Histoire
Hôtels mythiques d'Asie du Sud-Est

Hôtels mythiques d'Asie : l'Oriental à Bangkok

L'Oriental Hotel à Bangkok. (Source : Wikimedia Commons)
L'Oriental Hotel à Bangkok. (Source : Wikimedia Commons)
Monuments incontournables ou palaces surannés, l’Asie du Sud-Est ne se comprend pas tout à fait sans ses hôtels mythiques. Témoins d’un pan d’histoire coloniale, de sa splendeur et de sa décadence, ils furent parfois un carrefour d’espions durant la guerre froide. Jacques Bekaert nous emmène aujourd’hui à l’Oriental à Bangkok.
Le 17 janvier 1991 vers 10 heures du matin, Eric Brand, le « Food and beverage manager » de l’hôtel Oriental, me téléphona. « Est-ce que ton épouse et toi-même pouvez venir passer quelques jours a l’Oriental ? Vous serez nos invités. Je vous retéléphone dans un quart d’heure et si c’est oui, je vous envoie une limousine. » Les troupes de la coalition rassemblée par les États-Unis en Arabie du Sud venaient de bombarder l’armée irakienne de Saddam Hussein, qui occupait le Koweït.
En fin de matinée, devant un apéritif, Eric nous expliqua les raisons de notre présence à l’Oriental. « Depuis ce matin, nous avons eu plus de 50% d’anulations, spécialement de la part de Japonais qui pensent que la Troisième Guerre mondiale a débuté. C’est pourquoi Kurt Wachtweilt, le manager de l’hôtel a demandé à des amis de venir loger ici, car rien n’est pire qu’un grand hôtel vide. »
Le lendemain matin, je rendis visite à Kurt pour le remercier de son invitation. « Au contraire, me dit il, c’est moi qui te remercie. Si 50% de clients ont annulé, il reste l’autre moitié qui a décidé de rester ou de venir chez nous. Ils viennent par choix a l’Oriental, pas simplement dans un hôtel de luxe. Pour nos clients, souvent tres fidèles, et pour le personnel aussi, un établissement à moitie vide, c’est très mauvais. Donc restez ! Profitez de la piscine, de nos restaurants et de votre suite ! »
Rien de plus facile.
Cette semaine-là, j’avais invité à dîner à la maison mon ami Vladimir Mikoyan, petit-fils d’Anastase Mikoyan, un des fondateurs de l’Union Soviétique, le seul que Staline n’avait pas osé liquider. Car Mikoyan avait introduit des produits alimentaires américains en URSS, y compris la crème glacée. Il fit publier un livre de recettes tiré à des millions d’exemplaires. Une usine de saucisse porta son nom.
J’avais téléphoné à Vladimir en lui disant de me retrouver pour dîner à l’Oriental. Au cours du diner, il interrogea Eric, qui nous avait invités au Normandie, le célèbre restaurant français de l’hôtel.
« – Comment faites-vous pour rester année après année classé comme « meilleur hotel du monde » ?
– Ce qui fait notre différence, ce n’est pas notre bâtiment, seul l’ancien a quelque charme. Ce n’est pas non plus nos chambres : elles sont très confortables, certes, mais il y a de plus en plus d’hôtels de luxe à Bangkok, avec des chambres encore plus vastes que les nôtres.
– Alors c’est quoi ?
– C’est surtout la qualité de notre service, qui est incomparable. Pour chaque client qui descend a l’Oriental, nous établissons une fiche, qui contient le maximum d’informations…
– Une sorte de CIA ou de KGB ?
ironisa Mikoyan.
– Non, mais avec le type de chambre que le client préfère, son apéritif favori, ses boissons du matin, ses vins, ses mets, viande ou poisson, son éventuel régime alimentaire, etc. Et le jour de son arrivée, nous apprenons à tous les membres de notre personnel qui seront en contact avec lui son nom, celui de son ou de sa compagne…
– Et si un membre du personnel commet une erreur ?
-Ah dans ce cas, et si le client se plaint, nous reunissons les responsables de chaque département et…
