Société
Revue de livre

"Sud-Coréens" de Frédéric Ojardias : la Corée du Sud au miroir de son peuple

Foule à Séoul.
Foule à Séoul. (Source : Genius Work)
La Corée du Sud : son bruyant conflit avec le frère ennemi du Nord, ses technologies connectées, sa K-Pop sirupeuse… Structurée autour de quelques topiques, l’information qui parvient depuis le pays fait souvent l’impasse sur ses habitants et leur réalité, forcément plus complexe et nuancée. Le journaliste Frédéric Ojardias comble cette lacune avec Sud-Coréens, un livre d’entretiens qui va à la rencontre de ceux qui font la Corée d’aujourd’hui pour dépasser les clichés. Direct, critique parfois, mais toujours empreint d’affection pour son sujet, l’ouvrage propose des grilles de lectures essentielles pour appréhender les enjeux d’un peuple en perpétuelle mutation, qui reste pourtant très attaché à ses traditions.

Contexte

Frédéric Ojardias est journaliste (RFI, Médiapart…) spécialiste de la Corée du Sud, où il vit depuis 2004. Nous le rencontrons à l’occasion de la parution de son premier ouvrage, Sud-Coréens, dans la collection « Lignes de Vie d’un Peuple » des Ateliers Henry Dougier. Constitué d’une vingtaine d’entretiens, le livre convoque des témoins coréens pour éclairer divers aspects de leur pays, de l’identité à la spiritualité, des succès économiques aux revers d’un développement souvent acquis à marche forcée. L’ouvrage compte parmi d’autres sources francophones de qualité qui portent un regard éclairé sur la Corée et ceux qui l’habitent.

Le journaliste Frédéric Ojardias.
Le journaliste Frédéric Ojardias. (Source : Maeil)

Esprit de résistance

On connaît de la Corée du Sud son « miracle économique », qui a vu le pays multiplier son PIB par plus de 100 en quelques décennies pour rattraper les économies les plus développées. On sait moins les sacrifices consentis à cet époustouflant développement, auxquels Frédéric Ojardias consacre un chapitre central. Dense, parfois éprouvant, le sujet est essentiel tant il éclaire les effets collatéraux de l’essor économique du pays… et l’impressionnant esprit de résistance de ses habitants. « Les luttes contre les grands groupes industriels ou contre l’idéologie militariste fédèrent les Coréens qui ne se retrouvent pas dans le modèle consumériste dominant, explique l’auteur. L’engagement de ces militants permet de montrer un autre visage de la société. »
Des entretiens avec une avocate de victimes de négligences industrielles ou une militante contre la militarisation d’une île offrent une perspective saisissante sur les coûts humains et environnementaux du développement. Plus loin, l’émouvant témoignage du père d’une jeune disparue du Sewol montre comment le naufrage de ce ferry au printemps 2014 agit comme une puissante métaphore de nombreux maux sud-coréens. « Réglementations laxistes, tolérance à la corruption, mépris des règles de sécurité les plus élémentaires et priorité absolue donnée à la croissance économique : pour beaucoup de Sud-Coréens, les causes de la tragédie sont à chercher dans les racines mêmes du développement spectaculaire de leur pays depuis cinq décennies, » écrit Frédéric Ojardias.
Il émerge aussi de ces tragédies une image de valeurs partagées et de fraternité. Dans une société où les apparences, matérielles notamment, sont de la première importance, le dévouement de nombre de ces militants à la cause qu’ils défendent est étonnant. « Pour ces gens qui ont souvent fait des études, se lancer dans le militantisme est un vrai sacrifice. Ils savent qu’ils vont gagner très peu d’argent et qu’ils vont souvent être mal vus. Je pense que ces choix de vie très forts sont à mettre en relation avec l’histoire de la Corée, qui est parcourue de luttes », note le journaliste.

