Politique

Juliette Morillot : "Traitons la Corée du Nord comme un État normal !"

Une policière chargée de la circulation dans une rue de Pyongyang le 2 décembre 2016. (Crédits : AFP PHOTO / Ed Jones)
Une policière chargée de la circulation dans une rue de Pyongyang le 2 décembre 2016. (Crédits : AFP PHOTO / Ed Jones)
Kim Jong-un est-il fou ? Les Nord-Coréens sont-ils en train de mourir de faim ? La Corée du Nord a-t-elle le droit de posséder la bombe nucléaire ? Si l’on veut tenter de comprendre la réalité du « royaume ermite » – l’expression forgée bien avant le XXème siècle désigne en fait toute la péninsule coréenne -, il est temps de quitter les lieux communs. C’est l’objectif de la coréanologue Juliette Morillot et du journaliste spécialiste de la Chine, Dorian Malovic, qui publient La Corée du Nord en 100 questions aux éditions Tallandier. Soit le fruit de plus de quinze ans d’enquêtes de terrain au nord et au sud de la péninsule, mais aussi dans le Nord-Est chinois, la Sibérie ou le Japon. Le livre est un manuel indispensable pour en finir avec un storytelling aveuglant : malgré les sanctions, le pays de Kim Jong-un ne s’écroule toujours pas. Puissance nucléaire, la Corée du Nord est désormais engagée dans des réformes économiques qui, si elles en sont encore aux prémisses, ne relèvent pas seulement de la mise en scène pour touristes occidentaux. Entretien avec Juliette Morillot.

Entretien

Juliette Morillot est rédactrice en chef adjointe d’Asialyst. Spécialiste des deux Corées, elle intervient régulièrement dans les médias en tant qu’experte de la Corée du Nord. Ancienne directrice de séminaire sur les relations intercoréennes à l’Ecole de guerre et ex-rédactrice en chef du mensuel de géopolitique La revue, elle a longtemps vécu en Corée du Sud et en Extrême-Orient. Historienne et romancière, elle a publié de nombreux ouvrages sur la Corée parmi lesquels Les Orchidées rouges de Shanghai (Presse Pocket), roman historique né de sa rencontre avec une ancienne « femme de réconfort », et Évadés de Corée du Nord (co-écrit avec Dorian Malovic, Belfond), la première enquête de terrain basée sur des témoignages de Nord-Coréens publiée en France.

La coréanologue Juliette Morillot à Pyongyang. (Crédit : DR)
La coréanologue Juliette Morillot à Pyongyang. (Crédit : DR)
Comment est née l’idée de ce livre ?
Au début années 2000, Dorian Malovic et moi avons démarré une enquête sur les réfugiés nord-coréens en Mandchourie (Heilongjiang, Jilin et Liaoning) et en Corée du Sud. On a commencé à les rencontrer le long des rivières Yalu et Tumen. Cette enquête au long cours a donné lieu en 2004 au premier livre de témoignages de Nord-Coréens, à qui l’on donnait la parole pour la première fois. Nous avons complété cette enquête en Russie, au Japon, en Corée du Nord. Aujourd’hui, la Corée du Nord n’est plus en période famine ; on est loin du bouleversement profond et de la crise des années 1990. En retournant dans le pays, nous nous sommes aperçus qu’il avait enormément changé. Il était temps de réactualiser totalement notre livre, d’écouter à nouveau les Nord-Coréens, notre priorité.
Quel est l’objectif de ce livre « en 100 questions » ?
La Corée du Nord suscite tous les fantasmes possibles. Ces dernières années, Dorian et moi avons été fréquemment invités sur les plateaux télé ou radio, où l’on nous posait toujours les mêmes questions : « Les dirigeants nord-coréens sont-ils fous et dangereux ? Leur peuple meurt-il de faim ? » On a pensé qu’il fallait répondre à toutes les questions qui se posent sur ce pays. Les non avertis peuvent apprendre de notre livre, les étudiants aussi, les médias peuvent s’y référer. Nous abordons à la fois des questions d’actualité comme la défection cet été du numéro 2 de l’ambassade nord-coréenne à Londres et des questions plus générales sur les essais nucléaires dans ce pays.

