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Japon : l’extrême droite et le scandale de l'école Moritomo Gakuen

Le Premier ministre japonais Shinzo Abe répond aux questions du Parlement à Tokyo le 24 mars 2017. (Crédits : AFP PHOTO / KAZUHIRO NOGI)
Le Premier ministre japonais Shinzo Abe répond aux questions du Parlement à Tokyo le 24 mars 2017. (Crédits : AFP PHOTO / KAZUHIRO NOGI)
L’affaire mettra-t-elle du plomb dans l’aile de Shinzo Abe ? Le Premier ministre nippon, qui vise la réélection en 2018, s’est vu éclaboussé par un très gênant scandale politico-financier, impliquant la société d’enseignement privé Moritomo Gakuen. Un révélateur du poids de l’extrême droite sur la scène politique nationale.
L’affaire a été révélée par le grand quotidien national Asahi Shimbun le 9 février dernier. La société Moritomo Gakuen, qui avait acheté un terrain à l’État japonais à Toyonaka, près d’Ōsaka, prévoit d’y ouvrir une école primaire pour la rentrée d’avril 2017. Or, ce terrain aurait été vendu pour seulement 14% de l’évaluation qui en avait été faite. Un avantage qui aurait, selon le ministère du Territoire, été concédé à Moritomo Gakuen en raison de matériaux polluants contenus dans le sol de la parcelle. Suite au tollé suscité par cette révélation, l’ouverture de l’école est devenue problématique, la société d’enseignement privé devant soumettre aux autorités locales des documents prouvant que ces matériaux ont bel et bien été traités. Or le gouverneur de la préfecture d’Ōsaka Ichirō Matsui s’opposerait à l’ouverture de l’école, après avoir appris que Moritomo Gakuen avait estimé le montant de ses travaux à environ 2 milliards de yen (16,6 millions d’euros) auprès du gouvernement central, tout en annonçant à la préfecture d’Osaka un montant réduit à 756 millions de yen (6,3 millions d’euros).

Cette importante réduction accordée par le gouvernement japonais n’aurait sans doute pas suscité des réactions si vives si « Mizuho no Kuni Kinen Shōgakuin » (« l’école pour la célébration du Japon, le pays de l’abondance ») avait été une école comme les autres. Sur le site web du projet, qui se présente comme « la première école primaire shintoïste du Japon », se trouvent affirmées des valeurs nationalistes qui, déjà, rappellent le lexique de l’extrême-droite nippone. Il s’agit notamment d’appuyer les institutions impériales du Japon à travers le culte de la famille impériale, instauré sous l’ère Meiji (fin du XIXème siècle) et officiellement supprimé depuis 1946. Voilà le shintō de nouveau instrumentalisé par le discours nationaliste actuel, de la même façon que pendant l’époque impériale (1868–1945) pour devenir le « Shintō d’Etat », une idéologie reposant sur le culte de la nation et de l’empereur.

*« Kimi ga yo » (« Votre règne ») était l’hymne national sous l’Empire du Japon. Supprimé en 1945, il a été ré-officialisé en 1999. Depuis, les controverses se multiplient, en raison de son association avec la période impérialiste.
Ces dernières années, les écoles gérées par Moritomo Gakuen ont attiré l’attention par leur caractère nationaliste, voire parfois xénophobe. Les élèves sont préparés à « se sacrifier pour la nation » en vue de la « prospérité et de la grandeur de l’Empire » et chantent l’hymne national tous les matins*. En décembre 2016, le président de la société et sa femme avaient choqué l’opinion par des propos incitant à la haine envers les résidents chinois et coréens.
*Ces îles sont le lieu de conflits territoriaux avec la Chine (Senkaku/Diaoyu) et la Corée (Takshima/Dokdo).
Les révélations de l’Asahi Shimbun ont vite plongé le couple Abe dans un scandale national, notamment parce que l’épouse du Premier ministre aurait dû être la directrice honorifique de la nouvelle école primaire. Le 18 février, alors que l’affaire faisait l’objet d’une question au gouvernement lors d’une séance parlementaire, Shinzo Abe a engagé sa responsabilité : « Je quitterai mon poste de Premier ministre et de député s’il apparaît que ma femme ou moi sommes impliqués dans la transaction », a-t-il assuré. Dans le même temps, depuis le début de l’année, ont circulé des vidéos de jeunes élèves en pleine récitation d’un texte appelant Shinzo Abe à la fois à poursuivre sa politique de sécurité en « protégeant les îles Senkaku et Takeshima* », et à engager la révision des programmes d’histoire pour « supprimer des manuels les mensonges disant que le Japon a maltraité la Chine et la Corée ». Les élèves terminent leur récitation en saluant Abe d’un « Gambare ! », soit « bon courage ».

La communication très réussie du gouvernement japonais autour de son programme économique, les « Abenomics » (lire notre article) fait parfois oublier que le Premier ministre japonais a également en tête des politiques moins consensuelles, notamment en matière de défense. Le principal objectif inscrit dans l’agenda politique d’Abe est sans conteste son projet de réforme constitutionnelle, visant à supprimer l’article 9 de la Constitution selon lequel le Japon renonce à son droit à la guerre et réduit son armée à des forces d’auto-défense. Un objectif qu’Abe n’a jamais été si près d’atteindre, alors que le Parti Libéral-Démocrate majoritaire a voté le 5 mars dernier un allongement de la durée de service maximale du Premier ministre, passée de deux à trois mandats consécutifs de trois ans.

*Le Tribunal militaire international pour l’Extrême-Orient a jugé en 1946 les crimes de guerre de l’armée impériale japonaise. **Déclaration de 1993 par laquelle le gouvernement japonais reconnut la véracité de la prostitution forcée de femmes étrangères par l’armée impériale. ***Pour une étude plus détaillée de la Nippon Kaigi, lire les travaux de Thierry Guthmann, professeur à l’Université de Mie et chercheur associé à l’Institut d’Asie Orientale de Lyon.
C’est dans cette politique de défense que réside l’influence de Nippon Kaigi, ou « Conférence du Japon », la principale organisation d’extrême-droite japonaise. Né en 1997 de la fusion d’une mouvance shintō et d’une association d’anciens combattants, ce mouvement met en avant une fierté nationale qui, selon lui, a été annihilée par les Procès de Tokyo* et les réformes survenues entre 1945 et 1952 sous l’occupation américaine. La Nippon Kaigi revendique ainsi une volonté d’arrêter ce « masochisme du repentir », en révisant le contenu des manuels d’histoire, en retirant la Déclaration de Kono** ou en encourageant les visites au sanctuaire Yasukuni à Tokyo, où est honorée la mémoire des « héros » de la guerre. L’organisation compte 35 000 membres individuels et de nombreux membres collectifs, notamment des grands sanctuaires et de nouveaux mouvements religieux shintō ou bouddhistes***. Parmi les membres individuels, se trouvent de nombreux parlementaires (300 des 480 membres de la Diète en mai 2016), dont Shinzo Abe et sa nouvelle ministre de la Défense Tomomi Inada, ainsi que Yasunori Kagoike, qui n’est autre que… le président de Moritomo Gakuen. Le monde est petit.

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A propos de l'auteur
Victoria Leroy est étudiante à Sciences Po Lyon. Ayant passé une année d'échange universitaire à Tokyo, elle en revient avec l'amour de l'Asie orientale. Engagée dans un master de recherche en études asiatiques, ses premiers travaux portent sur le concept de religion au Japon et sur le nationalisme nippon.