Politique
Revue critique

En mers d’Asie du Sud-Est, les conflits ne sont jamais loin, mais personne n'en veut

Les gardes-côtes chinois, incarnation de la tension toujours présente en mer de Chine du Sud. (Source : National Geographic)
Les gardes-côtes chinois, incarnation de la tension toujours présente en mer de Chine du Sud. (Source : National Geographic)
L’excellent ouvrage dirigé par Nathalie Fau et Benoit de Tréglodé Mers d’Asie du Sud-Est, Coopérations, intégration et sécurité offre une analyse détaillée des enjeux dans les espaces maritimes du Sud-Est asiatique. La région est dominée par un mélange complexe de coopération et de confrontation. Le conflit y est toujours possible, mais il n’est pas souhaité, ni par la Chine, ni par les pays de l’ASEAN.
Le 22 novembre dernier, la porte-parole du ministère vietnamien des Affaires étrangères Nguyen Phuong Tra dénonçait la construction d’installations militaires chinoises sur le Bombay Reef. Ce récif de l’archipel des Spratleys en Mer de Chine méridionale est revendiqué à la fois par la Chine et le Vietnam. Ce nouvel épisode du conflit territorial qui oppose Pékin à Hanoï depuis les années 1970 se déroule dans une période de turbulences dans la région. En recevant Xi Jinping, le président philippin Rodrigo Duterte a confirmé son rapprochement avec la Chine. Dans le même temps, les États-Unis de Donald Trump se font les hérauts de la « liberté de navigation » – entendre : « contenir » la Chine – sous la bannière du concept « d’Indo-Pacifique ». Ces tensions sont loin d’être anecdotiques car la mer de Chine du Sud et son prolongement, le détroit de Malacca, constituent une une zone de transit vitale pour l’économie mondiale : chaque jour y circulent 230 navires, dont de nombreux porte-conteneurs en route vers l’Afrique et l’Europe, soit près d’un tiers du commerce maritime global.
Pourtant, un mois auparavant jour pour jour, la Chine et l’Association des Nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) lançaient leur premier exercice maritime conjoint dans ces mêmes eaux. La marine vietnamienne y pris activement part puisqu’elle envoya un des huit bâtiments participant à l’opération. Comment expliquer la coopération de deux marines rivales dans la zone où elles s’affrontent régulièrement ?

Course à la mer

Comment comprendre ces dynamiques complexes, mélange de confrontations et de coopérations ? C’est l’objectif de l’ouvrage Mers d’Asie du Sud-Est, Coopérations, intégration et sécurité dirigé par Nathalie Fau, maître de conférences à l’Université Paris-Diderot, et Benoît de Tréglodé, directeur de recherche à l’Institut de Recherche Stratégique de l’Ecole Militaire (IRSEM) et au Centre Asie du Sud-Est. Le livre part d’un constat simple : loin de former un obstacle, la mer a longtemps été la principale interface d’échange dans le Sud-Est asiatique ; les cultures locales se transmettent par voie maritime et non terrestre. Au XXème siècle, dans les années qui suivirent les indépendances, les nouveaux gouvernements tournèrent le regard vers les terres. Cependant, avec les efforts des Nations Unies pour codifier le droit maritime, les pays d’Asie du Sud-Est ont engagé une véritable « course à la mer » afin de territorialiser les eaux qui les entourent.
De cet intérêt retrouvé pour la mer a émergé, selon les auteurs, trois catégories de potentialités conflictuelles. Les conflits de puissance sont d’abord liés à la volonté de contrôler des territoires et par conséquent, la circulation des navires. Par ailleurs, en cherchant à s’approprier les ressources gazières et halieutiques, les États de la région accentuent les tensions économiques. Autre source de conflits : le réchauffement climatique amplifié par le développement humain, qui font peser un danger écologique majeur sur les mers de la région. Cette typologie – puissance, économie et environnement – forme l’architecture de l’ouvrage.
Cepedant, les auteurs ont cherché à éviter deux pièges. A commencer par le danger d’aborder seulement la Mer de Chine méridionale. Si elle se retrouve souvent au cœur de l’actualité, il ne s’agit pas de l’unique espace maritime sud-est asiatique. On trouve dans la région de multiples mers souvent peu connues mais qui n’en demeurent pas moins des espaces de tensions et de coopérations. De même, les coordinateurs n’ont pas réduit leur analyse à la Chine. Un chapitre éclairant lui est cependant consacré : Juliette Genevaz et Mathieu Duchâtel se concentrent sur la province de Hainan pour expliquer sur la nouvelle stratégie de Pékin en Mer de Chine impulsée par Xi Jinping. Elle est fondée sur l’attrait touristique, le développement des infrastructures et la mise en place d’une milice maritime pour éviter l’engagement de la marine chinoise, et donc provoquer une guerre.

