Société
Entretien

Corée du Sud : comment lutter contre la solitude urbaine ?

Mairie de Séoul, Corée du Sud, (Crédits : Stéphane Lagarde, Asialyst)
Voilà une bouffée de culture urbaine et une réflexion susceptibles d’intéresser tous les habitants des grandes villes d’aujourd’hui. S’il était bien question d’Urbanités Coréennes ce mardi 9 janvier à la libraire Le Phénix à Paris, le contenu de ce nouvel ouvrage publié aux éditions L’Atelier des Cahiers interroge l’ensemble de nos modes de vie dans les capitales verticales mondialisées. Pourquoi ne pas construire des grands ensembles au cœur des mégapoles ? Et si le droit à une vue dégagée depuis son appartement était aussi important que la protection des vieilles pierres des centres historiques ? En quoi l’histoire urbaine de Séoul nous instruit-elle sur notre propre conception de la modernité ? Réponse de Benjamin Joinau, co-auteur du livre Urbanités coréennes avec la géographe Valérie Gelézeau. Entretien.

Contexte

Si Paris sera toujours Paris, Séoul et les villes en Corée du Sud ont beaucoup changé ces dernières années. Il y a vingt ans, nous débarquions dans une capitale grise où le grand parc de l’île de Yoido au cœur de la capitale sud-coréenne était encore une immense place de béton destinée à servir de piste d’atterrissage en cas de deuxième guerre de Corée.

En deux décennies, non seulement les Sud-Coréens sont passés du thé au café, mais tout un paysage urbain a changé. Les urbanistes de la mairie de Séoul ont raclé le béton, comme on pèle un oignon. Du coup, la rivière Cheonggyecheon a… retrouvé le ciel ! Après s’être débarrassée de la voie express qui l’a recouvrait, la coulée verte qui traverse la capitale d’Est en Ouest sur six kilomètres, a été rendue aux promeneurs et aux amoureux.

Les villes coréennes se métamorphosent à vitesse « compressée », comme dirait le sociologue Chang Kyung-sup, et leur verticalité donne parfois le vertige. Mais heureusement, la mondialisation n’a pas encore tout lissé ! En Corée du Sud comme ailleurs, la préservation du vivre ensemble et la lutte contre la solitude des mégapoles fait l’objet d’un combat quotidien et à tous les niveaux : explosion des jardins urbains, retour de la promenade, culture de la « street food »…

Au final, c’est une réappropriation et une redécouverte permanente de la ville et de son milieu que nous racontent ces pages passionnantes publiées aux éditions L’Atelier des Cahiers, avec en bonus pour les cinéphiles, une plongée dans le cinéma sud-coréen contemporain dont les films viennent illustrer le propos des auteurs.

Urbanités coréennes, Benjamin Joinau et Valérie Gelézeau, éditions L’Atelier des Cahiers.

