Politique
Chroniques malaisiennes

Élections en Malaisie : l'alternance est-elle encore possible ?

"Aimons la Malaisie et détruisons la kleptocratie", c'est ce qu'on peut lire sur le foulard de ce militant malaisien à l'occasion d'un meeting du Pakatan Harapan (Pacte de l'Espoir), la coalition d'opposition coalition à Petaling Jaya, près de Kuala Lumpur le 14 octobre 2017. (Crédits : AFP PHOTO / MOHD RASFAN)
"Aimons la Malaisie et détruisons la kleptocratie", c'est ce qu'on peut lire sur le foulard de ce militant malaisien à l'occasion d'un meeting du Pakatan Harapan (Pacte de l'Espoir), la coalition d'opposition coalition à Petaling Jaya, près de Kuala Lumpur le 14 octobre 2017. (Crédits : AFP PHOTO / MOHD RASFAN)
Les prochaines élections législatives en Malaisie devraient se tenir en février ou mars prochains. La date n’est pas encore connue, elle est laissée à la discrétion de Najib Razak. Le Premier ministre a l’obligation de convoquer ces élections avant août 2018 et de les annoncer avec onze jours d’avance, durée minimale de la campagne. Cette latitude compte parmi les nombreuses cartes que le parti au pouvoir a en main pour garder son hégémonie à l’assemblée, comme c’est le cas depuis 1957, date de l’indépendance du pays. Début décembre, le public malaisien prenait connaissance d’un article académique dans lequel un chercheur basé au Canada, Kai Ostwald, fait le point sur les caractères autoritaires du régime, caractères qui donnent à la Malaisie une place parmi les pays où « l’intégrité électorale » est la plus faible. L’annonce a choqué, même si ces critiques rejoignent celles de l’opposition politique malaisienne depuis des années. Car la Malaisie est le seul pays à son niveau de développement dans le groupe des régimes très autoritaires. Qu’est-ce qui fait donc du régime parlementaire malaisien l’un des moins démocratiques au monde ?

Une question de proportion

*La population malaisienne est composée de 55 % de Malais, 23 % de Chinois, 7 % d’Indiens et de 15 % d’autres ethnies, dont les peuples autochtones majoritaires sur la partie malaisienne de l’île de Bornéo, faiblement peuplée. Les Malais et les autres habitants considérés comme autochtones (les Bumiputra) ont des droits économiques spéciaux en compensation des inégalités favorables à la communauté chinoise. Chiffres de Kai Ostwald, op. cit.
La Malaisie est un État multi-ethnique où les Malais, à peine majoritaires démographiquement, se réservent le pouvoir politique. C’est celui des sultans, des raja et d’une aristocratie qui a d’emblée investi le parti Umno (United Malays National Organisation). Celui-ci tient, avec l’aide de deux partis ethniques chinois et indiens conservateurs*, la coalition Barisan nasional (BN) ou Union nationale. Cette coalition a toujours bénéficié d’une majorité de sièges à l’Assemblée… mais pas forcément dans les urnes. En 1969, à la suite d’émeutes anti-chinoises, et en 2013, les électeurs ont refusé la majorité des votes à Barisan nasional. Mais la BN n’en a pas mois gardé le pouvoir. Avec des scores jusqu’à 63% lors de certaines élections, la coalition peut ainsi obtenir entre 73 et 90 % des sièges.
La pratique est courante dans beaucoup de régimes représentatifs, dont la France, de mieux doter les territoires ruraux ou éloignés des grands centres en y dessinant des circonscriptions plus petites. Mais en Malaisie, cette disproportion atteint des proportions rares et coïncide avec l’intérêt de l’Umno. Les circonscriptions les plus vastes appartiennent plus souvent à la coalition d’opposition. Tian Chua, un des leaders de l’opposition malaisienne, en témoignait dans notre entretien : « Dans ma circonscription, il y a 80 000 électeurs alors que celles du parti au pouvoir en comprennent parfois 25 000. Avec le même nombre d’électeurs, ils créent trois sièges pour eux et un seul pour [l’opposition]. » Ces circonscriptions pléthoriques sont majoritairement celles où vote une classe moyenne urbaine, chinoise ou mixte. Les plus petites sont rurales et les Malais y sont surreprésentés. C’est une façon de renforcer leurs droits politiques, comme la New Economic Policy avait renforcé leurs droits économiques en 1971.
Quelle majorité faudrait-il donc à l’opposition pour obtenir l’alternance ? Nul ne le sait. Mais en 2013, 47 % des voix valaient encore à l’Umno 60 % des sièges. Pas besoin pour le parti au pouvoir de bourrer les urnes ou de dévoyer les élus de l’opposition (ce qu’il fait aussi marginalement), les procédures électorales elles-mêmes lui sont très favorables. Elles sont plus efficaces et moins mal perçues de la part du public, national ou international.