On est resté longtemps en Occident avec l’image de la Corée du Nord telle qu’elle était dans les années 2000. Nous avons voulu expliquer la situation telle qu’elle est aujourd’hui, sans lunettes roses ou noires, de la manière la plus professionnelle possible. Il faut comprendre ce pays loin de toute analyse idéologique, sans le biais des différentes propagandes, la nord-coréenne, la sud-coréenne comme l’américaine ; loin aussi d’un certain sensationnalisme privilégié par les médias. Nous avons adopté une approche directe, avec nos contacts, des sources que nous vérifions nous-mêmes, des interviews que nous avons réalisés nous-mêmes sans intermédiaire et une analyse propre. Bien sûr, c’est une approche qui a aussi ses limites car nous ne ne sommes pas omniscients, surtout avec un tel pays et la difficulté d’obtenir des informations. J’ai étudié le coréen à l’Inalco dans les années 1980 ; Dorian est spécialiste de la Chine. On a tenté de suivre notre cap, quitte à ce qu’il manque des aspects.

Peut-on traiter la Corée du Nord comme un État normal ?
Oui, il est temps de traiter la Corée du Nord comme un État normal ! La diabolisation systématique est contre-productive. C’est un leurre qui s’inscrit dans une sorte de storytelling dont les grandes puissances, et surtout les Etats-Unis, sont complices ce qui fait que la situation ne progresse pas. Et ce, au détriment de tout le monde, et de la population nord-coréenne en premier lieu, qui souffre des sanctions notamment. Il est temps de démarrer le dialogue avec Pyongyang, et pour cela, il faut les comprendre. Notre rôle n’est pas de fournir un plan d’action pour traiter avec la Corée du Nord, ni même de juger, mais de donner les clés pour comprendre. Il ne s’agit pas de cautionner la Corée du Nord mais d’en saisir le fonctionnement. Ce qui permettra d’analyser justement l’actualité. C’est d’autant plus important pour comprendre les provocations nucléaires de Pyongyang et pourquoi les Nord-Coréens veulent posséder l’arme nucléaire. Si on se contente de condamner sans comprendre, on n’arrivera jamais à régler le problème de la péninsule coréenne. Cela ne sert à rien de nous faire croire à un storytelling en provenance de Corée du Sud ou d’Amérique.
Comment avez-vous choisi les questions ?
Nous avons structuré le livre en 5 grandes parties thématiques de façon à couvrir tous les aspects de la société. Mais il nous a fallu plusieurs essais de plans avant de choisir celui-ci car nous voulions pouvoir proposer un ensemble cohérent, complet et aussi pédagogique. Nous avons essayé de répondre aux questions globales comme à celles vues du petit bout de la lorgnette. Nous voulions aussi amener de la connaissance. La plupart des gens ne connaissent rien de ce pays. Nous avons ainsi tenté d’expliquer de façon systématique ce qui était commun à la Corée du Sud et à la Corée du Nord. Beaucoup de questions qui se posent sur la Corée du Nord s’expliquent dans le passé de la péninsule, sans être propres au Nord. Par exemple, la première partie de notre livre sur l’histoire coréenne peut expliquer par la notion de han, cette amertume profonde, cette impression d’avoir été dépossédé de son histoire, car la Corée n’a jamais été maîtresse de son destin, au XIXème siècle mais aussi bien avant. Elle a toujours été dominée par les grandes puissances : la Chine d’abord, le colonisateur japonais ensuite, puis les Russes au Nord et les Américains au Sud ont décidé de son destin. Aujourd’hui, c’est encore vrai. Ce qui se passe en Corée du Sud relève du même processus, même si les conséquences sont différentes. Si les Sud-Coréens manifestent de façon aussi violente dans la rue, c’est une expression de ce han, d’avoir été privé de leur destin par des gouvernements fantoches dépendant des puissances internationales. On a tendance à couper la Corée du Nord de ce passé commun à toute la péninsule, ce qui est une erreur.
Ce qu’on appelle les « provocations » de Pyongyang sur son programme nucléaire, c’est le han qui l’explique ?
Oui, cela explique aussi l’idéologie officielle du juche, dont l’un des volets principaux est d’être à égalité pour discuter et dialoguer avec les autres nations. On ne veut plus avoir son destin dicté par des puissances supérieures. La Corée du Sud est très dépendante des Etats-Unis. En cas d’attaque, ce sont les Américains qui dirigent les armées conjointes. La Corée du Nord veut être capable d’avoir sa propre défense entre ses mains. Sans l’arme nucléaire, elle aurait peut-être été anéantie depuis longtemps. C’est parce qu’ils ont été menacés de destruction nucléaire par les Américains lors de la guerre de Corée (1950-53), lesquels ont placé des tête nucléaires en Corée du Sud, que les Nord-Coréens voulu se nucléariser. On l’oublie souvent.
Sur quels matériaux repose le livre ?
Sur beaucoup d’enquêtes de terrain dans plusieurs pays, en Chine, en Mandchourie, en Asie du Sud-Est, en Russie, au Japon, en Corée du Nord et du Sud. Mais aussi sur la lecture de tous les textes et documents accessibles en Corée du Sud, aux Etats-Unis comme en Russie ou dans les anciens pays du bloc de l’Est. La RDA et l’URSS avaient accumulé une masse de documents sur le fonctionnement de la Corée du Nord, des documents universitaires notamment, l’ensemble étant aujourd’hui plus accessible qu’avant. En outre, a émergé un peu partout, en Europe, aux Etats-Unis, une nouvelle génération de jeunes coréanologues qui travaillent sérieusement. En plus des experts incontournables de la « vieille garde » comme Andrei Lankov ou John Delury, je pense à des chercheurs comme Adam Cathcart, Nicolas Levi ou encore des analystes de terrain comme le suisse Felix Abt. Sans oublier des médias spécialisés sérieux comme NK News. Jusqu’ici, la plupart des spécialistes autoproclamés de la Corée du Nord n’étaient pas allés sur le terrain et ne connaissaient pas la langue ! Se baser uniquement sur la documentation sud-coréenne et américaine est forcément biaisé.

