Politique
Série - Vague de populisme en Asie

Populisme en Thaïlande : "Thaksin Shinawatra reste l'homme qui divise le pays"

L'ancien Premier ministre thaïlandais Thaksin Shinawatra à Singapour, le 23 février 2016. (Source : Reuters Media)
L'ancien Premier ministre thaïlandais Thaksin Shinawatra à Singapour, le 23 février 2016. (Source : Reuters Media)
Héros des campagnes, démon des élites urbaines. Thaksin Shinawatra n’est plus Premier ministre de la Thaïlande depuis 2006. Pourtant, treize ans après le coup d’État qui l’a chassé du pouvoir, il continue à polariser la vie politique de son pays. Populiste sur le tard, il préfigure en quelque sorte cette nouvelle vague de dirigeants asiatiques aux côtés de Rodrigo Duterte aux Philippines, Imran Khan au Pakistan ou Shinzo Abe au Japon… J.-W. Müller définit ainsi le populisme : l’attachement d’un dirigeant à se considérer comme le représentant du « vrai peuple ». À l’évidence, c’est l’un des phénomènes politiques dominants aujourd’hui en Asie. Entretien avec Eugénie Mérieau, enseignante à Science Po et chercheuse à l’université de Göttingen, sur le populisme en Thaïlande à travers la figure de Thaksin Shinawatra.

Entretien

Politiste et juriste de formation, Eugénie Mérieau est docteure de l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales (INALCO) et chargée d’enseignement à Sciences Po Paris. Elle a travaillé près de huit ans en Thaïlande, à l’institut du Roi Prajadhipok sous la supervision du Parlement thaïlandais, ainsi qu’à l’université de Thammasat à Bangkok. Elle est notamment l’auteure de Les Chemises rouges de Thaïlande (éd. IRASEC, 2013) et The Politics of (no) elections in Thailand (White Lotus Press, 2016). En 2018, elle a publié Idées reçus sur la Thaïlande aux éditons du Cavalier Bleu, et Les Thaïlandais aux Editions Ateliers Henry Dougier.

La chercheuse Eugénie Mérieau. (Crédit : Marine Jeannin)
La chercheuse Eugénie Mérieau. (Crédit : Marine Jeannin)
Est-il possible de ne pas être populiste dans une démocratie tutélaire comme la Thaïlande ?
Eugénie Mérieau : Théoriquement, oui. Mais l’ensemble des Premiers ministres qui ont été au pouvoir en Thaïlande ont mené des politiques non disruptives, avec peu d’impact sur la structure sociale. In fine, aucun de ces Premiers ministres n’a pu avoir un gouvernement stable. Être renversé est le sort qui est réservé au chef du gouvernement dans une démocratie tutélaire. Thaksin Shinawatra est le seul politicien élu à avoir fini un mandat. Il en a même commencé un second, avant d’être renversé par l’armée.
Comment s’est constitué ce populisme à la Thaksin Shinawatra ?
C’est un populisme de circonstances, un populisme contraint, de réaction. Au départ, lors de sa campagne électorale, et même lors de son ascension politique dans les années 1990, Thaksin Shinawatra n’était absolument pas populiste. A la base, c’était un officier de police qui voulait ressembler à un technocrate, se fondre dans les élites de Bangkok beaucoup plus que les soumettre. Lui qui était un provincial avait deux objectifs : être coopté au sein de l’élite politique et sortir les masses rurales de la pauvreté. Le premier objectif a été un échec total, et il s’est concentré sur le second. C’est au cours de son second mandat, en 2005, au fil des attaques qu’il a subies, qu’il s’est tourné vers le populisme comme un mécanisme de défense.
Comment est-il parvenu à conquérir le coeur des masses rurales ?
Grâce à trois politiques. Premièrement, la sécurité sociale à 30 bahts pour tous – l’équivalent de 50 ou 75 centimes d’euros. Il l’avait promis pendant sa campagne, c’était la plus importante de ses réformes. Personne n’y croyait, et pourtant il l’a fait dans les trois premiers mois de son mandat. Cela a donné à tous les Thaïlandais le droit de se soigner, c’était une révolution. Auparavant, les programmes pour les plus pauvres relevaient de la charité. La deuxième politique, c’est le moratoire sur les dettes. Les masses rurales étaient très endettées à la suite de la crise financière de 1997, et le moratoire que Thaksin Shinawatra a mis en place a allégé leur quotidien. La troisième politique, c’est le micro-crédit et les fonds pour les villages. Environ 1 millions de bahts ont été alloués à chaque village. Ce qui a revitalisé l’ensemble des campagnes.
En plus de tout cela, Thaksin a révolutionné le système universitaire. Avant lui, les bourses étaient principalement réservées aux habitants de Bangkok pour aller étudier à l’étranger. Pour les quelques talents qui arrivaient à émerger dans les campagnes, le seul moyen de réussir était de gagner la capitale. Il y avait donc une fuite des cerveaux vers Bangkok, qui absorbait le potentiel de développement des provinces. Thaksin Shinawatra a mis en place des bourses pour les provinciaux, conditionnées à la promesse de revenir dans la région d’origine pour développer les universités locales. Cette mesure a été très populaire dans les campagnes mais beaucoup moins à Bangkok, dont les habitants se voyaient dépossédés d’un privilège auquel ils étaient très attachés. Surtout, Thaksin a réussi à financer toutes ces réformes. Qu’il s’agisse de la dette publique ou du taux de croissance, il a eu des scores tout à fait admirables. Sortir des millions de personnes de la pauvreté a en fait permis d’effectuer une relance par la demande.
A voir, l’entretien vidéo sur le populisme de Thaksin Shinawatra avec Eugénie Mérieau :

