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Qui contrôle la porte contrôle l’espace : l’Asie du Sud-Est sera-t-elle sinisée ?

Le ministre chinois des Affaires étrangères Wang Yi lors d'une conférence de presse en marge du Forum de sécurité régionale pour les 50 ans de l'ASEAN à Manille, le 7 août 2017. (Crédits : AFP PHOTO / MOHD RASFAN)
Le ministre chinois des Affaires étrangères Wang Yi lors d'une conférence de presse en marge du Forum de sécurité régionale pour les 50 ans de l'ASEAN à Manille, le 7 août 2017. (Crédits : AFP PHOTO / MOHD RASFAN)
L’été 2017 aura été instructif en Asie, pour qui y regardait de près. Début août, l’ASEAN célébrait son 50ème anniversaire à Manille et pouvait se féliciter de la construction d’une institution à géométrie variable autour de 10 Etats-membres dont le PIB de 2 600 milliards de dollars (4,5% de croissance annuelle prévus dans les prochaines années) représente environ 9% du PIB mondial et la population de 640 millions d’habitants atteindrait 790 millions en 2050. Ces réunions, auxquelles participaient 18 Etats pour le Sommet de l’Asie orientale et 27 pour le Forum régional, incluaient bien évidemment la Chine et les Etats-Unis sur fond de menace nucléaire nord-coréenne. On craignait alors qu’elle ne transforme le week¬end du 15 août en début de troisième guerre mondiale, alors que la puissance américaine oscillait entre déploiements massifs, rhétorique incendiaire et apaisement du partenaire économique incontournable. Comme pour mettre les points sur les « i » quant à cet espace que la France n’appelait pas « Indochine » par hasard, Inde et Chine se tenaient sur leurs gardes dans le Doklam, entre Népal et Bhoutan, un espace contigu qui symbolise l’accès de l’Inde à son Etat le plus oriental, et donc à l’ASEAN et au Pacifique au-delà du Delta du Bengale.
L’ASEAN n’a pas joué de rôle fondamental dans la sécurité politique et militaire de la zone dans les 50 dernières années et cela n’est pas destiné à changer. Constituée d’Etats principalement intéressés par le développement économique et fermes défenseurs de la non-ingérence, elle s’est focalisée sur la construction d’une communauté économique (AEC en anglais), l’abolition des barrières commerciales (le tarif moyen s’élève aujourd’hui à 4,5%) et la constitution d’un marché bancaire et financier intégré. Aujourd’hui, 25% de l’investissement direct a lieu entre Etats-membres et 40% des touristes sont internes à la zone. Cependant, la CNUCED estime que près de 6 000 barrières non-tarifaires restent en place, utilisées principalement par les pays qui bénéficient le plus du commerce, à savoir la Thaïlande en tête, l’Indonésie, les Philippines et la Malaisie. Les règles douanières n’ont pas encore été harmonisées et les accords de reconnaissance mutuelle sont en négociation. Un projet de fenêtre unique (« single window ») à l’horizon 2025 facilitera l’entrée des marchandises, l’échange de données numériques, le commerce en ligne et le développement des PME. Pour l’instant, seuls Singapour, la Malaisie, la Thaïlande et l’Indonésie y participent entièrement.
Alors que des milliers de Rohingyas ont fui la Birmanie, le silence de l’ASEAN est patent. Lors du sommet, le Vietnam fut le seul Etat à réclamer la négociation d’un code de conduite obligatoire en mer de Chine du Sud, négociation qui ne pourrait aboutir qu’avec l’appui de l’allié américain qui déploiera un porte-avions au Vietnam en 2018.
En attendant, la Chine forge son destin de puissance régionale dans l’espace qui la sépare de son concurrent indien. La Thaïlande, dont la relation avec les Etats-Unis souffre depuis la prise de contrôle par les militaires, annonçait en août le début de la construction d’une ligne de train à grande vitesse la reliant au sud de la Chine (avec un premier tronçon vers Nakhon Ratchasima). Un projet fortement poussé par Pékin, qui détient maintenant le plus grand réseau mondial. Le Premier ministre thaïlandais a d’ailleurs saisi l’opportunité du sommet des BRICS de Xiamen (4-5 septembre) pour inviter Vladimir Poutine en visite officielle l’an prochain et entamer des discussions avec le président Rahmon du Tadjikistan. Voilà deux faits significatifs de l’imbrication de la Thaïlande à la fois dans le projet de la Route de la soie et la relation russo-chinoise, lesquels englobent l’espace que les russes appellent « l’Asie du milieu ». Le ministre russe des Affaires étrangères était à Bangkok en août pour inaugurer un centre de l’ASEAN pour la cybersécurité. D’autres grands projets de transport et de construction de canaux donneront à la Chine, via la Thaïlande et la Malaisie, accès à la mer d’Andaman, et donc un débouché supplémentaire sur l’Océan Indien. Après le retrait américain du projet de Partenariat Transpacifique (TPP en anglais), la Thaïlande a d’ailleurs suggéré à l’Inde de rejoindre le Partenariat économique régional global (RCEP en anglais) mené par la Chine, bien qu’il inclue le Japon.