Un arbitre partial

*Bridget Welsh, « Malaysian Elections 2013: A Step Backward », Journal of Democracy, 23 (4), 2014. **Lim Hong Hai, « Electoral Politics in Malaysia: « Managing » Elections in a Plural Society », in Auriel Croissant, Gabriele Bruns et Marie John (éd.), Electoral Politics in Southeast and East Asia, Singapour, Friedrich Ebert Stiftung, 2002. ***Il s’agit d’entrées multiples ayant les même nom, adresse ou date de naissance, d’électeurs aux dates de naissance aberrantes, etc. cf. Ong Kian Ming, « 10 Major Problems in EC’s Electoral Roll », in Malaysiakini.com, 7 avril 2012
Une telle disproportion n’est possible que parce que la commission électorale est largement sous l’influence de l’Umno, souligne Kai Ostwald. Officiellement neutre, elle est composée d’un ancien Premier ministre et de hauts fonctionnaires « soutenant publiquement l’Umno »*. Elle redessine tous les huit ans les circonscriptions et soumet son travail à l’appréciation du Premier ministre et de l’Assemblée. Chargée de la gestion des listes électorales, elle peut prendre la liberté de « désinscrire 300 000 électeurs »** comme ce fut le cas en 1974, à l’occasion des premières élections après celles spécialement serrées de 1969. D’autres électeurs semblent, eux, n’avoir d’existence que fictive : l’initiative « Malaysia Electoral Roll Analysis Project » (Merap – Projet malaisien d’analyse des listes électorales) compte juste avant les élections de 2013 pas moins de 100 00 entrées douteuses dans les listes électorales et des croissances de listes bien supérieures à la moyenne dans les États ou circonscriptions récemment perdues par l’Umno.***
Le bureau d’enregistrement des sociétés, qui dépend du ministère de l’Intérieur, intervient de très près pour contrôler les partis politiques. Il vient de déclarer illégales des élections internes tenues en 2013 par un important parti d’opposition, le Democratic Action Party (DAP), alors que celles-ci avaient été validées en justice il y a trois ans. Il a de même refusé le logo de la nouvelle et prometteuse coalition d’opposition Pakatan Harapan, l’obligeant à réimprimer tout son matériel. L’affaire n’est pas anodine, puisque l’opposition a peu de ressources et n’a même pas toujours les moyens de présenter ses candidats. Barisan nasional, au contraire, fait une débauche de dépenses car, même si les dépenses des candidats sont limitées, celles des partis ne le sont pas. Et les ressources de la coalition sont nombreuses : les trois partis qui la composent sont de véritables entreprises et utilisent les moyens de l’État lors des campagnes.

L’État-Umno

*Edmund Terence Gomez, « Resisting the Fall: The Single Dominant Party, Policies and Elections in Malaysia », in Journal of Contemporary Asia, 7 juin 2016.
L’Umno bénéficie des actions de l’État envers certains groupes défavorisés : petits fermiers malais qui doivent leurs terres à la Felda (Federal Land Development Authority) et bénéficiaires du programme Bantuan Rakyat 1 Malaysia sont invités à confondre l’État et le parti. Les fonds du programme 1 Malaysia ont été parfois distribués dans les locaux de l’Umno*. Ses leaders rappellent souvent que sans eux, les privilèges économiques des Malais, pourtant inscrits dans la Constitution, sont menacés. Un argument de poids qui s’inscrit dans l’hostilité raciale régulièrement exacerbée par le gouvernement, et qui tend à réduire la politique à un affrontement entre groupes ethniques. Les fermiers de la Felda, comme les fonctionnaires en nombre pléthorique, constituent des groupes importants (10 % de la population chacun), un vivier solide d’électeurs de l’Umno.
Le parti de Najib Razak tient les cœurs à la fois grâce à ce clientélisme et à sa domination dans les médias. L’organisation malaise est propriétaire des journaux Utusan Melayu et Kosmo, tandis que la Malaysian Chinese Association, MCA, membre également de BN) contrôle The Star, un quotidien anglophone, et que le Malaysian Indian Congress (MIC) possède des journaux en langue tamoule. D’autres quotidiens importants sont contrôlés par des proches de BN, constituant un espace public largement favorable au gouvernement et très critique de son opposition. La pénétration de médias en ligne, capables de renseigner et de dénoncer la corruption du pouvoir en place, est bien faible. Ce qui contribue au clivage entre une Malaisie urbaine, éduquée, multi-ethnique, qui s’informe activement et manifeste son refus de l’État-Umno, et une autre rurale, malaise et vulnérable à la propagande du parti au pouvoir. Par ailleurs, cette presse différente est d’autre part menacée par la répression des services de l’État. Le Malaysian Insider en a fait les frais suite à sa couverture de l’affaire 1MDB qui met en cause le Premier ministre Najib Razak pour des détournements supérieurs au milliard de dollars. Le site a été bloqué en 2016 par la Malaysian Communications and Multimedia Commission (MCMC) et le journal n’existe désormais plus.

