Politique
Tribune

Birmanie : l'heure des doutes et du discernement

La Conseillère d’État et ministre birmane des Affaires étrangères Aung San Suu Kyi lors la session d'ouverture du 31ème sommet de l'ASEAN à Manille, le 13 novembre 2017. (Crédits : AFP PHOTO / ATHIT PERAWONGMETHA)
La Conseillère d’État et ministre birmane des Affaires étrangères Aung San Suu Kyi lors la session d'ouverture du 31ème sommet de l'ASEAN à Manille, le 13 novembre 2017. (Crédits : AFP PHOTO / ATHIT PERAWONGMETHA)
Face à la tragédie des Rohingyas, est-ce vraiment l’heure de renvoyer la Birmanie au ban des nations ? Paradoxalement, les critiques et les désillusions de la communauté internationale et occidentale en particulier, ont uni un peuple birman d’habitude prompt à se diviser. Sans nier les violences subies et les souffrances atroces des réfugiés, il est temps de juger avec plus de discernement les responsabilités du pouvoir civil – Aung San Suu Kyi et son gouvernement LND – et des militaires, dont les relations glaciales se sont améliorées à travers la crise.
*Rédigée par et pour les militaires, la Constitution de 2008 impose quelques contraintes administratives sujettes à débat, notamment sur les conditions d’éligibilité à la présidence (façonnées sur mesure contre Aung San Suu Kyi) et la place réservée aux militaires au parlement (un quart des sièges). **En 1990, les militaires avaient refusé de reconnaitre le résultat des élections générales, très favorables à la LND d’Aung San Suu Kyi. ***Un semestre entre le résultat des élections et son entrée en fonction en avril 2016.
C’était il y a deux ans. Le 8 novembre 2015, des élections générales multipartites libres étaient organisées en Birmanie. Soit cinq ans après le retrait progressif et délibéré de la junte militaire au pouvoir durant un demi-siècle sans interruption. et engagé un processus (toujours en cours) de transition démocratique. Nonobstant un cadre constitutionnel encore restrictif*, les observateurs, sondeurs et électeurs n’attendaient rien d’autre qu’un franc succès électoral du parti historique de la cause démocratique birmane – la Ligue Nationale pour la Démocratie (LND) – de l’emblématique Aung San Suu Kyi, la Dame de Rangoun. Contrairement à un triste précédent** intervenu un quart de siècle plus tôt, l’influente caste des généraux acceptait cette fois-ci sans sourciller le verdict des urnes donnant largement vainqueur la LND, au prix d’un camouflet tout aussi manifeste pour le parti pro-junte (USDP). L’automne politique birman se présentait alors sous des auspices a priori favorables. D’autant plus que la première administration démocratique birmane depuis le début des années soixante disposait d’un laps de temps pour le moins confortable*** pour se préparer à la tâche.
*Ce fidèle d’Aung San Suu Kyi est président uniquement parce que la Constitution (art. 59) empêche Aung San Suu Kyi de l’être. **L’appellation birmane de l’armée. ***cf. du processus de paix à la réconciliation nationale, en passant par le développement économique, les rapports avec l’ancienne junte et les hérauts d’un nationalo-bouddhisme résurgent, les relations avec le monde extérieur, de Washington à Pékin…
Un an et demi après les premiers pas du premier gouvernement civil birman depuis deux générations, à l’excitation et aux attentes démesurées d’une population se prenant à rêver (un peu vite) en des lendemains d’abondance et de félicité, aux satisfecit et encouragements divers d’une communauté internationale (occidentale en premier lieu) saluant (un peu hâtivement là encore) le triomphe de la démocratie, ont progressivement succédé des sentiments moins amènes, une perception plus pragmatique de la réalité birmane. L’administration LND du président U Htin Kyaw – dont l’histoire peinera à se rappeler le nom tant sa discrétion* fait merveille… – se heurte à un début de mandat pour le moins difficile et pêche par inexpérience de la gestion des affaires nationales. C’est qu’il doit composer avec une Tatmadaw** toujours terriblement influente, pas toujours des plus conciliantes et vis-à-vis de qui elle dispose de fort peu de leviers. Le gouvernement se heurte à une kyrielle de dossiers plus complexes*** et retors les uns que les autres.
