ? Quelles sont vos prévisions, en matière de contribution au PIB par exemple ?
Selon nos projections, nous regardons vers une contribution annuelle au PIB de l’ordre de 0,8 à 1%. Notre PIB s’étant maintenu à une croissance d’environ 3,5% ces dernières années, nous espérons atteindre les 4,5%, voire les 5% dans les 5 prochaines années. En admettant que nous parvenions à maintenir ces 5% de croissance, l’objectif de devenir un pays à haut revenus d’ici 15 ans sera donc atteint.
Propos recueillis à Bangkok par Thibaud Mougin

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A propos de l'auteur
Thibaud Mougin est photojournaliste indépendant installé à Bangkok, où il collabore avec l’agence SOPA Images. Diplômé de l’Institut Français de Géopolitique (IFG), il a d'abord travaillé comme consultant junior pour le cabinet CEIS, à Paris, puis a enseigné le français à l’université Sun Yat Sen, à Zhuhai, au sud de la Chine.