Répression de l’opposition

La société malaisienne exprime son refus du statu quo en votant majoritairement contre l’Umno en 2013. Plus encore, des manifestations s’organisent régulièrement depuis 2007 contre la corruption et pour des élections équitables suivant le mot d’ordre : Bersih (propre) ! La plate-forme du même nom réunit les ONG et membres de la société civile qui font le constat du caractère peu démocratique du régime malaisien et elle est proche des partis d’opposition. Élus, militants associatifs et même journalistes et chercheurs sont inquiétés par des poursuites juridiques au nom de lois coloniales jamais abrogées, et même étendues.
Le Sedition Act de 1948 a ainsi été utilisé en 2015 pour inquiéter pas moins de 90 personnes, toutes proches de l’opposition. Ce texte de loi condamne quiconque « incite à la déloyauté envers les sultans ou le gouvernement », « suscite le mécontentement parmi les sujets » ou « soulève des questions sensibles ». Mais il reste assez vague pour constituer une base solide afin de traîner en justice n’importe quel opposant. L’Internal Security Act (ISA) de 1960 est encore plus sévère. Remplacé en 2012 par le Security Offences (Special Measures) Act (Sosma), il permet de détenir des personnes sans procès au nom de la sécurité intérieure. C’est au titre du Sosma que Maria Chin avait été arrêtée et détenue pendant une semaine avant la manifestation Bersih 5 en novembre 2016. Tian Chua, détenu pendant deux ans au titre de l’ISA au début des années 2000, commentait pour nous : « Ce genre de torture vise à intimider les personnes qui portent des critiques légitimes contre le gouvernement. »
Et quand ce dispositif ne suffit pas, il reste encore des attaques pénales. Comme celle que subit l’ancien vice-Premier ministre Anwar Ibrahim depuis son limogeage en 1998 pour des accusations de sodomie. Le leader, détenu pendant cinq ans et aujourd’hui en prison pour cinq années supplémentaires, a pu structurer l’opposition autour du Parti Keadilan Rakyat (Parti de la justice, PKR) créé en 2003. Mahathir Mohamad, Premier ministre de 1981 à 2003, a récemment rejoint l’opposition et lui permet d’apparaître de plus en plus crédible aux yeux des Malaisiens, et particulièrement des Malais qui ont constitué jusqu’ici l’électorat de l’Umno.

Quelles perspectives ?

Le parti au pouvoir est en crise, des accusations graves et nombreuses de corruption pèsent sur le Premier ministre Najib, tandis que l’économie malaisienne va mal. Le consensus par lequel un leader autoritaire est toléré en échange de la prospérité (comme Lee Kuan Yew à Singapour) pourrait-il se fissurer ? Selon Kai Ostwald, l’Umno a tellement compliqué la possibilité d’une alternance par les urnes que la voie est sans issue. Le désir de changement s’incarne peu à peu dans des parcours d’émigration de la classe moyenne chinoise. D’ailleurs, cette fuite des forces économiques et des classes les mieux formées constitue un sérieux risque pour l’économie malaisienne. Alors que le ringgit malaisien a perdu 20 % de sa valeur depuis 2013, les efforts de l’Umno pour garder le pouvoir entraînent des coûts pour tout le pays, en matière de corruption ou de dépenses publiques. En outre, les efforts de Najib pour accentuer les clivages raciaux représentent une autre menace qui pèse sur l’avenir de la Malaisie.
Une opposition sérieuse et multi-ethnique est certes une chance pour le pays. Mais selon le chercheur canadien, « peu d’analystes espèrent un résultat différent de ceux des treize élections législatives qui ont eu lieu depuis l’indépendance ». L’article d’Ostwald pourra-t-il constituer une onde de choc et réveiller des élites malaises qui jusqu’ici faisaient allégeance à l’Umno ? En l’absence d’alternance, le désaveu de Najib au sein de l’Umno serait un moindre mal.

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A propos de l'auteur
Aude Vidal s'intéresse depuis 2014 aux conflits sociaux et environnementaux en Malaisie. Elle est diplômée en anthropologie et collabore au site Visionscarto.net ainsi qu'à CQFD, L'Âge de faire et Mediapart.