Comment s’est-il aliéné les classes moyennes thaïlandaises et la communauté internationale ?
Au départ, Thaksin Shinawatra avait cette image de jeune politicien dynamique, brillant entrepreneur, qui comprend la mondialisation et tire la Thaïlande vers le haut. Mais les classes moyennes se sont détournées de lui lorsqu’il s’est révélé autoritaire, lors de sa guerre contre la drogue et de la répression des manifestations de la minorité musulmane au Sud. Sa guerre contre la drogue a duré trois mois et s’est soldée, selon ses dires, par une brillante réussite. 2 500 personnes ont été abattues par des « escadrons de la mort », qui étaient en fait des opérations de police officieuses. C’était une politique très populaire à l’époque, quand le yaba était considéré comme le problème numéro un dans les populations pauvres. Dans le sud du pays, en 2004, il a traité les revendications des populations musulmanes très durement, l’armée a même ouvert le feu sur une mosquée. Les pratiques de torture dans les prisons ont été facilitées par la mise en place d’une loi martiale permanente sur les trois provinces septentrionales. Là aussi, on dénombre des milliers de morts. L’armée a notamment battu et entassé 87 manifestants musulmans dans un camion pour les transporter vers un lieu de détention. 78 d’entre eux sont morts pendant le trajet. Thaksin Shinawatra a déclaré qu’ils étaient morts à cause du Ramadan, parce que « leurs corps étaient affaiblis par le jeûne »… C’est là que commence à se développer sa rhétorique populiste, quand Thaksin se dit que les droits de l’homme, et les classes moyennes qui s’en réclament, entravent son action. Critiqué par l’ONU pour ses violations des droits humains, il a répondu dans une phrase restée célèbre : « L’ONU n’est pas mon père. »
Autre épisode révélateur : la disparition forcée de l’avocat musulman et défenseur des droits de l’homme Somchai Neelaphaijit. Convoqué au poste de police en mars 2004, il n’en est jamais revenu. Interrogé sur sa disparition, Thaksin Shinawatra a déclaré en substance : « Bon, on a tous des jours comme ça où on n’a pas envie de rentrer à la maison ! Il va revenir. » Il a fini par reconnaître sa mort, mais personne n’a jamais vraiment été puni pour cet assassinat.
Qu’est-ce qui l’a arrêté ?
Officiellement, c’est un scandale d’évasion fiscale qui a fait sortir les gens dans la rue. Il a vendu son entreprise de satellites à une compagnie singapourienne. Mais en réalité, plus que l’évasion fiscale, ce qui motivait les manifestants était le supposé républicanisme de Thaksin Shinawatra. Son populisme sapait les bases de l’autorité traditionnelle de l’armée et de la monarchie. Un Premier ministre fort, stable et populaire comme l’était Thaksin faisait de l’ombre à la royauté. Et structurellement, ses réformes remettaient en cause les fondements mêmes de la légitimité du roi. En sortant les gens de la pauvreté, en leur donnant des droits et notamment celui à la sécurité sociale, il coupait l’herbe sous le pied du roi, qui avait construit sa popularité sur la charité. Sans extrême pauvreté, le roi doit retrouver des moyens d’exister. Les pauvres ont compris sous son mandat que les miettes que leur accordait le roi valaient beaucoup moins que les droits que leur donnaient Thaksin Shinawatra. Il y a eu un déclic qui s’est transformé en véritable chagrin d’amour des Thaïlandais à l’égard de leur roi.
Est-ce pertinent de le qualifier, comme on l’entend souvent, de « Berlusconi thaïlandais » ?
Non, parce que son populisme est tardif et surtout, son bilan est très différent. Il a réduit la pauvreté, développé l’État social en Thaïlande. Et il n’était pas non plus un énorme misogyne comme le sont Berlusconi, Trump ou Duterte. Et puis son amour des masses n’est pas surjoué. Il adore prendre des bains de foule, se mêler au peuple. Il est dans son élément dans les marchés, dans les campagnes.
Quelles sont les traces que Thaksin Shinawatra a laissées dans le paysage politique thaïlandais ?
Il reste l’homme qui divise la Thaïlande, le héros des campagnes et le démon des élites urbaines. Rien n’a changé. L’objectif avoué du coup d’État de 2014 était d’ailleurs de « dé-thaksiniser la Thaïlande ». Thaksin Shinawatra est un homme, mais c’est aussi une famille, un parti politique et un réseau. Il est encore très présent en Thaïlande. Sa sœur Yingluck Shinawatra a gouverné après lui. Il a un fils, Panthongtae, qui pourrait lui succéder. Le parti est encore debout, et la relève est là. Tout le monde pense encore à Thaksin, et son ombre continue de planer sur toute la politique thaïlandaise.
Propos recueillis par Marine Jeannin

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A propos de l'auteur
Journaliste basée à Accra (Ghana), Marine Jeannin est la correspondante de RFI, Le Monde, TV5 Monde, Géo et autres médias audiovisuelles et numériques francophones.