Président de l’ASEAN en 2018, Singapour a entamé un programme de visites officielles avec la Chine après avoir été écarté du sommet de la Route de la soie en mai. Tout en insistant sur la liberté de navigation, la cité-Etat entend bien profiter de la manne à venir sous forme de construction d’infrastructures portuaires, logistiques et autres. Singapour reste la destination privilégiée des occidentaux : les Etats-Unis y investissent 81% de leurs IDE destinés à l’ASEAN et l’Union européenne jusqu’à 85%. Pour ne pas céder un terrain inquiétant à la Chine et à ses vecteurs stratégiques, Singapour devra s’enraciner dans sa région et miser sur tous ses atouts qualitatifs : compétitivité, productivité, innovation et technologie de pointe, excellence du système éducatif et main-d’œuvre multilingue.
Aux Philippines, le président Duterte n’est revenu sur sa menace de rupture avec les Etats-Unis qu’à la suite de l’insurrection islamiste de Marawi. Mais les liens avec la Chine, eux aussi signalés par des visites bilatérales de haut niveau, se concrétisent, en particulier dans le domaine de l’exploration pétrolière conjointe en mer de Chine méridionale.
En Indonésie, le 13 août, plus de 12 000 personnes protestaient en dansant le saman contre la destruction d’un parc naturel alors que la déforestation liée à la plantation de palmiers à huile fait des ravages. Une manifestation qui symbolise la position flottante de l’Indonésie entre un partenaire commercial trop puissant (la communauté chinoise dans l’archipel est régulièrement attaquée) et une alliance australo-américaine dont le terrorisme islamique, nourri par les « retours » de Syrie, lui rappelle quotidiennement la nécessité. Cet été, l’Indonésie a renommé en « Mer de Natuna du Nord » une partie de sa zone économique exclusive en mer de Chine du Sud, une action déclarée illégale par Pékin. La Banque mondiale estime à 500 milliards de dollars le coût des infrastructures manquantes au pays des 17 000 îles.
Autre priorité stratégique de la Chine : l’alimentation. D’après un rapport de WorldFish, l’ASEAN a capturé 20 millions de tonnes de poisson en 2014 et élevé 11 millions de tonnes supplémentaires de produits de la mer, la production aquacole ayant quadruplé depuis 2000. L’Indonésie pour sa part produit un tiers des algues au monde. Quant au riz, dont la Chine est grand importateur, les principaux producteurs sont comme par hasard des Etats-membres de l’ASEAN. Le cabinet de conseil Nielsen, quant à lui, insiste sur l’énorme potentiel de croissance, et donc de pouvoir d’achat, des petites et moyennes villes de l’ASEAN alors que le consultant australien CAPA étale les chiffres faramineux de la construction et de la réfection aéroportuaire d’ici 2069. Pékin, qui vise à devenir l’un des principaux hubs mondiaux, ouvrira un nouvel aéroport en 2019, facturé à 13 milliards de dollars.
Mais c’est en Malaisie que la Chine avance ses pions de la manière la plus patente. Le goulot d’étranglement du Détroit de Malacca est le point de passage obligé des importations d’hydrocarbures du premier importateur mondial ? Qu’à cela ne tienne. Les Chinois vont reconstruire le port de Malacca à l’invitation de Kuala Lumpur, avec un budget estimé à 7,2 milliards de dollars et la création d’une structure logistique qui sera en concurrence directe avec celle de Singapour. Ceci n’est d’ailleurs que l’un des multiples projets chinois de construction étalés sur la décennie à venir, la Chine s’invitant ainsi dans la campagne électorale malaisienne dont les acteurs sont accusés de vendre le pays à une puissance étrangère. Pékin a ainsi promis d’importer 2 000 milliards de dollars de biens en provenance de la Malaisie dans les cinq années à venir, à quoi s’ajoutent des échanges en matière de formation.
