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Chine : l’aéronautique civile, nouveau géant ou grand bluff ?

Le premier avion commercial gros porteur conçu par la Chine, le C919 de la COMAC (Commercial Aircraft Corporation of China) à l'atterrissage lors de son premier vol, à l'aéroport de Pudong à Shanghai, le 5 mai 2017. (Crédits : Xiao jianing / Imaginechina : via AFP)
Le premier avion commercial moyen courrier conçu par la Chine, le C919 de la COMAC (Commercial Aircraft Corporation of China), à l'atterrissage lors de son premier vol, à l'aéroport de Pudong à Shanghai, le 5 mai 2017. (Crédits : Xiao jianing / Imaginechina : via AFP)
Avec les premiers vols réussis du C919, l’avion moyen courrier made in China, Pékin a montré ses progrès technologiques. Si le pays est encore loin de pouvoir prétendre à concurrencer Airbus et Boeing, la filière aéronautique chinoise entre en revanche parfaitement dans une logique de politique industrielle. Elle illustre aussi les difficultés que de nombreuses entreprises étrangères rencontrent face aux entreprises chinoises.

La vraie cible : le marché intérieur

Paris-Londres à bord d’un avion chinois. Même chez les compagnies low-cost, ce n’est pas pour demain. Mais les autorités chinoises s’en moquent car cela n’a jamais fait partie de leurs objectifs. Tandis que les experts occidentaux débattaient début mai 2017, suite aux premiers vols du C919, du potentiel commercial des appareils chinois, ils manquaient la cible du dernier né des usines aéronautiques en Chine : son marché intérieur.
Durant les vingt prochaines années, la croissance du marché des vols intérieurs chinois va nécessiter 5 000 avions de ligne supplémentaires pour satisfaire la demande et les besoins de renouvellement d’appareils. L’échelle est telle qu’il en devenait pertinent de développer une filière nationale pour répondre à la demande, et de développer en parallèle des compétences techniques utiles dans l’aéronautique militaire.

Une capacité de production nationale limitée

A terme, l’objectif de la filière chinoise est d’obtenir 30% des parts de son marché intérieur. Mais les experts non chinois estiment que le chiffre réel sera plus vraisemblablement autour des 10%. Première raison, la capacité de production chinoise reste limitée, d’autant plus que les acteurs nationaux de l’aéronautique préfèrent ne pas trop investir sur des technologies de fabrication risquant de devenir rapidement obsolètes en cas de sauts technologiques. Les nouveaux procédés de production comme l’impression 3D attirent en revanche les chercheurs, et investisseurs, chinois du secteur. Or, à titre d’exemple, un groupe comme Airbus a pour ambition à horizon 2020 d’être capable de produire un peu moins de 1000 avions par an au niveau mondial en prenant en compte les 4 appareils actuellement commercialisés (A320, A330, A350 et A380). La première limite de l’industrie aéronautique chinoise se trouve donc dans sa capacité à atteindre un volume de production suffisant. C’est ce qui explique l’absence d’ambitions réelles à l’export des appareils chinois. Si quelques exemplaires pourraient être vendus dans le cadre d’accords à portée politique, il n’existe pas de vraie stratégie export, à l’heure actuelle, chez les grands avionneurs civils chinois.

Les leaders étrangers verrouillent leur technologie

*Processus de politique industrielle consistant à maîtriser les différents éléments de la chaîne de valeur d’une filière industrielle, en partant des éléments à faible valeur ajoutée jusqu’à ceux à plus forte valeur ajoutée. **Dont l’application est à la fois civile et militaire.
Par ailleurs, le processus de remontée de filière* est lent. Contrairement à d’autres secteurs, les partenaires occidentaux sont particulièrement vigilants et stricts sur les transferts de technologies. Le marché très concentré, deux constructeurs s’accaparant près de 100% du marché mondial des avions commerciaux, favorise une coordination entre les poids lourds du secteur (et leurs fournisseurs !). La présence de nombreuses technologies duales** renforce également les contraintes légales pesant sur Boeing et Airbus en matière de transferts. Enfin, ces avionneurs ayant déjà des carnets de commande pour plusieurs années à venir, ils n’ont pas un besoin impératif d’accéder à tout prix au marché chinois pour survivre. Le C919 est donc loin d’être « made by China », contrairement au TGV chinois par exemple. La Chine se tourne donc de plus en plus vers la Russie dont l’avionneur principal, UAC, ne peut se targuer d’avoir les carnets de commande des deux poids lourds occidentaux du marché. Par ce biais-là, et faute de mieux, la Chine espère un rattrapage technologique a minima.