L'éditeur et spécialiste de la Corée du Sud, Benjamin Joinau, de passage à Paris (Crédits : Stéphane Lagarde Asialyst)
Pourquoi avoir choisi ce terme « d’urbanités » au pluriel ?
Benjamin Joinau : Le terme d’urbanité renvoie à un ensemble de modes d’être, à des cultures urbaines caractéristiques de la « urbs » en latin, autrement dit de la ville. On a choisi ce mot pour raconter les différentes manières de vivre la ville dans le contexte sud-coréen, et cette question du comment mieux vivre ensemble dans la ville. Nous avons divisé ce livre en quatre chapitres : La ville dans sa dimension historique, la ville verticale qui est un élément très important des villes asiatiques et en particulier en Corée du Sud, la ville des invisibles ou tout ce que la ville rend visible et invisible, et enfin, la réappropriation de la ville et la pratique de cette dernière au travers du jardinage urbain ou de la promenade par exemple.
Une des particularités de Séoul et des villes coréennes, c’est aussi leur mutation rapide et constante…
« Les villes sud-coréennes sont de plus en plus vertes et de plus en plus ouvertes à des pratiques qui remettent au centre le citoyen. »
Séoul notamment a beaucoup évolué en fonction des modes de gouvernance. Il y a désormais un besoin de réintégrer le citoyen et ses envies. On ne peut plus dessiner les villes comme autrefois de manière dirigiste. On est désormais dans un mode beaucoup plus participatif. C’est une tendance que l’on retrouve dans presque toutes les grandes villes du monde et dans presque tous les régimes d’ailleurs. Les villes sont de plus en plus vertes et de plus en plus ouvertes à des pratiques qui remettent au centre le citoyen. Je pense notamment à la redécouverte de la marche au cœur des villes, au retour de la ballade, mais aussi tout simplement du farniente et du plaisir de flâner qui avaient un peu disparu en Corée au XXème siècle, et qui contrastent beaucoup avec le Séoul que nous avons connu dans les années 1990.
Festival à Séoul, Corée du Sud (Crédits: Stéphane Lagarde, Asialyst)
C’est l’installation de terrasses de café aux pieds des tours. Cela veut dire aussi le retour de la notion de « quartier », pourtant déjà ancienne en Corée…
« Nous avons des villes dont la moitié des citoyens ont un imaginaire qui est fondé sur la ruralité, d’où ce renouveau des jardins urbains »
En coréen, on parle plutôt de « village » ou « maeul ». Le mot « quartier » – « dongnae » – renvoie davantage à une notion administrative. Et donc ce terme de « village » comme à la campagne sert à décrire les quartiers des grandes villes. Cela renvoie à un vocabulaire de la campagne, car de nombreux habitants des grandes villes sont en réalité des personnes issues de l’exode rural. Nous avons donc des villes dont la moitié des citoyens ont un imaginaire qui est fondé sur la ruralité. Ce qui explique aussi le renouveau des jardins urbains ces dernières années par exemple. Et notamment la fameuse « guerilla des jardins » qu’on retrouve dans toutes les villes, mais en particulier à Séoul avec tous ces pots de fleurs constitués à partir de poubelles, de boîtes de polystyrène transformées en jardinières… Toutes ces pratiques sont issues de la Corée des années 1950, donc de la Corée rurale d’avant-hier, sachant qu’aujourd’hui, 85 % des habitants résident en ville. Ces Urbanités coréennes sont aussi pour nous une autre manière d’évoquer la société coréenne dans tous ses aspects.
Comment se porte le vivre ensemble en Corée du Sud ?
Il est en crise comme dans beaucoup d’endroits. Nous parlons ici de villes immenses faites de multiples dimensions. Les villes asiatiques se regardent aussi dans la verticalité et demandent à parfois lever la tête parce que les restaurants, les magasins, les saunas peuvent se trouvent au 20ème étage. On n’est pas dans une logique d’horizontalité, comme on l’a connue longtemps en Occident.
Des arbres devant les tours. Pusan, Corée du Sud. (Crédits : Stéphane Lagarde, Asialyst)
Lire les villes en Corée s’apprend, et votre livre est précieux notamment pour cela. Il faut dire que les Européens sont parfois un peu déboussolés par ces supermarchés au sous-sol des immeubles d’habitations, ces cours de langues ou ces cafés dans les étages…
« Une des grandes problématiques de la mairie de Séoul, c’est de recréer ce lien social qui a disparu avec les nouvelles formes d’urbanités. »
