Société
Reportage

Malaisie : la société civile au chevet des réfugiés rohingyas

Des jeunes Rohingyas à l'école Human Aid. (Copyright : Marine Vial)
Des jeunes Rohingyas à l'école Human Aid. (Copyright : Marine Vial)
En mai 2015, des charniers sont découverts dans la jungle thaïlandaise à la frontière malaisienne. Les victimes étaient des Rohingyas, peuple musulman et apatride de Birmanie, des réfugiés ayant fui la Malaisie et les violentes persécutions de ses militaires. Bien que majoritairement musulmans, la Malaisie leur refuse l’asile et les considère comme des migrants économiques clandestins. Entre les initiatives de la société civile pour les accueillir et l’instrumentalisation de leur cause par les autorités, la présence des Rohingyas est devenue un enjeu majeur de politique intérieure.
Ce reportage est une co-publication avec notre partenaire Visionscarto.net.

En Malaisie, les Birmans représentent 90 % des 150 000 personnes réfugiées prises en charge officiellement par le le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) ; les Rohingyas sont aujourd’hui le peuple le plus important avec 55 000 personnes (au moins le double, estiment les ONG, en tenant compte de celles et ceux qui peinent à se faire enregistrer). De nombreux réfugiés urbains vivent dans ce pays prospère où cohabitent Malais musulmans, Chinois et Tamouls.

« Alors que les images habituelles montrent les réfugiés dans des camps, c’est en ville que vit une majorité d’entre eux », explique Sonia Ben Ali, directrice de l’ONG française Urban Refugees, en mission à Kuala Lumpur. La Malaisie n’est signataire ni de la Convention des Nations unies de 1951 relative au statut des réfugiés, ni de son protocole additionnel de 1967. Qu’il s’agisse d’éducation ou d’inclusion économique, les Rohingyas en sont exclus par les autorités, comme en Birmanie où ils sont officiellement apatrides.

La Malaisie refuse de signer la convention sur les réfugiés

L’accueil des réfugiés en Malaisie est le fait du prince, obéissant à des calculs très politiques. Dans les années 1990, le Premier ministre de l’époque, Mahathir Mohamad, avait trouvé un intérêt à « inviter » quelques milliers de Bosniaques. Mais l’actuel Premier ministre, Najib Razak, malgré l’utilisation politique qu’il fait de l’islam, ne se montre pas très généreux envers la communauté des croyants et n’a consenti à l’accueil que de 3 000 Syriens sur trois ans. Des chiffres sans commune mesure avec ceux des Rohingyas, Afghans ou Pakistanais vivant aujourd’hui dans le pays.
Principaux pays d’accueil des réfugiés rohingyas. (Copyright : Visionscarto, octobre 2017)
Principaux pays d’accueil des réfugiés rohingyas. (Copyright : Visionscarto, octobre 2017)
Les étrangers, migrants et réfugiés, compteraient jusqu’à 30 % de la main-d’œuvre du pays, une ressource peu chère et inépuisable pour les entrepreneurs – jamais inquiétés pour l’embauche d’un clandestin. Les bénéfices de l’exploitation des travailleurs étrangers ne sont pas les mêmes pour les deux plus grandes communautés du pays : alors que les chefs de petites et moyennes entreprises sont majoritairement d’origine chinoise, comme un quart de la population, les travailleurs les plus susceptibles de voir leur rémunération tirée vers le bas sont malais et constituent la majorité démographique au pouvoir dans le pays. La solidarité avec des musulmans persécutés se heurte donc à l’omniprésente question de la répartition des richesses entre communautés en Malaisie et explique en partie le refus de traiter humainement des personnes qui fuient les persécutions dans leur pays. Au sein de la société civile, une myriade d’acteurs tente dans un certain désordre de compenser l’incurie gouvernementale. Une centaine de « centres d’apprentissage » dispensent une éducation à la moitié des enfants rohingyas enregistrés dans le pays, avec des orientations parfois très différentes, séculières ou religieuses, musulmanes ou chrétiennes.

