Economie
Expert - Chine, l'empire numérique

Chine : le pari de la voiture autonome, rêve ou cauchemar ?

Une voiture autonome Apollo testée par Baidu le 22 mars 2018 à Pékin. (Source : Nikkei Asian Review)
Une voiture autonome Apollo testée par Baidu le 22 mars 2018 à Pékin. (Source : Nikkei Asian Review)
En Chine, les champions du numérique se livrent à une course de vitesse pour tester sur les routes leurs véhicules autonomes. Malgré la circulation engorgée et chaotique des mégalopoles chinoises, les investissements s’accélèrent avec le soutien du gouvernement. Le premier marché automobile de la planète pourrait bien, d’ici quelques années, mettre un logiciel dans le siège du conducteur. La route chinoise s’en trouverait transfigurée : pour les optimistes, l’automatisation favorisera les transports en commun et réduira les émissions de gaz à effet de serre. Pour les pessimistes, elle pourrait saturer les villes de voitures et aggraver une urbanisation déjà frénétique.

Rattrapage technologique

Le bond économique de la Chine a engendré une croissance spectaculaire de l’automobile depuis dix ans. Mais la filière souffre encore d’un retard technologique par rapport à l’Occident. Or avec le véhicule autonome, le cœur de la création de valeur bascule de la motorisation au logiciel, offrant ainsi à la Chine l’occasion d’un rattrapage. Avec plus de 800 millions d’internautes, l’écosystème numérique chinois est en mesure de redessiner les solutions de mobilité. D’autant qu’il est préservé de toute concurrence étrangère grâce à un « pare-feu » technologique et réglementaire.
Le véhicule connecté et autonome apparaît de manière récurrente dans la planification industrielle chinoise. Les systèmes de conduite partiellement autonome (niveau 2) devraient équiper la moitié des véhicules neufs d »ici à 2020, selon les prévisions de la puissante Commission Nationale pour le Développement et la Réforme. A ce niveau, la voiture peut prendre le contrôle de la vitesse et de la direction, mais toujours sous la supervision du conducteur. Et d’ici à 2030, les systèmes de délégation complète de conduite (niveau 4 ou 5) pourraient équiper 10% des véhicules neufs. Derrière les effets d’annonce, cette course à l’automatisation s’inscrit plus largement dans une volonté de dominer le secteur de l’intelligence artificielle. Considérée comme la « nouvelle électricité », l’Empire du Milieu y voit un facteur de compétitivité économique, de gouvernance de l’État-Parti et de suprématie géopolitique.

Baidu fait la course en tête

Le moteur de recherche Baidu, rival chinois de Google, développe depuis 2015 une stratégie de conquête ambitieuse sur le marché de la voiture sans conducteur. Son système de conduite autonome est publié en open source (gratuit et libre de droit) via la plateforme Apollo. Données cartographiques, moteurs d’intelligence artificielle et environnement de simulation permettent aux entreprises tierces d’optimiser leurs algorithmes de conduite autonome.
Ce choix de l’ouverture est partagé par la plupart des grands acteurs mondiaux de l’intelligence artificielle, dont Google. Mais Baidu va plus loin en donnant librement accès non seulement au code source mais également aux données permettant d’entraîner les algorithmes de navigation. En se plaçant sous la bannière du « logiciel libre », Baidu espère mutualiser les efforts de développement et massifier la collecte des données de conduite. Une manière pour l’entreprise de tenter de progresser plus rapidement au cœur d’une technologie dont la performance dépend du volume de données collectées, qui permet des rendements d’échelle croissants.
Baidu se donne les moyens financiers de ses ambitions. L’entreprise a lancé en 2017 un immense fonds d’investissement doté de 1,3 milliard d’euros. Baptisé « Fonds Apollo », ce programme vise à financer les start-ups innovantes dans le domaine de la conduite autonome. Une stratégie globale qui attire le monde entier : les constructeurs automobiles Daimler, Ford ou encore Volvo ont déjà rejoint la plateforme Apollo et testent leurs véhicules sur les routes chinoises. La mise en production de véhicules autonomes de niveau 4, c’est-à-dire pouvant se passer d’interventions humaines dans certaines conditions, devrait intervenir dès 2021 en partenariat avec le constructeur automobile chinois BAIC.
Cependant, c’est de Chine que vient la concurrence. Le géant du commerce en ligne Alibaba n’est pas loin en embuscade. Lui aussi partage l’objectif de connecter les différents acteurs de la filière automobile. En partenariat avec le constructeur automobile SAIC (encore lui), il développe un système opérationnel dédié au véhicule connecté, appelé YunOS. Tencent non plus n’est pas en reste. Le conglomérat numérique opérateur du réseau social Wechat, approche l’automobile sous l’angle du véhicule électrique. Plus simple de conception, il devrait lui aussi favoriser l’émergence de plateformes technologiques ouvertes et connectées. En 2017, Tencent a pris une participation passive de 5% dans Tesla. C’est aussi l’un des principaux bailleurs de fonds de Nio et Byton, des start-ups chinoises spécialisées dans le véhicule électrique.