Immuable mais fugace, le paradoxe de l’identité

« La guerre de Corée est un sujet à bien des égards défriché mais qui reste essentiel pour comprendre le pays aujourd’hui, confie Frédéric Ojardias. Je l’aborde dans ce qu’elle a pour moi de plus contemporain : la question de l’identité. » Au fil des décennies, la fameuse ligne de démarcation ultra-militarisée entre les deux Corées est devenue une frontière psychologique. Or le temps est compté pour ceux que la guerre a séparés – des 131 000 candidats désireux de revoir des membres de leur famille restés au Nord à s’être inscrits sur les listes en 1988, ils ne sont aujourd’hui plus que 62 000.
Malgré la très grande importance culturelle des liens du sang, leurs enfants ne montrent pas le même intérêt pour cette famille qu’ils n’ont jamais connue. « En général, les secondes générations, filles et fils des personnes en attente de réunion, ne veulent plus rencontrer leur famille du Nord », confirme une responsable du programme des retrouvailles entre les deux Corées.
Plus loin, une réfugiée nord-coréenne témoigne du fossé culturel entre les deux peuples, qu’elle a dû franchir à son arrivée. « Le plus difficile, c’était la langue. Les Sud-Coréens utilisent trop de mots d’origine étrangère. Au début, même aller au café me faisait peur », se souvient-elle, avant d’expliquer comment les interactions du quotidien, entre voisins par exemple, sont aussi cordiales au Nord que glaciales au Sud. Autre notion culturelle fondatrice, l’homogénéité ethnique à laquelle beaucoup de Coréens restent attachés est en plein bouleversement. Le développement économique a transformé la Corée, historiquement terre d’émigration, en un pays d’accueil. Mais les résistances à cette ouverture restent vives.
L'ouvrage de Frédéric Ojardias : "Sud-Coréens", paru en 2017 aux éditions Ateliers Henry Dougier.
L'ouvrage de Frédéric Ojardias : "Sud-Coréens", paru en 2017 aux éditions Ateliers Henry Dougier. (Source : LePetitJournal.com)
Le parcours d’une personnalité de la télévision, ancienne députée d’origine philippine symbolise toute l’ambiguïté du sujet. « Je suis la preuve vivante que la Corée n’est plus une nation au « sang pur », constituée d’une seule ethnie », veut-elle croire. Pourtant, son élection en 2012 a déclenché une explosion de commentaires racistes. Plus révélateur peut-être, son parti lui a retiré l’investiture aux élections suivantes, en dépit de sa notoriété. En Corée, la bataille de la diversité ne fait que commencer.
Plus loin, Frédéric Ojardias aborde des questions de mode de vie, de culture ou de spiritualité. Il évoque l’impact de la technologie sur la vie quotidienne des Sud-Coréens – où l’on fait notamment la rencontre d’un auteur de mokbang, ces improbables vidéos dans lesquelles des sujets avalent en direct quantités d’aliments tout en dialoguant avec leurs spectateurs. L’image qui s’en dégage est celle d’un peuple de plus en plus confiant et tourné vers l’extérieur. « Selon l’anthropologue Benjamin Joineau, le succès du soft power coréen, le fait par exemple de voir qu’il y a aujourd’hui en Asie toute une jeunesse qui s’habille comme eux, qui écoute leur musique, est en train de transformer l’image que les jeunes Coréens ont d’eux-mêmes. Je trouve cela très vrai », confie l’auteur.
L’ouvrage n’est pas exhaustif et certains angles auraient sans doute gagné à être davantage explorés – la question des inégalités notamment, de plus en plus criantes en Corée du Sud, est peu évoquée. Reste que les chapitres tracés par Frédéric Ojardias permettent de décrypter bien des aspects de la société coréenne contemporaine. Sud-Coréens offre un regard simple et éclairant sur un peuple fascinant.
Par Hadrien Diez

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A propos de l'auteur
Écrivain, journaliste, commissaire d'exposition indépendant, Hadrien Diez tente de décrypter les enjeux de l'Asie contemporaine par divers moyens créatifs. Il partage son temps entre la Corée, où il vit, et l'Asie du Sud, où il collabore avec différents acteurs culturels.