Politique
Série - Vague de populisme en Asie

Populisme aux Philippines : "Duterte est un cas d’école"

Le président philippin Rodrigo Duterte. (Source : Rappler)
Le président philippin Rodrigo Duterte. (Source : Rappler)
Plus de 12 000 morts dans sa « Guerre contre la drogue », un goût pour la vulgarité, une misogynie affichée et des accointances avec Donald Trump… Aux Philippines, Rodrigo Duterte fait figure de stéréotype parmi les populistes asiatiques. Comme Thaksin Shinawatra en Thaïlande, Imran Khan au Pakistan ou Mahinda Rajapaksa au Sri Lanka… J.-W. Müller définit ainsi le populisme : l’attachement d’un dirigeant à se considérer comme le représentant du « vrai peuple ». À l’évidence, c’est l’un des phénomènes politiques dominants aujourd’hui en Asie. Entretien avec David Camroux, enseignant-chercheur à Sciences Po et à l’Université nationale du Vietnam.

Entretien

Docteur en histoire politique, David Camroux est chercheur honoraire au Centre d’études et de recherches internationales (CERI) de Science Po. Son expérience de rédacteur européen et correspondant fondateur à la Pacific Review de 1994 à 2008, puis de rédacteur en chef adjoint du Journal of Current Southeast Asian Affairs depuis 2009, le conduisent à intervenir dans les médias sur les questions liées à l’Asie-Pacifique. Il enseigne également à l’Université nationale du Vietnam. Depuis novembre 2017, il est le responsable de diffusion d’un projet européen, Competing Regional Integrations in Southeast Asia (CRISEA), coordonné par l’EFEO.