« Peace Learning Center »

À Penang, grande ville du Nord-Ouest, le Peace Building Club de l’Université Sains Malaysia (USM), animé par le politiste malais Kamarulzaman Askandar, a vu l’un de ses projets (« promotion de la régulation non-violente des conflits en Asie du Sud-Est ») donner lieu à l’ouverture, dans une maison louée dans un quartier résidentiel, d’un centre d’apprentissage pour les enfants rohingyas. Les cours du week-end assurés par des étudiants bénévoles dès 2013, leur Peace Learning Centre est devenu un an plus tard une quasi-école qui propose à une quarantaine d’enfants des enseignements de malais, anglais, maths ainsi qu’une sensibilisation à la non-violence. Les étudiants, qui avaient l’habitude de faire faux bond à l’arrivée des examens, ont pour la plupart laissé la place à de véritables enseignants, rémunérés ou bénévoles.
Karina Kamarulzaman, qui coordonne les efforts du projet dont son père est l’initiateur, regrette le manque d’intérêt des Malais pour l’action associative et explique ainsi le changement dans le recrutement des enseignants. Kim, Australienne et épouse d’expatrié, assure le cours d’anglais chaque mardi. Prof d’anglais dans son pays, elle a choisi dans un premier temps de s’adresser au HCR pour être orientée au mieux et s’est vue offrir une petite formation pour enseigner l’anglais langue étrangère. D’autres enseignants sont, eux, rémunérés. La tâche n’est pas de tout repos, les enfants étant parfois très agités, au point que Karina espère faire de la santé mentale l’un des prochains chantiers du centre et souhaite à titre personnel se réorienter vers des études de psychologie.
La plupart des élèves ont subi de graves violences alors qu’ils étaient encore en Birmanie. A l’instar de Kohinor, une petite fille d’une dizaine d’années : « C’était pendant la prière du vendredi. Les bouddhistes étaient armés de couteaux et de fusils et ils nous ont encerclés. » Interrogée avec ses copines Sabi et Rukiah sur ce qui leur plaît en Malaisie, elles citent en premier, comme il se doit ici, des aliments : le durian (fruit célèbre pour son odeur très forte) et le nasi lemak (du riz cuit dans du lait de coco). Et puis les centres commerciaux, le KLCC au pied des tours Petronas à Kuala Lumpur ainsi que le mall local. Mais leur pays, c’est la Birmanie : elles y sont nées et espèrent y retourner même si aucune d’elles n’écrit ni ne lit sa langue maternelle. Le centre n’offre pas de cours en langue rohingya et ses rapports avec la communauté locale, peu organisée, sont assez lâches.
Enseignantes de l’école de Human Aid. (Copyright : Marine Vial)
Enseignantes de l’école de Human Aid. (Copyright : Marine Vial)
Financé par des dons privés, le Peace Learning Centre demande aux parents une petite contribution. Une exigence parfois difficile à tenir quand il s’agit dans le même temps de les dissuader de retirer leur fille adolescente de l’école pour la marier ou la faire travailler à la maison. Et les perspectives d’avenir sont rares puisque presque aucune porte ne s’ouvrira ensuite à l’université, pas même celles de l’USM. En attendant que Karina la ramène chez elle après une journée d’école qui s’achève à 13 heures, Rukiah s’exerce à la machine à coudre qui pourrait lui servir plus tard à gagner sa vie.

« Human Aid »

Au nord de Kuala Lumpur, les grottes de Batu offrent un paysage étonnant : des centaines de marches mènent à un sanctuaire hindou creusé dans la roche, sous le regard d’une statue dorée de 42 mètres de haut représentant le dieu de la guerre Kârttikeya. C’est dans ce quartier que travaillent et vivent des Rohingyas, organisés par les efforts d’Ustaz Rafik, installé ici depuis 1982. Le centre qu’il a créé en 2014 s’appelle Human Aid (anciennement MyWelfare), c’est un projet communautaire.
Alors que beaucoup de « leaders communautaires » auto-proclamés monnayent leur entregent et leurs compétences sociales pour aider leurs compatriotes à surmonter les écueils de la bureaucratie onusienne, Rafik, lui, bénéficie d’une large estime. Entre le loyer de la maison, le salaire des enseignants et les repas distribués aux 70 élèves six jours par semaine, il faut lever chaque mois 10 000 ringgits (environ 2 000 euros) pour faire tourner le centre.
Outre les enseignements, séculiers le matin, religieux l’après-midi, MyWelfare est aussi un lieu de prière, un atelier de cuisine, un centre communautaire et un espace d’accueil pour quelques familles ou mères isolées dans les situations les plus difficiles. Les dons viennent de l’extérieur de la communauté mais également des Rohingyas eux-mêmes et du produit des ventes du Mama Gulza crispy sambal. Le sambal, c’est cette pâte pimentée présente sur toutes les tables malaises et indonésiennes. Celui de Mama Gulza (la mère de Rafik, qui lui a légué la recette) se présente sous la forme de flocons et mélange piment, anchois frits et condiments. Dans un bol de riz, c’est le principal apport en saveur et en nutriments des repas très pauvres qu’il faisait en Birmanie. Aujourd’hui, le sambal est cuit à l’huile d’olive, pour séduire un public moins rustique, et commercialisé par le Berani Project, une entreprise sociale.