C’est sur ce socle déjà ténu qu’est venue se greffer début septembre une nouvelle crise. Humanitaire, interconfessionnelle, ethnico-religieuse, sécuritaire et diplomatique… Elle malmène depuis lors le nord de l’Arakan, le sort de plusieurs centaines de milliers de civils appartenant à la communauté rohingya pour la plupart et réfugiés sur le territoire bangladais. Elle ternit l’image extérieure de cette Birmanie post-junte pourtant la veille encore réhabilitée à vitesse grand V par un concert des nations saluant son retour.
L’ONU, diverses capitales occidentales ou appartenant au monde musulman, les acteurs du monde humanitaire et de la défense des droits de l’homme, s’emploient depuis sans ménagement à critiquer l’action des autorités (civiles et militaires) birmanes. Leur responsabilité présumée est pointée du doigt dans ce que d’aucuns décrivent comme un génocide ou un nettoyage ethnique dont ferait en premier lieu les frais la communauté (non-officiellement reconnue par le droit birman) apatride des Rohingyas présente jusqu’alors dans ce fragile Ouest birman (État de l’Arakan).
*L’auteur de cette tribune était en déplacement en Arakan pour quelques jours courant septembre. **Depuis une douzaine d’années, la capitale administrative birmane. Rangoun reste la première agglomération du pays et la capitale économique.
Qui se soucie véritablement de connaître la réalité des prérogatives et compétences de chacun, administration civile et généraux ? Qui a la possibilité de se rendre sur place* (en Arakan) pour vérifier le détail précis de cette grave crise avant tout humaine ? Il n’est pas interdit de jauger distinctement les responsabilités des forces régulières birmanes et des militants radicaux de l’ARSA, l’Arakan Rohingya Salvaiton Army. Le monde extérieur, lui, pilonne à l’aveugle Naypyidaw**, dénonce la violence et les souffrances des populations concernées, définit quelques menues sanctions (à titre individuel essentiellement) et promet de voir plus grand, plus durement, si la Tatmadaw reste sourde à ses appels à la retenue.
*Reçu il y a un quart de siècle, en 1991.
Que devient Aung San Suu Kyi dans cette tourmente ? Que reste-t-il de l’icône ? L’égérie de la cause démocratique birmane et Prix Nobel de la paix*, l’épicentre des espoirs et des attentes d’une majorité de Birmans, l’idole silencieuse et souriante pendant des décennies des capitales occidentales éprises de démocratie, de libertés et de défense des droits de l’homme… La « Dame de Rangoun » n’est pas passée à travers cette violente tempête automnale arakanaise, loin de là. Sa discrétion sur le sujet ? Incomprise. Son Prix Nobel ? A révoquer, proposent déjà certaines personnalités voulant traduire en sanctions personnelles les désillusion de la communauté internationale. The Lady a été bien hâtivement et maladroitement déchue de son piédestal par ses adorateurs d’hier. Plus au fait de la réalité des choses, voisines et solidaires, certaines capitales régionales influentes se sont bien gardées de participer à la curée. A l’image de Pékin et de New Delhi, ses précieux autant que différents paratonnerres diplomatiques du moment, dans un contexte de détérioration brutale des rapports avec Washington depuis l’élection de Trump et de la relation avec l’ONU, sinistrée plus avant à chaque nouvelle déclaration sur les responsabilités et manquements incombant aux autorités birmanes.