Le chercheur David Camroux. (Crédit : Asialyst / Marine Jeannin)
Le chercheur David Camroux. (Crédit : Asialyst / Marine Jeannin)
Comment les Philippines, première république à être apparue en Asie, ont-elles fini par être gouvernées par un populiste comme Rodrigo Duterte ?
Le phénomène Duterte est un résultat : on peut faire remonter ses causes au legs colonial. Contrairement à l’Indonésie ou au Vietnam, il n’y a pas eu aux Philippines ce moment charnière qu’est la guerre d’indépendance. Lors de la décolonisation, on dépasse les clivages ethniques, les clivages de classe… Les Philippines n’ont pas connu cela. C’est un pays à qui l’indépendance a été donnée. Ici, les élites sont les mêmes depuis quasiment un siècle – à l’exception des nouvelles élites du sport et du cinéma, qui émergent depuis quelques années. 80% des membres du Congrès philippin sont issus de dynasties politiques.
Comment un homme tel que Duterte a-t-il pu apparaître dans ce paysage politique ?
Duterte n’est pas le premier. Les Philippines ont vu se succéder plusieurs « hommes forts » dont le dernier, Ferdinand Marcos, a exercé une dictature entre 1972 et 1986. Il ne faut pas oublier que Marcos est arrivé par les urnes : il a été élu président. Aux Philippines, comme en Indonésie, il y a toujours cette nostalgie de « l’homme fort ». C’est un réflexe humain : on filtre le souvenir du passé pour n’en garder que le meilleur. On entend encore les gens dire : « Marcos ne respectait pas les droits de l’homme, c’est vrai, mais au moins, il y avait de l’ordre. »
Comment Duterte se sert-il de cette histoire récente pour fonder son discours politique ?
C’est en ce sens qu’on peut considérer Duterte comme un vrai populiste. Il dit au peuple : « Vous avez été bernés en 1986, en 1992, par le People Power » – les manifestations puis le vote qui ont mis fin à la dictature de Marcos. Duterte explique que l’élite a été remplacée par une autre élite, sans que le peuple gagne quoi que ce soit à la transition. Ce qui est d’ailleurs intéressant avec ce premier mouvement, le People Power, c’est que ce n’était pas le pouvoir au peuple, mais le pouvoir par le peuple : People Power et non People’s Power. Le peuple était donc vu comme un attribut, un moyen, un instrument. On était déjà dans une perspective populiste.
Mais Duterte aussi est issu d’une dynastie politique…
Tout à fait, et son génie est d’être parvenu à le faire oublier. Son père était maire de Davao, sa fille lui a succédé. Ce sont les mêmes phénomènes de dynastie politique qui se perpétuent. Mais Duterte parle le langage du peuple, et n’hésite d’ailleurs pas à se montrer d’une vulgarité choquante. On se rappelle quand il a demandé à l’armée de « tirer dans le vagin » des femmes rebelles communistes… Ce sont des choses qui vont rester. Un peu comme Trump : on a passé tant de lignes rouges dans la rhétorique politique que le débat est rendu presque impossible. Mais comme Trump, derrière sa vulgarité, Duterte est une bête politique, dotée d’un réel instinct.
Comment Duterte a-t-il acquis cette aisance pour se faire passer pour un homme du peuple ?
Quand il était enfant, c’était un vrai cancre. Il s’est fait expulser de plusieurs écoles, n’a jamais fait de vraies études… Par contre, il passait son temps avec ses gardes du corps, et avec les gardes du corps de son père. En ce sens, il a vraiment passé son enfance avec le peuple. C’est au nom de ce peuple qu’il se prononce : un peuple qui serait vertueux, méritant, à l’opposé des élites cosmopolites et corrompues de Manille. Ce que dit Duterte, c’est : « Je sais ce que pense le peuple, il n’y a que moi qui peut parler pour lui. » C’est ça, le vrai populisme ! Ses partisans, ce sont ceux qui se sentent oubliés, les laissés-pour-compte. S’ils avaient été à Paris sur les Champs-Elysées début décembre, ils auraient porté un gilet jaune. Il est également soutenu par les classes moyennes inférieures, celles qui aspirent à l’ascension sociale et se heurtent au plafond de verre. Il ne faut pas oublier que les Philippines sont le pays le plus inégalitaire d’Asie du Sud-Est.
Comment Duterte parvient-il à concilier ces différents soutiens ?
Duterte, c’est un peu le shérif et Robin des bois. Il signe des accords avec les islamistes et les communistes, tient un discours anti-américain mais ménage l’armée qui est pro-américaine. Il a un discours nationaliste, mais une politique économique libérale. Détail intéressant : il ne dit jamais « Je suis le président » mais toujours « Je suis le maire », en référence à son enracinement local à Davao. C’est stratégique : le maire est souvent la seule personnalité politique qui est respectée. Parce que quand le maire fait adopter une réforme, on voit immédiatement les conséquences directes de son action.
On distingue souvent le « populisme exclusif », comme en Europe, du « populisme inclusif » comme en Amérique latine. Qu’en est-il aux Philippines ?
Ici, c’est plus compliqué. Aux Philippines comme ailleurs, l’adversaire auto-proclamé est le pilier du populisme. Mais alors que les populismes s’enracinent souvent dans un discours de haine contre un groupe ethnique ou un corps social, Duterte dénonce une « élite » en exagérant les disparités régionales, la séparation entre Manille et le reste du territoire.
Son autre ennemi évidemment, c’est la drogue. Le problème des amphétamines touche tout le monde aux Philippines, surtout les familles pauvres. Les conducteurs de taxi en prennent souvent pour assurer leurs journées de 18 ou 20 heures. On a vu les dégâts considérables provoqués par la « guerre contre la drogue » de Duterte : les policiers qui forment après leur service des escadrons de la mort pour aller tuer des petits consommateurs dans les quartiers pauvres. On dénombre 12 000 morts extrajudiciaires. Duterte a admis publiquement – et s’en vante – avoir tué 100 personnes. Il adore les armes. C’est lui qui a monté les escadrons de la mort à Davao. Et cette « guerre contre la drogue » reste populaire. Le réalisateur Brillante Mendoza, soutien de Duterte, en a même fait une série pour Netflix !
Difficile de ne pas penser ici à l’apologie des armes à feu et aux appels à la violence de Trump…
On peut considérer Duterte comme un « mini-Trump », mais ce serait minorer les spécificités des Philippines. Au États-Unis, les institutions se sont montrées capables de contrer Trump, le « checks and balances » fonctionne. Mais il n’y a pas de tels contre-pouvoirs en Philippines. L’État est faible. 15% du PIB seulement est consacré aux dépenses publiques. Le peuple n’a pas accès aux besoins fondamentaux – la santé, l’éducation, la justice. Il manque 50 000 magistrats. Les prisons sont surpeuplées. La construction nationale est un semi-échec. La construction étatique aussi. Ce qui laisse aux populistes une marge de manoeuvre considérable.
Il n’y a donc personne pour s’opposer à Duterte ?
En 1986, une coalition entre l’Église, l’armée et les classes moyennes s’était formée pour faire tomber Marcos. Une telle coalition n’existe pas pour Duterte. L’Église est affaiblie par la montée des églises évangélistes et par les attaques constantes de Duterte. Il soigne ses liens avec l’armée. Il n’est pas non plus tout-puissant : sa tentative de créer un mouvement de masse, le Kilusang Pagbabago [Le « Mouvement pour un vrai changement », NDLR] n’a pas réussi. Comme au Congrès, les dynasties politiques limitent son emprise au niveau local. Mais ses trois principaux opposants politiques sont en prison ou ont été démis de leurs fonctions. Il ne reste que la vice-Présidente Leni Robredo pour le critiquer encore publiquement. Elle fait d’ailleurs campagne pour les élections de mi-mandat en mai 2019, qui seront décisives.
Combien de temps cela va-t-il encore durer ?
Duterte n’est pas en très bonne santé. Il a été absent de sommets internationaux parce qu’il « dormait ». On entend des rumeurs assez inquiétantes sur la dégradation de son état. On sait aussi qu’il a un vrai problème de drogue. Il semble qu’il soit dépendant au fentanyl, un opioïde très fort qui lui a été prescrit comme analgésique à la suite d’un accident de moto, lorsqu’il était jeune. On se demande parfois si Duterte va changer le système pour rester président – je ne pense pas. Mais une autre perspective est encore plus inquiétante. Peut-être prépare-t-il le terrain pour le retour du fils de Marcos, qui prendra le relais en cas de décès ou de démission de Duterte.
Propos recueillis par Marine Jeannin

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A propos de l'auteur
Journaliste basée à Accra (Ghana), Marine Jeannin est la correspondante de RFI, Le Monde, TV5 Monde, Géo et autres médias audiovisuelles et numériques francophones.