Politique
Série - Vague de populisme en Asie

Populisme au Sri Lanka : "Mahinda Rajapaksa a détruit les principes de vérité et de responsabilité en politique"

L'ancien président sri-lankais Mahinda Rajapaksa. (Source : Engage)
L'ancien président sri-lankais Mahinda Rajapaksa. (Source : Engage)
Il a failli revenir au pouvoir au Sri Lanka. Nommé à la surprise générale Premier ministre lors d’une crise politique majeure en octobre dernier, Mahinda Rajapaksa a démissionné en décembre après l’annulation des élections anticipées par la Cour Suprême et un mois après une motion de censure contre lui. Président du pays durant la décennie 2005-2015, Mahinda Rajapaksa a mis fin dans le sang à la guerre civile sri-lankaise. Encore populaire, il a tout d’un leader populiste. Il s’inscrit dans cette nouvelle vague de dirigeants asiatiques aux côtés de Rodrigo Duterte aux Philippines, Imran Khan au Pakistan, Thaksin Shinawatra en Thaïlande ou Shinzo Abe au Japon… J.-W. Müller définit ainsi le populisme : l’attachement d’un dirigeant à se considérer comme le représentant du « vrai peuple ». À l’évidence, c’est l’un des phénomènes politiques dominants aujourd’hui en Asie. Entretien avec Nira Wickramasinghe, directrice de recherches à l’Université de Leiden, sur le populisme au Sri Lanka à travers la figure de Mahinda Rajapaksa.

Entretien

Nira Konjit Wickramasinghe est professeure d’études sud-asiatiques à l’Université de Leiden, aux Pays-Bas. Elle a été professeure au Département d’Histoire et de relations internationales de l’Université de Colombo, au Sri Lanka, jusqu’en 2009, mais aussi à l’EHESS à Paris et à Oxford.