Tensions-coopération : couple indissociable

Le livre s’appuie sur une même démarche. Il analyse les tensions pour en découvrir les possibilités de coopération. Parfois, les premières font émerger les secondes. C’est ce que pointe Benoît de Tréglodé dans son chapitre consacré au Golfe du Tonkin. En l’an 2000, un accord historique a délimité une frontière maritime entre la Chine et le Vietnam. Après quoi, les deux États se sont engagés dans une coopération en matière militaire, environnementale et scientifique. Le conflit en mer de Chine du Sud entre Hanoï et Pékin n’a d’ailleurs jamais remis en cause cet accord sino-vietnamien. C’est qu’il peut servir de vitrine à la Chine pour prouver sa bonne volonté lors des négociations avec les Philippines et la Malaisie, avec qui Pékin conserve aussi des contentieux territoriaux.
Parfois, la coopération est elle-même source de tensions. C’est ce qu’indique Christine Cabasset entre le Timor Leste et l’Australie en mer de Timor. Dili jugeait les accords avec son puissant voisin du Sud inégalitaires et défavorables. En jeu, l’accès à des champs pétrolifères vitaux pour l’économie timoraise. Après des années de négociations, sur fond d’affaire d’État – les services secrets australiens ont volé au négociateur du Timor Leste des documents –, les deux pays sont parvenus à un accord en mars dernier sur les frontières maritimes et surtout autour de la coopération pétrolière.

Objectifs stratégiques masqués

Cependant, les mers d’Asie du Sud-Est ne sont pas qu’un « abcès sécuritaire ». Elles sont aussi le théâtre de coopérations scientifiques et environnementales d’envergure. La biologiste malaisienne Cheryl Rita Kaur présente ainsi l’Initiative Triangle de Corail. Lancée en 2007 et avalisée au sommet de la Coopération économique pour l’Asie-Pacifique (APEC) de Bali en 2009, elle s’étend de la mer de Sulu à celle des Salomon, couvre 5,7 millions de km², compte 363 millions d’habitants et regroupe 6 États et une trentaine d’ONG. Son objectif : protéger ses riches fonds marins, mais aussi assurer le développement durable dans une région soumise à de nombreux risques environnementaux. Si cette initiative permet de protéger 17,3% des eaux de la région (sur un objectif de 20%), elle reste difficile à mettre en place. En cause, les niveaux disparates de développement entre les États et la complexité institutionnelle.
La coopération peut aussi masquer des objectifs stratégiques. C’est ce qu’analyse Sophie Boisseau du Rocher dans des pages consacrées à la coopération scientifique chinoise. Jusqu’à peu, les mers du Sud-Est asiatique étaient mal connues. Ainsi en 2004, un sous-marin chinois a manqué de couler par manque de connaissances sur les courants en mer de Chine méridionale. Pékin s’est donc lancé dans une coopération asymétrique avec les États de la région. Sous couvert de buts scientifiques partagés et d’amitié entre les peuples, la Chine collecte des informations et modernise sa marine et ses outils océanographiques au détriment des États de l’ASEAN.
Au final, Mers d’Asie du Sud-Est dresse le constat d’un espace maritime régional portant tous les germes de conflits qui n’éclatent pas. Les douze chapitres permettent de comprendre un point crucial : les acteurs régionaux préfèrent la coopération, même conflictuelle, à l’affrontement. Cependant, les incursions de puissances extérieures comme les États-Unis, qui ne sont pas étudiées dans le livre, pourrait déstabiliser cet équilibre.
Par Victor Germain

A lire

Nathalie Fau et Benoit de Tréglodé (dir.), Mers d’Asie du Sud-Est, Coopérations, intégration et sécurité, CNRS Éditions, 2018, 25 euros.

Couverture de l'ouvrage "Mers d'Asie du Sud-Est, Coopérations, intégration et sécurité, par Nathalie Fau et Benoit de Tréglodé (dir.), CNRS Éditions, 2018. (Source : Amazon)
Couverture de l'ouvrage "Mers d'Asie du Sud-Est, Coopérations, intégration et sécurité, par Nathalie Fau et Benoit de Tréglodé (dir.), CNRS Éditions, 2018. (Source : Amazon)

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A propos de l'auteur
Spécialiste de la Malaisie, Victor Germain est chargé d'études à l'Institut de recherche stratégique de l’École Militaire (IRSEM). Diplômé de Sciences Po Paris en science politique et relations internationales, il a également étudié à l'Universiti of Malaya à Kuala Lumpur. Il est l'auteur d'un mémoire universitaire à l'IEP de Paris sur le populisme dans la politique étrangère de la Malaisie.