« Berani Project »

Tan Chia Wei, l’animatrice du Berani Project, vient du monde de l’entreprise. Cette Sino-Malaisienne de la classe moyenne aisée a depuis longtemps des liens avec des réfugiés rohingyas. Mais la naissance de son enfant lui a fait abandonner son emploi pour sauter le pas et s’engager dans un projet hybride, socialement utile et économiquement rentable. Alors qu’elle découvre l’une des initiatives européennes de l’automne 2015 consistant à accueillir chacun chez soi un réfugié syrien, elle lève les yeux au ciel : pour elle l’aide doit s’inscrire dans la durée et pas dans un moment d’émotion charitable. Et pour cela, « tous les acteurs doivent y trouver leur compte, explique-t-elle. Je dois pouvoir vendre les produits ou les services offerts par les Rohingyas et les salariés recevoir une rémunération juste, des conditions de travail correctes et des perspectives de montée en qualification. »
Un obstacle de taille à cette affaire : les réfugiés sont considérés comme des immigrants illégaux et à ce titre n’ont pas le droit de travailler. Pour éviter la prison aux réfugiés et des amendes (légères) aux employeurs, les travailleurs sont des bénévoles auxquels MyWelfare offre une indemnité en échange de leur travail. Les produits sont ensuite commercialisés par le Berani Project, avec les efforts de marketing de Chia Wei qui insiste sur le besoin de donner du sens à l’échange en racontant son histoire, un « storytelling » au service de la bonne cause…
Les activités en question sont la cuisine (comme toujours en Malaisie où la moitié de la population semble occupée à cuisiner pour l’autre), la couture et le bricolage de récupération. Les réfugiés avec qui elle est en affaire sont originaires également d’Afghanistan et du Pakistan : « C’est comme ça que je fais du business », résume-t-elle. D’ici quelques années, Chia Wei espère être en mesure d’apporter une autre dimension à son activité d’intermédiaire commerciale, celle de micro-crédit. Le tour de force juridique reste encore à trouver, puisque les réfugiés n’ont pas le droit de posséder quoi que ce soit en Malaisie…

Solidarité 2.0

Chia Wei se souvient de ses premiers pas il y a encore peu, dans le cadre d’une structure d’appels à dons pour des urgences médicales, un autre mode d’action courant des personnes qui viennent en aide aux réfugiés. Les soins hospitaliers ne sont pas refusés aux étrangers mais ils sont en revanche facturés le double de ce que paient les Malaisiens. Pour une famille rohingya dépendant d’un salaire de misère, le prix d’un simple accouchement (que la loi interdit de mener à domicile) est impossible à assumer. Tant que la facture n’est pas payée, la mère et l’enfant restent à l’hôpital et la communauté s’affaire à trouver de quoi réunir la somme, autour de 5 000 ringgits (1 000 euros) pour un accouchement sans problème. C’est sur de telles urgences que le collectif Voice for the refugees fait appel à la générosité du public.
Jeune Rohingya à l'école de Human Aid. (Copyright : Marine Vial)
Jeune Rohingya à l'école de Human Aid. (Copyright : Marine Vial)
Le groupe est animé par Remus Chong, Sino-Malaisien trentenaire et propriétaire de deux restaurants, qui écrit les histoires de réfugiés ou d’associations de soutien dans le besoin. « C’est une cause oubliée en Malaisie », explique-t-il d’emblée. Une cause qui commence cependant à intéresser du monde. Entraîné par une amie, Remus a commencé à aider une école afghane. « Ils n’avaient pas de mobilier et un seul enseignant qui courait d’une classe à l’autre. On leur a demandé de quoi ils avaient besoin et petit à petit, on a tenté de remplir la liste en faisant appel au public sur les réseaux sociaux. » Le modèle est lancé et repose largement sur le storytelling de Remus. Certains de ses récits de vie ont été traduits et diffusés jusque dans le monde arabe, comme l’histoire d’un père palestinien handicapé dont les deux enfants ont de graves problèmes de santé et qui, arrivé en Malaisie, s’est retrouvé démuni.
Il se félicite de l’intérêt qu’il a réussi à susciter quelques semaines auparavant pour une école lâchée par ses mécènes. Parmi les relais de cette histoire, Martina Mahathir, la fille de l’ancien Premier ministre, une écrivaine et blogueuse influente. Remus met en avant le côté liquide de l’engagement qu’il propose, une manière d’aider souple, immédiate, ponctuelle. Pas de véritable organisation non plus, le collectif fonctionne aux coups de cœur. Remus, qui est chrétien, refuse d’aider sur des bases confessionnelles, comme il l’observe trop souvent ici : « Nous ne nous intéressons pas à la religion, nous sommes des humanistes. » De fait, les communautés qui bénéficient de ses coups de projecteur représentent l’ensemble des nationalités présentes en Malaisie, avec peut-être un intérêt particulier pour les Chins, cette minorité chrétienne qui a fui la Birmanie dans les décennies précédentes.

