Société
Reportages d'Asie par Enfants du Mékong

Thaïlande : Eh Thwa, un avenir Karen

Eh Thwa, une karen qui consacre tout son temps libre et son énergie à créer et financer de petites écoles communautaires au sein des villages karens que le gouvernement central a délaissés.
Eh Thwa, une karen qui consacre tout son temps libre et son énergie à créer et financer de petites écoles communautaires au sein des villages karens que le gouvernement central a délaissés. (Crédit : Antoine Besson).
Rencontre avec une Karen qui vit en Thaïlande mais qui n’a pas abandonné les siens. Une femme engagée qui a créé un réseau d’écoles communautaires informelles de l’autre côté de la frontière, en Birmanie, pour garantir aux enfants Karens l’accès à l’éducation malgré la guerre civile.
Il est 8 heures, un homme se présente à l’entrée d’une petite ruelle de Mae Sot, en bordure d’une large route à six voies.
Eh Thwa, sort de la pénombre et rejoint son chauffeur du jour – un ami dévoué qui a accepté de l’emmener à la frontière birmane. Dans le Nord de la Thaïlande, une rivière sépare les deux pays le long de laquelle des camps de réfugiés karens se sont multipliés ces dernières décennies, alimentés par des flux migratoires ininterrompus de 1949 à 2012. Persécutés par la junte birmane, les Karens fuyaient massivement leurs terres et les conflits armés pour trouver la protection des Nations unies en Thaïlande.
Aujourd’hui, les tensions sont apaisées. La veille des élections de novembre 2015, le gouvernement birman annonçait un traité de cessez-le-feu multiethnique. La plupart des factions karens ont accepté de le signer : une manière d’entériner définitivement le premier traité de 2012 qui n’avait pas fait l’unanimité au sein de la minorité armée. Mais c’est aussi un signal fort pour l’allié thaïlandais qui a déjà annoncé à plusieurs reprises son désir de voir rentrer chez eux les exilés karens.

L’engagement en héritage

Au milieu de toute cette agitation politique, Eh Thwa, 44 ans, fait son chemin et préfère les actes aux paroles. Depuis 2001, cette Karen, originaire de Hpapun et deuxième d’une fratrie de cinq enfants, consacre tout son temps libre et son énergie à créer et financer de petites écoles communautaires au sein des villages karens que le gouvernement central a délaissés. « À l’époque, beaucoup d’enfants fuyaient la guerre et trouvaient refuge dans la forêt. Parfois même y vivaient-ils, explique-t-elle simplement pour justifier son action. Il n’y avait rien pour eux dans cet environnement hostile. Il fallait bien que quelqu’un fasse quelque chose. »
Femme d’action, engagée dans sa communauté et fière de ses racines, Eh Thwa se souvient des leçons de son père, un homme dont elle parle avec beaucoup de respect. « Nous avons peu vécu ensemble. Il était très investi dans l’éducation et le développement de notre village. C’est lui qui a pris la décision de nous envoyer vivre en ville, chez nos grands-parents, pour que nous, y compris ses deux filles, ayons accès à l’école et à l’université. À l’époque, c’était extrêmement rare ! »
En hommage à ce père charismatique et pour poursuivre sa mission, Eh Thwa se lance dans l’aventure et crée son premier programme de community school. Elle monte une petite école dans la jungle, là où se trouvent les enfants, avec deux professeurs et trente-cinq élèves. Il faut tout faire, trouver des fonds pour le fonctionnement de l’école, assurer un repas minimum par jour pour être sûr que les enfants soient nourris, leur trouver des vêtements (il peut faire très froid dans la jungle), etc.
Des enfants karens attentifs en classe.
Des enfants karens attentifs en classe. (Crédit : Antoine Besson).

De l’autre côté de la rivière

Alors qu’Eh Thwa évoque cette première école en riant, nous approchons de la petite rivière qui fait office de frontière. Une grande barque de métal rouillé l’attend pour la faire entrer illégalement en Birmanie. Sur la rive opposée, le village de Myawaddy accueille l’une des trente-trois écoles qu’a montées Eh Thwa depuis 2001. En tout, ce sont plus de trois mille enfants qui peuvent être scolarisés grâce à son réseau de cent quatre-vingt professeurs disséminés à travers tout l’État karen. Sur le ponton coté birman, deux chefs du KNA (l’armée nationale karen) l’accueillent. En chemin vers l’école, Eh Thwa s’arrête, discrètement ramasse une fleur et se la glisse dans les cheveux.
Plus de trois cents enfants sont rassemblés pour accueillir celle qui a créé leur école là où personne ne voulait aller. Ils viennent de toute la région pour apprendre. Ils chantent tous en birman, puis en karen. Même en anglais ! Pour finir, Eh Thwa procède à une distribution de biscuits. « Aujourd’hui nous ne pouvons plus assurer de repas dans les écoles. Les enfants sont trop nombreux. Mais le besoin est aussi moins important puisqu’il n’y a plus de conflit ouvert avec le gouvernement. »
Dans certaines classes, on apprend aussi l'anglais.
Dans certaines classes, on apprend aussi l'anglais. (Crédit : Antoine Besson).
Commence alors le tour des classes, des plus petites sections aux plus grandes. Partout les élèves répètent, lisent sur leur cahier ou passent au tableau. Dans une classe de mathématiques, le professeur procède à une interrogation. Chaque élève désigné doit se lever de son banc et répondre à une question. « Aujourd’hui, nous ne payons plus que six professeurs sur les treize que compte l’école. Les autres sont pris en charge par le gouvernement. » C’est une petite victoire pour la responsable de toutes ces écoles informelles. Le signe d’une reconnaissance de son travail. Le gouvernement a officialisé l’une de ces écoles et travaille conjointement avec elle. Les temps changent.