La chercheure sri-lankaise Nira Wickramasinghe, directrice de recherches à l'Université de Leiden. (Source : Alchetron)
La chercheure sri-lankaise Nira Wickramasinghe, directrice de recherches à l'Université de Leiden. (Source : Alchetron)
En quoi la carrière de Mahinda Rajapaksa est-elle liée à la guerre civile ?
Nira Wickramasinghe : Mahinda Rajapaksa est longtemps resté marginal dans le paysage politique sri-lankais. Il s’est fait connaître en 1987 en s’opposant à l’accord de paix indo-sri-Lankais signé entre le Premier Ministre indien Rajiv Gandhi et le président du Sri Lanka, J. R. Jayewardene. Cet accord devait mettre fin à l’insurrection des Tamouls en donnant plus de pouvoir au Nord et à l’Est. Il devait aussi désarmer les rebelles tamouls et s’assurer que les troupes sri-lankaises retranchées dans leurs garnisons du Nord se dispersent rapidement. Mais les Tigres tamouls ont repris les armes et ont engagé une guerre sanglante contre l’Indian Peace Keeping Force, qui était initialement censée les protéger. Mahinda Rajapaksa a alors adopté une position très dure dans la guerre civile pour apparaître comme un « vrai » patriote.
Comment a-t-il construit son image « d’homme fort » et pourquoi cette posture séduit-elle les Sri-Lankais ?
Il s’est effectivement forgé une image d’homme fort, qui est dans l’action plutôt que d’accepter des pourparlers inutiles. Cette image vient notamment de la guerre civile, lorsqu’il a ordonné à l’armée d’écraser la rébellion du LTTE (Tigres de libération de l’Îlam tamoul). Les organismes de défense sont devenus les partenaires privilégiés du gouvernement, et le paysan-soldat un symbole du bon citoyen. Rajapaksa a inventé de nouvelles manières d’honorer le sacrifice de la jeunesse rurale partie à la guerre. La majorité des Cinghalais qui avaient souffert pendant 25 ans sous le joug de partis politiques en conflit étaient heureux de faire allégeance à un homme qui semblait savoir ce qu’il faisait, et qui avait un parcours et un programme clairs.
Pourquoi qualifier Mahinda Rajapaksa de populiste ?
Le mandat de Rajapaksa s’inscrit dans la continuité des régimes précédents sur plusieurs points : le clientélisme, les dynasties politiques sont restés les mêmes que durant la période qui a suivi l’indépendance. Mais il a mis en place le règne du mensonge, des insinuations, la destruction du langage et du sens et celle des principes de vérité et de responsabilité en politique.
Vous écrivez dans vos travaux que son mandat redéfinit le sens de la démocratie au Sri Lanka. Pourquoi ?
Le changement de paradigme initié par Rajapaksa et ses alliés était présenté comme une alternative « démocratique ». Cette alternative supposément démocratique avait plusieurs ramifications. En construisant tout son discours autour de la lutte contre le terrorisme, elle privait la sécession des Tamouls de sa portée politique, et la faisait apparaître uniquement comme une menace pour l’État, les citoyens et la démocratie elle-même. C’est autour de cette guerre et de la construction de la paix qui s’est ensuivie que Rajapaksa et ses alliés ont établi leur « démocratie alternative ». Ils ont notamment fait apparaître le LTTE comme une entité illégitime, intransigeante, aux demandes irréalistes, qui cherchait à priver les Sri-Lankais de leurs droits souverains.
Que signifie son slogan « ape kena » ?
« L’un de nous. » Dans son premier discours présidentiel, Rajapakasa s’est stratégiquement positionné en dehors des cercles traditionnels du pouvoir en affirmant qu’il était issu du peuple. Cette posture lui a permis d’être perçu par les populations rurales comme « l’un des leurs ».
Est-ce vraiment le cas ?
Non, pas vraiment. Contrairement à Ranasinghe Premadasa, président de 1989 à 1993, Rajapaksa est issu de la caste dominante des Goyigama. Au Sri Lanka, les dynasties politiques n’ont rien d’exceptionnel, à tous les niveaux – national, provincial, divisionnaire. L’ascension des Rajapaksa au Ruhunu, dans le sud du Sri Lanka, remonte à Don David Vidanarachchi Rajapaksa, le grand-père de Mahinda. Il était le chef héréditaire d’un groupement de villages et hameaux et s’est associé à un entrepreneur agricole, ce qui lui a permis de faire fortune. Les Rajapaksa sont entrés en politique avec Don Mathew Rajapaksa, le fils de D.D. Rajapaksa, qui est devenu conseiller d’État de Ceylan dans les années 1930, alors que le Sri Lanka était encore sous domination britannique. D.M. Rajapaksa était très populaire. Il a beaucoup fait pour l’émancipation de la communauté Rodiya et était connu pour sa résistance aux abus du régime colonial. Il portait alors le voile marron traditionnel des paysans cultivateurs de l’éleusine, symbole repris par son neveu Mahinda. Son frère D.A. Rajapaksa, le père de Mahinda, a été ministre de l’Agriculture du gouvernement colonial. Cependant, les Rajapaksa ont toujours occupé une position marginale au sein du Sri Lanka Freedom Party, dominé par les Bandaranaike.
Le régime mis en place par Mahinda Rajapaksa s’est-il avéré égalitaire ?
Au moment des négociations de paix et de la reconstruction de l’État, les membres du gouvernement étaient censés opérer avec le soutien des ONG, de l’élite des minorités ethniques et la bénédiction des démocraties occidentales. Dans le même temps, le projet de restructuration libérale s’est accompagné de deux éléments antidémocratiques : certaines ethnies ont été privilégiées par rapport à d’autres, et la libéralisation économique a engendré des inégalités politiques et sociales.
Avec des boucs émissaires, comme pour la plupart des populismes ?
Les nouveaux boucs émissaires du Sri Lanka sont les musulmans, qui parlent tamoul et représentent 9% de la population. On dit souvent que les musulmans sont les nouveaux Tamouls. Ils sont pris pour cible depuis 2011 : on leur reproche de faire trop d’enfants, d’avoir une culture contraire à celle de la majorité cinghalaise bouddhiste… La violence anti-musulmane semble être orchestrée par des groupuscules proches des politiciens au pouvoir, comme le BBS.
Quels seront les effets à long terme de la crise démocratique actuelle ?
On reste encore dans l’expectative. Les deux principaux partis, l’UNP et le SLFP, ont gravement pâti, dans l’opinion publique, des volte-face et des comportements indignes de leurs parlementaires. Cela pourrait amener des citoyens à se rassembler pour trouver une autre manière de faire de la politique.
Le Janatha Vimukthi Peramuna, qui a mené deux insurrections de gauche, va-t-il jouer un rôle dans ce nouvel alignement ?
C’est possible, mais il devra d’abord renoncer à sa rhétorique nationaliste à l’ancienne. Il a d’ailleurs commencé à le faire en défendant les droits LGBT – ce qu’aucun autre parti n’avait fait avant lui.
Propos recueillis par Marine Jeannin

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A propos de l'auteur
Journaliste basée à Accra (Ghana), Marine Jeannin est la correspondante de RFI, Le Monde, TV5 Monde, Géo et autres médias audiovisuelles et numériques francophones.