« Let’s tutor a refugee kid »

« Voice for the Refugees » est liée à une initiative de tutorat, Let’s tutor a refugee child, qui obéit aux mêmes principes de participation. Les « tuteurs » vont et viennent dans sept écoles différentes lors de séances le samedi, ayant préalablement signalé leur intérêt sur un réseau social en ligne. Parmi les 4 000 contacts, beaucoup ne reviendront pas mais ils auront été sensibilisés à la cause des réfugiés. « Certaines semaines, il y a plus de tuteurs que d’élèves », se réjouit Remus ; ce qui doit en effet dissuader de revenir quand on cherche à se rendre utile.
C’est parfois aussi le contraire. Juned, expatrié français, raconte sa première séance de tutorat dans une autre école lors d’un débriefing entre volontaires. 25 enfants et lui seul : « On me dit de prendre un marqueur et d’enseigner l’anglais. Mais je n’ai aucune expérience de l’enseignement ! J’ai donc cherché « enseigner l’anglais » sur un moteur de recherche et demandé aux meilleurs élèves d’apprendre aux autres. » Pour Cyrus, ingénieur à peine diplômé qui s’est fait déborder par trois garçons dissipés, c’est une autre affaire : « Je n’ai aucune idée de comment faire classe et les empêcher de courir partout et de se battre… et je trouve difficile de communiquer avec eux. »
Un autre volontaire partage l’adresse d’un site de traduction en ligne vers la langue chin. Fiona, une Singapourienne qui vient depuis des mois, anime cette courte réunion. Selon elle, même si les conditions d’apprentissage ne sont pas les meilleures, « ils ont école du lundi au vendredi, un temps qui n’est pas tant pour enseigner que pour se rencontrer ». Elle prend néanmoins la tâche très au sérieux et l’ambiance est studieuse pour les quatre enfants assis autour d’elle : « Je veux faire quelque chose, donner à la société en échange de ce que j’ai reçu. Et j’apprends beaucoup d’eux ! La première fois,ils m’ont appris ce qu’était un trou noir. » Les cours ont lieu dans une église chrétienne chin, ce qui ne pose pas de souci aux volontaires. Cyrus est bouddhiste mais « OK avec toutes les religions » – un trait nécessaire quand on habite une société plurielle. La communauté malaisienne chin est vivante mais se réduit doucement au rythme de la réinstallation des familles aux États-Unis et en Australie.