Selon des rapports récents de la Banque mondiale et de la banque HSBC, hormis la Chine et Singapour, les pays de l’ASEAN ont un grand retard à rattraper en matière de structures portuaires pour capitaliser sur les 10 milliards de tonnes de fret maritime qui transitent par la zone chaque année, soit 60% du total mondial. Dans le World Bank Logistics Performance Index de 2016, la Thaïlande est au 46ème rang, l’Indonésie au 63ème et les Philippines au 71ème. Pour des raisons de proximité et de rentabilité du fret, ces deux pays ont d’ailleurs l’intention de développer des liens maritimes directs.
En Birmanie, dont moins d’un tiers de la population a accès à l’électricité, la Chine, fortement implantée dans le Nord, veut jouer un rôle majeur dans la production d’énergie. Pékin a aussi proposé au gouvernement de Naypyidaw de se fournir directement en électricité chinoise, moyen efficace s’il en est de contrôler les destinées d’un pays. La crise humanitaire actuelle aurait, en d’autres temps, fourni aux Etats-Unis une occasion de faire valoir leur influence. Or, il n’en est rien aujourd’hui, ce qui laisse aux acteurs régionaux le champ libre dans un Etat charnière fondamental, aux richesses immenses, où la promesse de démocratie ratée sur fond de nationalisme forcené refroidit les occidentaux, malgré un taux de croissance du PIB de près de 7%. En 2016, les IDE étaient en baisse par rapport à 2015, alors que Singapour et la Chine figuraient en 1ère et 2ème position respectivement pour les quatre premiers mois de l’année fiscale en cours.
Au Cambodge, star de la croissance asiatique où le pouvoir en place musèle l’opposition davantage chaque jour, la Chine est le premier donateur. Des entreprises de toute taille s’y installent dans l’agriculture, le commerce, le textile et le tourisme, entre autres dans la zone économique spéciale de Sihanoukville. Dans cette économie dollarisée à 90%, la Chine cherche à faire accepter le yuan. Elle a déjà rénové le réseau routier et construit ponts et usines hydroélectriques, en attendant un nouvel aéroport à Siem Reap en 2020. Mais les relations avec Phnom Penh ne sont pas entièrement au beau fixe. L’anniversaire de l’ASEAN incluait une réunion spéciale sur le Mékong, dont le Cambodge tire 75% de ses protéines. Les effets de la construction de barrages par la Chine sur ce fleuve, et donc sur son cours et la sécurité alimentaire des pays riverains, sont une source de conflits.
Avec ses quelque sept millions d’habitants, le Laos sera lui aussi relié à la Chine par une ligne à grande vitesse d’ici 2020 et rêve de passer de pays enclavé à pays connecté par une série de liens vers le Vietnam, le Cambodge et la Thaïlande. Anecdote révélatrice : dans un Etat où le PIB par tête est de 2 150 dollars, la Chine, qui veut développer le plus grand parc naturel du monde sur le plateau tibétain, achète les éléphants pour 25 000 dollars l’unité. Des attaques contre des travailleurs chinois se sont multipliées dans les derniers mois alors que la Chine dépasse maintenant le Vietnam en terme d’IDE et que l’exploitation de bananeraies au profit du consommateur chinois est assortie de problèmes environnementaux et fonciers.
Il y aurait beaucoup à dire sur le commerce des armes, où la présence russe équilibre étrangement « l’ami » conjoncturel chinois, en sus évidemment des ventes des Etats-Unis et de ses alliés, parmi lesquels la France a pris des positions stratégiques aux « portes » indienne et australienne notamment. Mais dans cette immense zone intermédiaire entre « heartland » (terre) et « rimland » (mer) que constitue l’ASEAN, la Chine semble s’établir d’une manière qui pourrait bien sceller le futur de l’Asie. A moins que d’autres ne la freinent. Sur ce dernier point, ce ne sont pas tant les moyens qui sont en cause, que la volonté et la capacité à agir en commun.

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A propos de l'auteur
Diplômée de la School of International and Public Affairs de Columbia University, Sandrine Teyssonneyre a 25 ans de carrière dans la finance, la diplomatie multilatérale, le conseil et l’enseignement des relations internationales. Entre autres livres, elle est l’auteur de "The United Nations and Business : A Partnership Recovered. Elle a conseillé des agences de l’ONU et des entreprises sur leur expansion pérenne dans les pays émergents et en développement.