Officialisation et indépendance

« Maintenant que le conflit est apaisé, je me demande si je ne devrais pas officialiser mon action en Birmanie. Mais cela pose beaucoup de questions et je ne sais pas encore que faire. Il y a évidement de bons côtés à être officiel mais aussi de mauvais à dépendre du gouvernement. »
Hors de question pour Eh Thwa de sacrifier son indépendance. Plus important encore, difficile d’évaluer dans quelle mesure une officialisation de son action sur le territoire birman compliquerait ses relations avec les différentes factions karens avec lesquelles elle travaille. « Jusqu’à aujourd’hui, j’ai réussi à travailler avec à peu près toutes les factions. Je suis appréciée de tous parce qu’ils savent que je travaille pour la communauté et que je fais ce que eux ne font pas. »
Pour autant, les relations avec les autorités ne sont pas toujours simples. « Souvent, les chefs des différentes factions sont en représentation devant la communauté. L’important c’est de prétendre avoir le pouvoir. Si tout le monde est convaincu que vous avez le pouvoir, vous pouvez l’exercer réellement. Parfois ils se méfient de moi car ils savent que celui qui contrôle l’éducation a le vrai pouvoir. Mais comme je suis une femme, le risque est moindre et ils m’acceptent. »
Cette vision machiste ne dérange pas la pragmatique et réaliste Eh Thwa. « Je ne suis pas particulièrement engagée sur les questions de genre. Je crois que l’égalité est la solution mais plutôt que de débattre des droits des femmes, montrons ce que, nous autres femmes, nous pouvons faire ! »
Cohérente, Eh Thwa a la même réaction face aux critiques à l’encontre du gouvernement central birman : « Plutôt que de critiquer la méthode répétitive du par cœur, montrons qu’une autre méthode est possible. »

Des besoins toujours plus grands

Habituée à diriger les hommes, Eh Thwa a travaillé plusieurs années à la clinique Mae To en parallèle à son activité au service des Karens. Elle y gérait les volontaires étrangers. Passée par une autre ONG dédiée aux femmes karen, elle connaît parfaitement tous les rouages de l’humanitaire et a acquis une aisance qui lui permet aujourd’hui de défendre son projet autant en Birmanie et en Thaïlande qu’auprès des donateurs coréens, allemands ou américains.
Pour la suite, Eh Thwa sait parfaitement où elle va.
« Aujourd’hui, le terrain est de plus en plus accessible. Je voudrais en profiter pour développer une action davantage centrée sur l’enfant et ses besoins. Mesurer l’impact de mes écoles et offrir des débouchés aux diplômés en mettant en place des petites cliniques et des formations professionnelles d’infirmières dans les villages par exemple. »
Autre inquiétude d’Eh Thwa, les mines. « Avant de pouvoir quitter les camps et retourner vivre en Birmanie, il faut déminer les terres piégées pendant la guerre. L’armée karen opère en ce moment sur des programmes de déminage mais cela fait beaucoup de blessés et d’amputés. » Eh Thwa met donc en place des ateliers de prothèses pour aider les victimes des explosions de mines à retrouver un semblant d’autonomie.

Le goût des choses simples

Eh Thwa à l'arrière de l'une des petites classes communautaires qu'elle a crée.
Eh Thwa à l'arrière de l'une des petites classes communautaires qu'elle a crée. (Crédit : Antoine Besson)
La visite de l’école est terminée. Eh Thwa semble ravie. Elle rit et cache ses dents d’un geste pudique typiquement thaï. Elle trouve sa motivation dans de petites choses toutes simples : la beauté de la nature qui l’entoure et le regard des enfants qu’elle aide. « Tu as remarqué glisse-t-elle, les enfants m’ont appelé « tante » et non pas « professeur » ! » Puis, grave, elle ajoute : « Depuis le temps que je travaille avec des gens qui me donnent de l’argent pour mes écoles, j’ai beaucoup d’amis très riches. Je pourrais être tentée par le matérialisme mais je côtoie tous les jours des personnes qui n’ont parfois même pas de quoi se nourrir. Alors je me dis que ma vie est bien comme elle est ! »
Eh Thwa court pour traverser une route pourtant déserte. Cette femme courageuse est prête à affronter tous les chefs de guerre karens réunis mais elle est terrifiée par les voitures qu’elle refuse obstinément de conduire.
Elle reprend en guise de conclusion : « Ici je suis utile. J’exerce mon talent au service des miens. C’est tout ce que je souhaite. Et tant qu’il y aura des enfants qui n’ont pas la chance d’étudier alors qu’ils sont intelligents, je serai là ! »
Par Antoine Besson

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A propos de l'auteur
Enfants du Mékong, à travers le parrainage scolaire et social d’enfants pauvres et souffrants, mise sur l’éducation comme levier pour aider au développement des pays d’Asie du Sud-Est. Depuis plus de 58 ans, l’œuvre met en lien des parrains français et des enfants vietnamiens, khmers, laotiens, thais, birmans, chinois du Yunnan ou philippins. ONG de terrain, son expertise la conduit à prendre régulièrement la parole dans les médias pour témoigner des réalités sociales de l’Asie du Sud-Est. Pour en savoir plus, consultez le site.