Oui, il y a aussi toute cette vie souterraine, la ville en sous-sol, c’est très développé à Séoul notamment. Mais en même temps, on a aussi comme ailleurs, cette crise de la communauté dont je vous parlais. Une des grandes problématiques de la mairie de Séoul, c’est de recréer une communauté, autrement dit de recréer ce lien social qui a disparu avec les nouvelles formes d’urbanités. Il s’agit de lutter contre la solitude urbaine et ces problèmes afférents tels que les taux très élevés de suicide dont on parle souvent, mais aussi les dépressions, l’alcoolisme. Des maux qui entraînent une prise de conscience sur le fait que la ville doit changer et retrouver cette humanité qui avait été un peu perdue avec le développement comprimé du XXème siècle. Ce problème n’est pas propre à Séoul encore une fois, c’est un problème qui est lié à l’ensemble des grandes mégalopoles. Cette problématique concerne aujourd’hui plus de la moitié de l’humanité : il s’agit de retrouver un vivre ensemble décent, correct, durable dans un contexte qui est celui des grands ensembles de villes.
Pouvez-vous nous dire ce que c’est qu’un « appateu » ?
Un « appateu » c’est un complexe d’appartements ou une résidence, mais on aurait tort de le traduire par HLM. Cela ressemble visuellement à ce que nous avons connu en France sous le nom de HLM.
Paysage urbain, Séoul, Corée du Sud. (Crédits: Stéphane Lagarde, Asialyst)
Des barres d’immeubles numérotées…
Oui des grands ensembles, mais à la différence de nos HLM, ces espaces ne sont pas du tout réservés aux personnes à revenus modérés, bien au contraire. Valérie Gelézeau qui co-signe ce livre a beaucoup travaillé sur cette question. Ces « appateu » ont été le creuset de la classe moyenne sud-coréenne. Le fait d’habiter dans ces barres d’immeubles a été valorisé. C’est même devenu dans les années 1970, un signe de distinction et en tous cas de promotion sur l’échelle sociale.
C’était « moderne », « confortable » ?
Exactement, et ces deux termes restent très importants dans le choix de son habitation en Corée…
Cette uniformité en béton ne va-t-elle pas à l’encontre d’une certaine émancipation et en tous cas une certaine individualisation des intérieurs en Corée ? Il y a eu ces dernières années la multiplication des magasins vintage par exemple pour des clients lassés d’avoir le même plafonnier et le même canapé que leurs voisins. Est-ce la fin prochaine des « appateu » ?
La vie de château version coréenne. Barres d'"appateu" à Pusan, deuxième ville de Corée du Sud. (Crédits : Stéphane Lagarde - Asialyst)
« On rencontre aujourd’hui de nombreux Coréens qui refont leur appartement. De l’extérieur, les grands ensembles se ressemblent, mais à l’intérieur de gros efforts sont réalisés en matière de décoration. »
C’est vrai que ces grands ensembles en béton ont une durée de vie limitée. Mais ce n’est pas quelque chose qui disparaitra aisément parce que la problématique n’a pas changé. La Corée doit loger beaucoup de monde dans un espace restreint. La bulle immobilière s’est reformée et il est difficile de faire des projections sur l’économie de « l’appateu ». On voit effectivement que les modes d’habitat au sein de ces grands ensembles diffèrent. On a aujourd’hui de nombreux Coréens qui rénovent, refont leur appartement. De l’extérieur, les « appateu » se ressemblent, mais à l’intérieur de gros efforts sont réalisés en matière de décoration. L’arrivée récente du groupe Ikea témoigne de ce changement. On se met à vouloir habiter l’espace, et non plus seulement l’utiliser comme un dortoir ou un endroit pour prendre ses repas.
L’arrivée du géant de l’ameublement suédois, dans une société coréenne de services, a pourtant suscité pas mal d’interrogations au départ : « Jamais on ne montera nos meubles tout seul », disaient certains de nos amis coréens…
Les choses changent très vite, et c’est aujourd’hui dans l’air du temps. Le « Do it yourself » est tout à fait en ligne avec cette volonté d’être plus actif, d’être un acteur de sa vie quotidienne, de son corps, de son environnement et de s’intéresser à la manière dont on personnalise sa maison. Ce qui explique d’ailleurs cette passion récente pour le vintage, cette mode autour des antiquités et des magasins de décorations en Corée du Sud.
Propos recueillis par Stéphane Lagarde

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A propos de l'auteur
Stéphane Lagarde est l'envoyé spécial permanent de Radio France Internationale à Pékin. Co-fondateur d'Asialyst, ancien correspondant en Corée du Sud, il est tombé dans la potion nord-est asiatique il y a une vingtaine d’années.