Qu’en est-il sur le plan intérieur ? Ce retournement brutal d’affection internationale a eu pour conséquence intéressante de voir la société birmane – un modèle de division en soi – se rassembler par-delà les différences multiples (politiques, ethniques, sociales) derrière la bannière de ses dirigeants (démocratiques et militaires), soudainement malmenés par un monde extérieur ingérant. Et qui plus est à travers une thématique sensible faisant l’unanimité contre elle en ces terres bouddhistes du Sud-Est asiatique : à savoir le sort des « Bengalis », la dénomination officielle des Rohingyas dans le pays – à laquelle devra se plier le pape François lors de son séjour birman fin novembre.
Et que dire aussi des relations fraîches si ce n’est très ténues entre la de facto cheffe de l’État birman et le chef des armées, l’énigmatique et influent généralissime Min Aung Hlaing ? Elles ont profité de cette grave crise domestique pour partiellement panser leurs plaies. loin de se joindre au chœur extérieur des critiques contre l’armée pour ses opérations anto-insurrectionnelles à huis clos en Arakan, une majorité de Birmans louent l’action de la Tatmadaw et la résolution de son commandant en chef, redonnant un crédit bienvenu à ce dernier. Lequel aura sans l’ombre d’un doute « apprécié » que la Conseillère d’État s’abstienne en public de critiquer la gestion a minima « musclée » de ses hommes en Arakan ces deux derniers mois. Ce n’est probablement pas l’envie qui a dû manquer à l’ancienne assignée à résidence et opiniâtre opposante à la junte de faire état de son sentiment sur le sujet. Si elle avait pris le risque de se désolidariser publiquement de l’action des hommes en uniforme dans l’Ouest birman, le couperet d’un retour de bâton immédiat de l’irascible Tatmadaw en même temps que le désaveu d’une grande part des Birmans auraient sans tarder sanctionné son « audace ». Même si cette action aurait répondu au souhait d’une opinion publique internationale interdite jusqu’alors face à la « passivité » de La Dame, assimilée à un manque de compassion.
Il ne saurait naturellement être question de passer sous silence ou de minimiser la souffrance et les traumatismes divers subis par le demi-million de Rohingyas, bouddhistes arakanais ou hindouistes, actuellement réfugiés au Bangladesh, dans les conditions sordides que l’on sait. Il n’est pas davantage question d’oublier, étiré sur divers autres pans du territoire birman (États Shan, Kachin, Karen notamment), le drame quotidien vécu par plusieurs centaines de milliers de personnes (des minorités ethniques pour la plupart) dans les violents affrontements armés opposant la Tatmadaw et une douzaine de groupes ethniques armés.
Enfin, on peut également inviter la communauté internationale, généralement prompte à la critique et à l’amalgame, aux jugements souvent définitifs, à faire montre d’un peu plus de discernement dans la compréhension des enjeux et dynamiques internes birmanes, des responsabilités incombant aux uns (armée) et aux autres (administration civile), comme dans la définition de ses sanctions. Un septennat après s’être engagés sur le complexe et tortueux chemin de la transition démocratique, la Birmanie et ses 55 millions de citoyens aspirent à un autre futur que le retour au ban des nations.

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A propos de l'auteur
Spécialiste de l'Asie, chercheur au CERIAS (Université du Québec à Montréal), chercheur associé à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée, le Dr Olivier Guillard est notamment l'auteur du livre "Birmanie 2020 : de l’état des lieux aux perspectives" (IRIS/Dalloz), de ''L'inquiétante République islamique du Pakistan'' (L'Harmattan, Paris, décembre 2021) et co-auteur de "Géopolitique du XXIe siècle" (chapitre Afghanistan, Ellipses, Paris, 2024). Entre autres régions d’Asie, il a abondamment voyagé en Inde, en Corée du sud, en Afghanistan, en Birmanie, au Sri Lanka, au Pakistan, en Chine, en Thaïlande, en Indonésie, au Népal, au Cambodge ou encore au Bangladesh. Titulaire d’un Doctorat en droit international public de l’Université de Paris XI, il est aussi directeur de l’information de la société Crisis24 (GARDAWORLD), un cabinet de conseil et d’ingénierie spécialisé dans l’analyse et la gestion des risques internationaux.