Une mobilité à la demande et bientôt autonome

Avec 30 millions de trajets quotidiens et 550 millions d’utilisateurs, l’application de réservation de véhicules avec chauffeur Didi Chuxing ambitionne également de redessiner les solutions de mobilité. Valorisée à 56 milliards de dollars, l’entreprise est en situation de quasi-monopole après avoir contraint Uber à jeter l’éponge en Chine. En 2017, Didi Chuxing a levé plus de 3,5 milliards d’euros pour financer ses recherches sur l’intelligence artificielle et développer une flotte de véhicules autonomes et électriques.
L’enjeu est de taille. En permettant de se passer de conducteur, les robots-taxis de Didi, pourrait diminuer de moitié le prix de la course. En contrepartie, le surcoût du véhicule, lié à l’informatique embarquée, sera compensé par un meilleur amortissement. Constamment en opération, les flottes de véhicules bénéficieront d’un taux d’utilisation maximisé. Quant à la motorisation électrique, elle réduira les coûts de maintenance. La conduite autonome est susceptible de faire basculer l’automobile individuelle dans la sphère du transport collectif et partagé. Le paysage urbain s’en trouverait dès lors transformé.

Entre rêve et cauchemar

Les flottes de robots-taxis pourraient réduire le parc de véhicules en circulation, en optimisant leur usage. L’espace serait alors rendu aux transports collectifs, aux piétons, et aux vélos. Les émissions de gaz à effet de serre s’en trouveraient limitées. Mais un autre scenario beaucoup plus sombre est également envisageable. En faisant baisser le coût de la mobilité, le véhicule autonome risque de démultiplier les déplacements. On peut par exemple imaginer des bureaux mobiles ou une systématisation de la livraison à domicile. Le temps de transport devenant plus supportable, les distances parcourues risquent également d’augmenter. Sur la base de la conjecture dite de Zahari (économiste à la Banque Mondiale), la saturation du réseau routier et l’étalement urbain s’en trouveraient aggravés.
La Chine, premier marché automobile de la planète, devra donc inscrire le véhicule autonome dans un « mode organisateur » renouvelé si elle veut éviter le scénario du pire. La structuration de l’espace urbain et la régulation (tarification, taxation, vitesse) devront encourager la mobilité partagée et les transports collectifs. La technologie n’est pas en soi transformatrice. C’est sa rencontre avec un choix de société qui est seule susceptible de la mettre sur la voie du développement durable.

Soutenez-nous !

Asialyst est conçu par une équipe composée à 100 % de bénévoles et grâce à un réseau de contributeurs en Asie ou ailleurs, journalistes, experts, universitaires, consultants ou anciens diplomates... Notre seul but : partager la connaissance de l'Asie au plus large public.

Faire un don
A propos de l'auteur
Directeur marketing basé à Pékin, spécialiste du management de l’innovation, Bertrand Hartemann se passionne pour les nouveaux modèles économiques induits par la disruption numérique. Diplômé de la Sorbonne et du CNAM en droit, finances et économie, il a plus de dix ans d’expérience professionnelle partagée entre la France et la Chine.