Le capital financier et humain, une réponse aux défis technologiques

Aujourd’hui, Pékin met les moyens pour développer les filières industrielles définies comme prioritaires. Celles-ci peuvent l’être pour des raisons aussi bien strictement économiques, que stratégiques voire politiques (faire partie d’un club restreint de puissances maitrisant une technologie). Dans ces secteurs, les industriels nationaux sont publics, ou presque para publics. Ils bénéficient des ressources de l’État. « En matière de R&D, cela constitue un véritable « game changer », confiait à Asialyst un cadre d’un grand groupe d’aéronautique. Avec des ressources financières quasi illimitées, la contrainte de rentabilité, principale frein à l’innovation, disparaît. Et là, tout devient possible. »
En matière de formation, les performances sont à l’échelle du pays. En 20 ans, le nombre de diplômés d’université a été multiplié par 10. Aujourd’hui, ce sont plus de 30 000 ingénieurs aéronautiques qui sont diplômés chaque année en Chine. Les besoins en recrutement sont tels que l’aéronautique y est devenue une des filières les plus prestigieuses. La France diplôme environ la même quantité d’ingénieurs par an, mais toutes spécialités confondues !

Des limitations structurelles majeures

Il serait pourtant faux de croire que tout va être simple pour l’aéronautique chinoise. La filière a besoin d’ingénieurs, mais elle a surtout besoin de techniciens qualifiés. or, le statut de technicien est très dévalorisé socialement en Chine. Il renvoie à un échec ou un score très faible au gaokao, le baccalauréat chinois dont le score détermine l’accès aux études supérieures. Un jeune échouant à intégrer une filière d’ingénieur aéronautique préférera changer de filière que de devenir technicien. Ce qui a des conséquences sur la partie production de l’activité mais surtout sur la partie maintien en condition de vol, qui est un élément critique du secteur de la maintenance aéronautique. L’impact est également marquant pour les « changements de configuration » qui consiste, de façon simplifiée, à améliorer les appareils pour augmenter leur durée de vie. Pour le cadre de l’aéronautique interrogé, « c’est le point faible des appareils chinois, y compris pour conquérir le marché intérieur, analyse le cadre du groupe aéronautique. À moins qu’ils ignorent jusqu’au bout l’aspect rentabilité et procède à des remplacements secs d’appareils ! »
Si la Chine peut dépenser sans compter à l’heure actuelle pour de nombreux projets de R&D, il n’est pas acquis que la situation perdure longtemps. L’endettement chinois, la bulle spéculative, et les spécificités nationales aggravantes (poids du shadow banking, volatilité des marchés boursiers nationaux…) pourraient contraindre le gouvernement à revoir sa copie budgétaire de manière extrêmement brutale. L’exigence de rentabilité s’imposerait alors aux acteurs chinois au même titre qu’à leurs concurrents, ce qui ralentirait considérablement l’innovation.
Si les progrès chinois sont réels, les capacités industrielles restent loin des Américains et Européens. Aussi la Chine, bien consciente de ce retard, met-elle en place des moyens en accord avec ses ambitions. Si l’export ne compte pour le moment pas parmi ses objectifs, la conquête même du marché intérieur pourrait être fragilisée par des changements de paradigme économiques et les limites structurelles du modèle industriel chinois actuel. « Mais volera-t-on toujours dans des avions d’ici 15 ans ? » s’interroge avec malice le spécialiste de l’industrie aéronautique.
Par Vivien Fortat

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A propos de l'auteur
Vivien Fortat est spécialisé sur les questions économiques chinoises et les "Nouvelles routes de la soie". Il a résidé pendant plusieurs années à Tokyo et Taipei. Docteur en économie, il travaille comme consultant en risque entreprise, notamment au profit de sociétés françaises implantées en Chine, depuis 2013.