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Birmanie, Thaïlande, Sri Lanka : la réconciliation nationale en échec ?

La Conseillère d’État et Première ministre de facto de la Birmanie, Aung San Suu Kyi, lors d'une réunion du Comité conjoint de Dialogue sur l'Union et la Paix à Naypyidaw le 28 octobre 2016. (Crédits : AFP PHOTO / AUNG HTET)
La Conseillère d’État et Première ministre de facto de la Birmanie, Aung San Suu Kyi, lors d'une réunion du Comité conjoint de Dialogue sur l'Union et la Paix à Naypyidaw le 28 octobre 2016. (Crédits : AFP PHOTO / AUNG HTET)
Comment réconcilier une société en constante déchirure depuis des décennies ? La Birmanie, la Thaïlande et le Sri Lanka ont en commun d’avoir un gouvernement actuel chargé, ou auto-proclamé porteur de cette mission de réconciliation nationale. Mais d’Aung San Suu Kyi à Rangoun à la junte militaire de Bangkok, en passant par la fragile démocratie de Colombo, l’entreprise est souvent entravée, sinon réduite à une coquille vide.
*En novembre 2015, conformément aux attentes de la population et des observateurs, la Ligne Nationale pour la Démocratie (LND) d’Aung San Suu Kyi a nettement remporté les élections générales (près de 80% des sièges en jeu). Le 1er avril 2016, le premier gouvernement démocratique et civil birman depuis les années 1960 entrait en fonction, entre attentes populaires considérables et contraintes diverses (matérielles, institutionnelles, politiques, ethnico-religieuses). **La Constitution de 2008 contient diverses dispositions rédigées sur mesure par les militaires, lui interdisant de briguer les fonctions présidentielles, exercées de façon honorifique depuis un an par un proche de longue date d’Aung San Suu Kyi, U Htin Kyaw. ***L’inflation des combats entre l’armée régulière et divers groupes ethniques armés dans les États Shan, Kachin, Karen ; la situation de crise insurrectionnelle en Arakan.
En bonne comptable des évolutions politiques de son temps, la communauté internationale revient en avril vers la Birmanie post-junte d’Aung San Suu Kyi, pour dresser l’état des lieux de sa première année au pouvoir*. Par nature peu portée sur la patience et le fond des choses, l’opinion publique extérieure en profite pour laisser poindre quelques critiques et déceptions à l’endroit de l’ancienne opposante et prix Nobel de la paix, aujourd’hui Conseillère d’État et ministre des Affaires étrangères, Première ministre de facto**. Parmi les objectifs prioritaires que cette opiniâtre icône démocratique affectait à son administration (novice et hésitante), figurait en très bonne place la réconciliation nationale. Un projet comme un mirage distant en ces terres du Sud-Est asiatique, lézardées par de profondes lignes de fractures ethniques, politiques, religieuses et sécuritaires. En l’espace de douze mois et une cohorte de signaux contraires***, cet objectif identifié n’a pas connu d’avancées très spectaculaires, pour dire le moins. Non pas que la faute doive être uniquement rejetée sur ce gouvernement démocratique encore en phase d’apprentissage/rodage. Le concours douteux de la (toujours) très influente institution militaire, son regard plus distant (euphémisme) sur la nécessité de parvenir à court terme à une paix nationale, n’auront guère agi au profit d’une réconciliation nationale pourtant appelée de ses vœux par une majorité de Birmans.
*Notamment entre la majorité cinghalo-bouddhiste et les diverses minorités ethniques et religieuses, à commencer par la communauté tamoule, sur laquelle s’appuyait jusqu’à sa défaite militaire définitive l’autrefois redoutable guérilla des « Tigres tamouls », le LTTE.
La difficulté rencontrée en la matière dans cet État longtemps (1962-2011) aux mains d’une inflexible junte militaire est très loin de constituer, dans l’Asie contemporaine, une rareté. Ce n’est pas le voisin thaïlandais et son hybride administration civilo-militaire du moment (Conseil National pour la Paix et l’Ordre du Premier ministre et ex-chef des armées Prayuth Chan-ocha) qui démentira ce postulat. Moins encore l’à peine plus lointaine nation insulaire sri-lankaise qui, tout en célébrant en mars dernier le huitième anniversaire de la fin d’un interminable conflit ethnico-religieux (1983-2009) peine encore, pour employer de nouveau un bel euphémisme, à mettre en musique son projet de réconciliation nationale*.

Birmanie : La réconciliation nationale, cette abstraction du moment

*Les groupes ethniques armés, signataires ou non de l’accord national de cessez-le-feu d’octobre 2015, l’armée régulière birmane, le gouvernement, les observateurs et médiateurs étrangers (dont la Chine, l’ONU et l’UE).
Dès l’intronisation de son gouvernement (LND), Aung San Suu Kyi avait annoncé la couleur en la matière : nonobstant une feuille de route nationale d’une belle densité, la poursuite du processus de paix entamé en 2011 sous la présidence de Thein Sein et l’engagement immédiat d’efforts en faveur d’une réconciliation nationale – dans cet État aux 135 groupes ethniques distincts, au demi-million de moines bouddhistes… et de militaires – feraient l’objet de soins particuliers et mobiliseraient prioritairement les ressources et les énergies. Au plus fort des réserves de la communauté internationale sur l’opération contre-insurrectionelle menée par l’armée birmane en Arakan (octobre 2016 – mars 2017), La « Dame de Rangoun » rappelait combien cette réconciliation nationale lui était chère et « inévitable » (The Hindu, 1er décembre 2016).
La mobilisation des énergies et les efforts déployés en faveur du complexe processus de paix ne sauraient se discuter. Réunions, médiations, négociations et conférences entremêlant une impressionnante pléiade d’acteurs se sont succédé sur le territoire birman, en Thaïlande, en Chine – dans une relative disharmonie – sans relâche lors de l’année écoulée. Les résultats en furent très relatifs au regard des attentes et efforts consentis. La paix – et le dialogue politique actuellement élaboré par les parties prenantes – n’est donc a priori ni pour ce printemps, ni pour cet été au vu notamment de l’âpreté des combats dans les États Shan et Kachin et de l’irrédentisme de l’armée régulière. La réconciliation nationale, pour sa part, devra se montrer plus encore patiente…