Obstacles

Alors qu’il est question d’établir un salaire minimum entre 1 000 et 1 500 ringgits mensuels, la rémunération des Rohingyas, autour de 30 ringgits par jour, est dans la fourchette basse… à condition de travailler trente jours par mois, comme c’est souvent le cas, dans les emplois que personne ne souhaite assurer. Sur ce maigre salaire, il faut soustraire un tiers environ de pots-de-vin à des policiers qui menacent de prison. Les mêmes municipalités qui emploient des Rohingyas au noir pour vider les drains (sortes d’égouts à ciel ouvert alimentés par les pluies tropicales) et leur font payer des loyers pour des taudis, les menacent également d’expulsion ou de poursuites, aux dires de celles et ceux qui accompagnent les réfugiés. Pour Hussein, jeune homme victime d’un accident du travail en juillet, avoir été emmené par son employeur jusqu’à l’hôpital plutôt qu’au commissariat est plutôt une bonne fortune. Son poignet est resté déformé, il ne peut plus travailler de ses mains et ne peut prétendre à aucune indemnité. Son employeur l’a vite remplacé.
La prison, un centre de détention où le HCR ne peut pas pénétrer, est une menace continue pour les Rohingyas. Beaucoup ont fait le séjour, ce qui a pu leur valoir après coup le statut de réfugié auprès du HCR. Faute de pouvoir délivrer des cartes à tout le monde, la structure onusienne donne la priorité à ceux et celles qui affrontent les difficultés les plus immédiates, lors d’un séjour à l’hôpital ou en centre de détention. Ce statut, bien que difficile à acquérir, offre une protection relative car il ne garantit pas à tous les coups d’échapper à une arrestation. Le gouvernement malaisien mène contre le HCR une guerre larvée, acceptant quelques compromis pour mieux en refuser d’autres. Le Haut Commissariat se trouve pris entre la nécessité d’apporter de l’aide aux réfugiés et celle de soigner sa relation aux autorités pour faire évoluer la législation. Au final, il n’a bonne presse ni aux yeux des Rohingyas ni pour les personnes engagées auprès des réfugiés, et accorde difficilement des entretiens.
Avant toute chose, le HCR comme les ONG souhaitent voir les personnes persécutées bénéficier d’un statut particulier – celui de réfugié – et font valoir au gouvernement l’impossibilité de faire comme si les réfugiés étaient déjà en partance vers des pays tiers ou prêts à retourner au pays. Si les enfants qui naissent aujourd’hui en Malaisie devaient y devenir adultes, les intégrer semble une nécessité. Dans la mosaïque malaisienne, la tâche semble loin d’être impossible. Karina, du Peace Learning Centre de Penang, se réjouit de voir que les enfants rohingyas sont souvent pris pour des mamaks, ces Indiens musulmans qui forment une petite part du mélange de peuples malaisien.

Histoire des Rohingyas

Autour d’un thé, Rafik s’engage dans une grande discussion sur le sort des Rohingyas, ce peuple qui parle une langue indo-européenne et pratique la religion musulmane. « Les plus anciens textes établissent notre présence dans l’État d’Arakan en Birmanie », défend-il. Considérés comme des immigrés bengalis de l’époque coloniale, ils ne font plus partie des 135 groupes ethniques reconnus dans le pays. Depuis les premiers dommages de la birmanisation en 1962 jusqu’à leur déchéance de nationalité en 1982 et les explosions de violence en 2012 puis à l’automne 2016, les Rohingyas sont considérés par les Nation Unies comme étant la minorité la plus discriminée au monde.
Le HCR évalue le nombre de réfugiés rohingyas à un demi-million, soit la moitié de ce peuple et la huitième population d’exilés dans le monde derrière les Syriens, les Afghans et les Somaliens, le chiffre baissant peu à peu, à mesure de leur installation dans des pays tiers. Une chose est sûre : les récentes violences tiennent de la purification ethnique. Depuis la généralisation des smartphones, les Rohingyas font tourner des vidéos des incendies de maisons et des pogroms dont ils sont victimes au pays. Selon Rafik, la haine aurait pour origine la loyauté des Rohingyas envers les colons britanniques, puis pour leur rôle dans l’insurrection démocratique de 1988 et auprès d’Aung San Suu Kyi. Depuis la libéralisation du régime et l’entrée en fonction de la « Dame de Rangoun », leur sort ne fait pourtant que se dégrader.
Celle qui est en train de faire revenir au pays la minorité chrétienne chin a-t-elle un agenda caché, qui suppose à plus long terme la réintégration des Rohingyas ? L’hypothèse est encore plausible puisque le gouvernement d’Aung san Suu Kyi a pris position contre les éléments les plus haineux du groupe bouddhiste nationaliste Ma Ba Tha qui jusqu’ici ne suscitait aucune contestation. Mais la réintégration des Rohingyas dans la mosaïque birmane semble désormais improbable. D’autant que l’État d’Arakan (désormais Rakhine pour la junte militaire qui a rebaptisé jusqu’au pays, le Myanmar), où ils vivaient avec le peuple du même nom, est riche en métaux et hydrocarbures… La peur d’une éventuelle sécession de la province n’est peut-être pas étrangère à la persécution.
Rafik rappelle le séjour en prison de Wirathu, ce moine bouddhiste converti à la haine anti-rohingya par la magie d’une rémission de peine, pour dire le caractère pour le moins artificiel de cette inimitié. « Dans la Birmanie où j’ai vécu enfant, nous donnions des aumônes aux moines bouddhistes », se souvient cet homme de cinquante ans. Les conflits attisés par le régime militaire servent également à justifier le rôle de l’armée, en perte de vitesse depuis quelques années…

