Economie
Analyse

Comment la Chine déploie son "réseau intelligent" ou "smart grid"

Des électriciens chinois installent des lignes à haute tension sur un pylône au-dessus du ville de Xiyang, dans la province chinoise de l'Anhui à l'est du pays, le 18 janvier 2015.
Des électriciens chinois installent des lignes à haute tension sur un pylône au-dessus du ville de Xiyang, dans la province chinoise de l'Anhui à l'est du pays, le 18 janvier 2015. (Crédits : SONG WEIXING / IMAGINECHINA /AFP)
Confrontée à de graves problèmes environnementaux, la Chine mène une politique énergétique volontariste dont le smart grid, ou réseau intelligent, est un des piliers. Cette technologie permet d’optimiser la production d’énergie renouvelable et la distribution d’énergie. Représentant 25 % des dépenses mondiales du secteur, la Chine s’appuie sur la taille de son marché intérieur pour attirer les technologies étrangères nécessaires. En parallèle, Pékin mène d’ambitieux programmes de Recherche et Développement, combinés à une stratégie normative très agressive à l’étranger pour imposer sa technologie nationale.

Contexte

C’était la promesse de la Chine en signant l’accord de la COP21 à Paris sur le climat : la part relative du charbon dans le mix énergétique chinois devra passer d’ici 2020 de 65 à 55 % et celle des énergies vertes de 12 à 15 %. Ce volontarisme s’explique notamment par l’impact environnemental dont les coûts économiques et politiques sont en nette hausse. Exemple à Pékin, où 80 % des cancers sont liés à la pollution, et où la population proteste de plus en plus contre les problèmes de qualité de l’air. Début 2017, le gouvernement a procédé à de nombreuses annulations de permis de construire ou d’exploitation de centrale à charbon – 47 centrales en construction et 57 en projet ont été annulées.

Le smart grid, au cœur de la troisième révolution industrielle

Jeremy Rifkin met au cœur de sa théorie de la « troisième révolution industrielle » la décentralisation de la production énergétique à l’aide d’une distribution « intelligente » de l’énergie. C’est précisément l’utilité du smart grid : coordonner en temps réel la production et la demande d’électricité en tout point du réseau par la collecte et la diffusion de données sous forme numérique. Cela permet, entre autre, de surmonter un des points faibles majeurs des énergies vertes, de l’éolien au solaire : la perte d’une part importante de la production faute de pouvoir réintégrer efficacement les excédents dans le réseau électrique.
La Chine, dispose d’une géographie plutôt favorable à la production d’énergies renouvelables (hydroélectrique, éolien ou solaire). La distribution de la population et de l’activité industrielle sur ce territoire se trouvent cependant très déséquilibrés. Les provinces du Nord et de l’Ouest affichent un important excédent d’énergie, s’appuyant qui plus est largement sur les énergies renouvelables. Elles sont malheureusement éloignées de 1 000 à 3 000km des principaux pôles de peuplement et de production industrielle, essentiellement situés sur la côte maritime. La capacité à gérer cette asymétrie entre foyers de production et zone de consommation d’électricité impose le smart grid au cœur de la stratégie énergétique chinoise.

25 % des dépenses mondiales du secteur en 2020

La Chine a parfaitement saisi l’intérêt stratégique, mais également industriel que présente le smart grid et mène un plan nommé « Strong & Smart Grid » depuis 2009 – auparavant, il n’était question que de strong grid. Le secteur était mentionné parmi les domaines stratégiques du 12ème plan quinquennal. Le 13ème plan poursuit cette volonté et annonce plus de 240 milliards de dollars d’investissements dans le réseau électrique national entre 2016 et 2020. La partie strong grid consiste principalement à investir massivement sur le réseau très haute tension. La partie smart grid représentera un peu moins d’un tiers du plan d’investissements chinois, mais 25 % du marché mondial d’ici 2020, avec 96 milliards de dollars d’investissements. Le plan de déploiement est ambitieux avec par exemple un objectif de 100 % des ménages équipés d’un compteur intelligent en 2017 (contre 2020 en France).

Le déploiement du smart grid en Chine a été planifié en trois étapes selon la State Grid Corporation of China (SGCC), le principal énergéticien chinois. Les années 2009 et 2010 ont été consacrées à la planification et aux tests techniques, avant que l’essentiel du réseau soit déployé entre 2011 et 2015. De 2016 à 2020, le réseau sera enfin amélioré afin d’atteindre un déploiement complet à l’horizon 2020.

L’émergence d’une filière industrielle nationale

Au delà des investissements en infrastructure, les autorités chinoises ont pris conscience de l’intérêt stratégique et économique à développer une filière industrielle nationale. L’intégration des technologies de l’information et de la communication (TIC) dans le réseau électrique expose celui-ci à d’importantes vulnérabilités propres au cyber. Vol de données personnelles des usagers rendues extrêmement détaillées grâce aux compteurs intelligents (capables, par exemple, de déterminer quand un usager prend sa douche ou allume la radio le matin), multiplication des points d’entrées dans le réseau à protéger, perturbation directe du fonctionnement des infrastructures de production ou de distribution… les risques sont nombreux. Tous les pays dotés d’une expertise dans le domaine de l’électricité cherchent à conserver la maîtrise technologique du smart grid pour des raisons de sécurité nationale. La Chine ne fait pas exception.