– Vous envoyez le fautif en Sibérie ?
– Non, au contraire, nous nous demandons où nous avons commis une erreur, quand nous n’avons pas été assez clair dans nos instructions. Car la plupart du temps, le probleme est de notre côté, pas dans celui de l’exécutant. »
Vlamidir leva les yeux au ciel. « Comment voulez-vous que j’explique ça à Moscou ?! Chez nous, ce sont toujours les petits qui sont fautifs. »
A l’origine, l’Oriental, fondé en 1876 au bord de la riviere Chao Praya, est un refuge pour marins fortunés, qui relient Hong Kong à Singapour. Avec l’accession au trône de Rama V (Chulalongkorn) en 1870, la Thaïlande, et surtout Bangkok, accueillent de plus en plus de visiteurs étrangers. Les ambassades se multiplient, les missionnaires débarquent et les besoins hôteliers augmentent.
Un Danois de 29 ans achète l’Oriental en 1881. Il fait construire un nouveau batiment, ouvert en 1887, avec bar, sale de billard, fumoir, pièce speciale pour les dames. Chulalongkorn vient inspecter les lieux et les trouvent dignes d’un roi. C’est le Prince heritier de Russie, Nicolas, future tsar, qui en sera le premier royal client. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, l’hôtel devient un club pour officier de l’armée impériale japonaise qui occupe le pays. Puis viennent les prisonniers alliés libérés qui, pensant qu’il s’agissait d’une propriete nippone, mettent l’Oriental a sac.
L’histoire contemporaine de l’hôtel commence avec la construction d’un nouveau batiment de 10 étages, au sommet duquel le Normandie offre une vue parfaite sur la rivière et son intense traffic. L’hôtel appartient alors au groupe Ithalthai, qui en 1967 engage comme manager un jeune Allemand de 30 ans, Kurt Wachtweitl. Qui y restera jusqu’en 2009, officiellement pour prendre une retraite certes bien méritée, et s’occuper de sa famille. Mais, les murs ayant de bonnes oreilles, il s’agirait plutôt de décisions du groupe hongkongais Mandarin, nouveau responsable de l’hôtel qui auraient entraîné le depart de Monsieur Kurt. L’hôtel a du reste mis quelque temps à s’en remettre.
Lors de ma dernière visite, il y a quelques mois, invité à dîner sur la terrace au bord de la riviere, j’ai pu constater que le service était toujours impeccable et que le velouté aux champignons était l’un des meilleurs que j’ai jamais dégusté. Peut-être que l’esprit de Kurt a survécu à tout. Son fils Kim est resté au pays, a ouvert Quince, un restaurant à Bangkok, après s’être occupé de la diffusion d’un des bons vignobles de Thaïlande, Monsoon Valley. Bon sang ne saurait mentir.

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A propos de l'auteur
Jacques Bekaert (1940-2020) fut basé en Thaïlande pendant une quarantaine d'années. Il est né le 11 mai 1940 à Bruges (Belgique), où sa mère fuyait l’invasion nazie. Comme journaliste, il a collaboré au "Quotidien de Paris" (1974-1978), et une fois en Asie, au "Monde", au Far Eastern Service de la BBC, au "Jane Defense Journal". Il a écrit de 1980 a 1992 pour le "Bangkok Post" un article hebdomadaire sur le Cambodge et le Vietnam. Comme diplomate, il a servi au Cambodge et en Thaïlande. Ses travaux photographiques ont été exposés à New York, Hanoi, Phnom Penh, Bruxelles et à Bangkok où il réside. Compositeur, il a aussi pendant longtemps écrit pour le Bangkok Post une chronique hebdomadaire sur le vin, d'abord sous son nom, ensuite sous le nom de Château d'O. Il était l'auteur du roman "Le Vieux Marx", paru chez l'Harmattan en 2015, et d'un recueil de nouvelles, "Lieux de Passage", paru chez Edilivre en 2018. Ses mémoires, en anglais, ont été publiées en 2020 aux États-Unis sous le titre "A Wonderful World".