Une communauté internationale impuissante

Mi-novembre 2016 puis fin août 2017, de nouvelles crises secouent l’État d’Arasant. Villages brûlés, femmes méthodiquement violées, la guerre contre les Rohingyas monte à chaque fois en intensité. C’est l’occasion pour Najib Razak de se présenter comme leur défenseur. Lors d’un grand rallye à Kuala Lumpur le 4 décembre, le Premier ministre malaisien prévient les autorités birmanes : « Le monde ne peut pas regarder perpétrer un génocide sans rien faire. » Les rencontres de l’Asean (Association des nations de l’Asie du Sud-Est, qui fête en 2017 ses 50 ans) sont l’occasion pour le gouvernement malaisien de rappeler le dossier avec plus ou moins de vigueur. La dernière sortie date du 21 septembre et elle est le fait du vice-Premier ministre Ahmad Zahid Hamidi. Les tensions diplomatiques entre la Malaisie et la Birmanie ne produisent que peu de résultats et les lignes ne bougent guère. Les ministres des Affaires étrangères de l’Asean, réunis en urgence à Rangoun le 19 décembre, étaient sortis avec la résolution de partager plus d’informations sur l’état du conflit dans l’Arakan. La communauté internationale semble bien impuissante, alors que les persécutions continuent et que le Bangladesh, pays frontalier et principal refuge des Rohingyas, peine à accueillir les réfugiés.
En permettant à des réfugiés rohingyas d’exercer une occupation légale – une idée suggérée par la Malaysian Employers Federation et qui concernera initialement 300 personnes –, le Premier ministre conjuguerait charité et intérêt bien compris, puisque la chute du ringgit malaisien rend le pays moins attractif pour les travailleurs migrants dont il a besoin. Mais la mesure tarde et pour les observateurs, elle est essentielle à la normalisation de la vie des Rohingyas. Jules Ong, journaliste et militant, réagit : « Que le gouvernement signe la convention des Nations Unies et c’est à ce titre que nous pourrons juger de la sincérité de son engagement. Cela fait des années que l’on ne permet pas aux Rohingyas de travailler bien que notre économie ait besoin de travailleurs étrangers. » Le HCR est plus optimiste et pour son représentant Richard Towle, « la signature de la convention est devenue un leurre qui nous détourne du plus important, de ce que nous pouvons faire pour améliorer la vie des personnes qui ont fui leur pays pour trouver refuge ici. »

Grandir en Malaisie

Alors que la moitié du peuple a déjà fui devant les violences, Kohinor, Sabi et Rukiah pourraient devenir adultes en Malaisie. L’existence d’une « zone grise » tolérée par les autorités, en matière d’emploi illégal notamment, permet aux réfugiés de répondre aux difficultés les plus pressantes et de tenir la tête hors de l’eau pendant longtemps. Mais la précarité demeure. Plus que tout, les réfugiés demandent qu’à leurs enfants, au moins, soient accordées les opportunités qu’on leur refuse.
Avant le revenu, le logement ou les soins médicaux, leur préoccupation la plus importante est l’éducation, qui pourrait permettre à leurs enfants de s’intégrer et d’avoir des situations économiques moins fragiles. Ils n’ont pas échappé à la persécution et aux mauvais traitements des passeurs pour leur offrir cette situation d’exclusion durable. En attendant, la file d’attente au siège du HCR est toujours aussi longue, les réfugiés ont autant de mal à se faire enregistrer et les budgets dédiés aux actions en Asie du Sud-Est sont en baisse. C’est que l’aide internationale s’est en partie reportée vers l’Europe pour l’aider à surmonter « sa » crise des réfugiés…
Par Aude Vidal

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A propos de l'auteur
Aude Vidal s'intéresse depuis 2014 aux conflits sociaux et environnementaux en Malaisie. Elle est diplômée en anthropologie et collabore au site Visionscarto.net ainsi qu'à CQFD, L'Âge de faire et Mediapart.