Le smart grid représente aussi un gigantesque marché au niveau mondial qui pèsera près de 400 milliards de dollars en 2020. Voilà un relais de croissance intéressant pour l’industrie chinoise, notamment pour les équipements (hardware). Les autorités de Pékin encouragent et orientent donc la R&D dans ce domaine : l’essentiel des efforts est ici réalisé par la SGCC à travers le National Energy Smart Grid Technology R&D Center.

Par ailleurs, Les partenariats avec les entreprises étrangères sont encouragés, dans la lignée de la stratégie d’assimilation par les entreprises chinoises. Par contre, sur la partie hardware, les partenariats sont de plus en plus limités, aussi bien en raison du bon niveau des entreprises chinoises que des questions de sécurité des réseaux. Sur ce segment, l’innovation sera sans doute motivée par la concurrence entre acteurs nationaux.

Des opportunités existent, et pour plusieurs années au moins, sur le marché des services associés au smart grid. En effet, pour optimiser le fonctionnement du dispositif, une importante couche logiciel est nécessaire. La qualité de celle-ci s’appuie grandement sur l’expérience de la gestion de réseaux électriques. La France, autour d’un acteur comme EDF, est particulièrement bien positionnée en termes de gestion d’un parc de production et distribution électrique, ainsi que de connectivité transnationale. L’Allemagne met en avant son expérience de l’intégration des énergies renouvelables au réseau national. Les États-Unis jouissent, eux, d’une expertise développée sur un territoire à la géographie variée et au réseau étendu.

Normes et standards, discrets outils de conquête de marché

La Chine dispose d’institutions fortes et d’un marché de l’électricité très concentré. Cinq entreprises contrôlent la moitié de la production, tandis que trois entreprises d’Etat administrent la totalité de la distribution. La principale, SGCC, détient même 88 % du réseau. Cela permet un pilotage efficace en s’assurant notamment d’une harmonisation des équipements mis en place via l’établissement de standards et de normes au niveau national.

En décembre 2010, le National Energy Administration (NEA) et le Standardization Administration of China (SAC), ont créé le National Smart Grid Standardization Promotion Group. Cet organisme a trois misions : rédiger les plans stratégiques, définir les cadres des standards et guider le développement des standards nationaux et industriels. Plus spécifiquement, au sein de ce groupe, le NEA et le SAC gèrent les standards sur les infrastructures. De leur côté, le China Electricity Council (CEC) et la China Eletric Equipment Industrial Association (CEEIA) se chargent du développement et de la gestion des standards respectivement sur le réseau électrique et les équipements.

*l’Institute of Electrical and Electronics Engineers, la plus grande organisation professionnelle au monde, avec 400 000 membres. Ses objectifs : le progrès éducationnel et technique de l’ingénierie électrique et électronique dans les télécommunications, l’informatique et les secteurs connexes.
Mais les autorités chinoises ont parfaitement intégré l’importance des normes et standards au niveau international pour appuyer les entreprises nationales. Une vraie lutte est à l’œuvre entre la Chine et les États-Unis, et dans une moindre mesure l’Allemagne (essentiellement au niveau européen) afin de promouvoir les normes nationales au sein des instances normatives internationales telles que l’IEEE*. Le fondement de la stratégie des deux États est radicalement différent. Les Américains mettent en avant des solutions techniques plus avancées, arguant que cela justifie qu’elles soient érigées en normes. Les Chinois s’appuient sur la taille de leur marché intérieur pour contraindre les acteurs étrangers à intégrer leurs normes et standards, sous peine de se voir de facto privé d’accès au premier marché mondial. Pour les autres pays acteurs du marché, c’est un réel dilemme, car rien n’empêchera les entreprises chinoises de proposer des produits dédiés à l’export tout en bénéficiant d’une protection assurée par les barrières non tarifaires à l’entrée sur le marché chinois.

Demain, l’exportation d’électricité verte

En parallèle à l’extension du réseau domestique, la Chine développe les interconnexions avec les pays limitrophes. Ce développement répond aussi bien à un besoin d’importation d’énergie, via les barrages hydroélectriques en Asie du Sud-Est par exemple, qu’à la mise en place de débouchés à d’éventuels futurs excédents de production. SGCC annonce même qu’il serait possible en installant des lignes à très haute tension entre la Chine et l’Allemagne d’exporter de l’électricité produite sur le sol chinois par énergie éolienne à un coût deux fois plus bas que le simple coût de production en Allemagne !

Le secteur du smart grid est une parfaite illustration des stratégies industrielles menées par L’État chinois : partenariats et R&D pour faire émerger une filière industrielle, emploi des normes et standards pour gérer les investissements étrangers dans un secteur stratégique, puis appui à l’export via les normes et standards pour les entreprises nationales. Cet exemple est d’autant plus remarquable que les autorités chinoises ont réussi à dépasser la faiblesse de leurs infrastructures pour en faire aujourd’hui un relais de croissance et un instrument fort de leur politique environnementale.

Par Vivien Fortat

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A propos de l'auteur
Vivien Fortat est spécialisé sur les questions économiques chinoises et les "Nouvelles routes de la soie". Il a résidé pendant plusieurs années à Tokyo et Taipei. Docteur en économie, il travaille comme consultant en risque entreprise, notamment au profit de sociétés françaises implantées en Chine, depuis 2013.