Thaïlande : la paix et l’ordre pour priorité

En février dernier, les autorités thaïlandaises – le Conseil National pour la Paix et l’Ordre (CNPO) sous l’autorité de l’austère Premier ministre et ex-général Prayuth – annonçaient la création d’un ensemble d’entités. Ces committees seraient en charge de la stratégie nationale, des réformes, de l’administration, enfin, de la réconciliation nationale. De nouvelles structures administratives œuvrant directement sous l’autorité du chef de gouvernement et majoritairement composées de personnels militaires ; un ADN commun particulier qui en dit long sur les orientations du pouvoir – en place depuis le coup d’État militaire (pacifique) de mai 2014 -, et sur la matrice de la réconciliation nationale. A l’automne 2015, l’ancien chef des armées avait eu l’occasion de rappeler dans un discours à la nation combien importait aux autorités la réalisation d’une telle réconciliation nationale. Une métaphore actuellement bien mince dans ce royaume malmené depuis une quinzaine d’années par une grave crise politique opposant un establishment historiquement tout puissant (palais royal, élites urbaines, milieux d’affaires, armée) face à une Thaïlande plus modeste, rurale, moins influente, mais arithmétiquement à son avantage lors des scrutins organisés depuis 2001.
En dépit de ces appels répétés du CNPO à la réconciliation nationale, on ne peut toutefois s’empêcher de douter de la réalité de son engagement : les restrictions aux libertés publiques encore en place pour les 68 millions de citoyens, la rédaction d’un nouveau cadre constitutionnel restreignant grandement l’exercice de la démocratie, enfin, l’organisation d’élections législatives reportées à présent à minima courant 2018, militeraient a priori davantage en faveur d’une désunion nationale prolongée…

Sri Lanka : huit années de paix et de timides avancées

Dans l’ancien Ceylan, cette perle de l’Océan Indien où prévaut depuis le printemps 2009 une paix longtemps hypothétique, la réconciliation nationale est en permanence au cœur du discours des autorités. Dans ce pays insulaire que balafra durant un quart de siècle un meurtrier conflit civil ethnico-religieux (entre 60 000 et 100 000 victimes ; jusqu’à 800 000 personnes déplacées par les violences et les combats) existe notamment un ministère de l’Intégration nationale et de la Réconciliation. Du 8 au 14 janvier dernier, le gouvernement a organisé une « National Integration & Reconciliation Week » pour « promouvoir entre les diverses communautés ethniques, religieuses et culturelles l’unité, la paix, l’empathie et la fraternité ». Des initiatives nobles en soit qu’il s’agit de louer.

Le mois dernier pourtant, assez loin de cette relative euphorie, les Nations Unies ont laissé poindre une réserve évidente quant aux avancées et chances de succès de ces efforts de réconciliation. Le Haut-Commissariat pour les Droits de l’Homme s’est notamment interrogeait sur la lenteur avec laquelle la justice sri-lankaise instruit les cas de crimes de guerre et autres violations diverses des droits, toujours observées huit ans après le terme du conflit. Des plaintes soumises principalement par une minorité ethnique tamoule (environ 15% de la population) encore très peu à son aise dans le paysage post-conflit national. En adoptant par consensus la résolution 34/L1, l’instance onusienne genevoise a alloué deux années supplémentaires (jusqu’en 2019) au gouvernement pour réaliser ses engagements de 2015 en matière de réconciliation nationale et de justice. Dont acte.

Ainsi donc et sans surprendre, pas plus en Asie qu’ailleurs, la réconciliation nationale ne saurait aussi aisément se décréter depuis les palais présidentiels ou le quartier général des forces armées. La Birmanie post-junte sous le joug plus doux d’Aung San Suu Kyi, la Thaïlande post-Bhumibol (Rama IX) aux ordres d’un ancien commandant en chef de l’armée royale, le Sri Lanka post-conflit civil du Président Maithripala Sirisena ne constituent – hélas pour les populations concernées – aucune exception à ce sévère postulat. Dans ce trio disparate de pays asiatiques quelque peu tourmentés par une douloureuse histoire récente, bien des années – des décennies peut-être – s’écouleront encore avant que les cicatrices et meurtrissures ne laissent finalement la place à une sérénité intérieure retrouvée. N’en déplaise à la communauté internationale.

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A propos de l'auteur
Spécialiste de l'Asie, chercheur au CERIAS (Université du Québec à Montréal), chercheur associé à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée, le Dr Olivier Guillard est notamment l'auteur du livre "Que faire avec la Corée ? Subir, honnir ou punir ? » (NUVIS, 2019) et co-auteur de "Géopolitique du XXIe siècle" (chapitre Afghanistan, Ellipses, Paris, 2024). Entre autres régions d’Asie, il a abondamment voyagé en Inde, en Corée du sud, en Afghanistan, en Birmanie, au Sri Lanka, au Pakistan, en Chine, en Thaïlande, en Indonésie, au Népal, au Cambodge ou encore au Bangladesh. Titulaire d’un Doctorat en droit international public de l’Université de Paris XI, il est aussi directeur de l’information de la société Crisis24 (GARDAWORLD), un cabinet de conseil et d’ingénierie spécialisé dans l’analyse et la gestion des risques internationaux.