Ce livre est aussi le fruit d’un très long travail de confiance avec tous les acteurs, que leur rôle soit négatif ou positif, aussi bien les gardiens des camps de travail que les détenus. On est resté en lien avec nos contacts nord-coréens, on les a suivis. Exemple avec nos interviews de bûcherons nord-coréens en Sibérie – je les suis depuis plusieurs années. On a pu les rappeler car ils savent qu’on ne trahira pas leur pensée. Le respect de tous les témoignages est capital à nos yeux, nous ne cherchons pas le spectaculaire à tout prix. L’ouvrage est une synthèse de notre travail depuis toutes ces années.

Les journalistes Juliette Morillot et Dorian Malovic, à la frontière sino-nord-coréenne le long de la rivière Tumen. (Crédits : DR)
Les journalistes Juliette Morillot et Dorian Malovic, à la frontière sino-nord-coréenne le long de la rivière Tumen. (Crédits : DR)
Parmi les idées reçues que votre livre combat : Kim Jong-un est fou et stupide…
Oui, nous pensons que les dirigeants nord-coréens ne sont ni l’un ni l’autre. Sinon, ils ne se seraient pas maintenus au pouvoir aussi longtemps. L’ancienne secrétaire d’Etat de Bill Clinton, Madeleine Albright, avait rencontré en 2002 Kim Jong-il. Elle a trouvé qu’il était un bosseur, au courant de ses dossiers. Kim Jong-un, c’est pareil : il a fait des études, il est organisé, il est entouré. Les Nord-Coréens ont une diplomatie réactive. Depuis des années, ce sont d’ailleurs eux qui mènent le jeu. Les sanctions internationales ne les ont jamais arrêtés. Ils jouent très habilement d’une sorte de statu quo international qui fait qu’une Corée du Nord diabolisée est finalement bien pratique. Les Américains en ont besoin pour se maintenir dans la région face à la montée en puissance de la Chine. Ils n’ont pas envie que le problème nord-coréen disparaisse. Pyongyang joue de toutes ces contradictions.
Un autre sujet rarement mis en valeur et auquel vous consacrez quelques-unes des « 100 questions », ce sont les réformes économiques qui existent en Corée du Nord, à l’image des Zones économiques spéciales… Comment fonctionnent-elles ? Est-ce une mise en scène destinée aux médias ?
Il faut arrêter de penser que la Corée du Nord est un théâtre à ciel ouvert. Les Zones économiques spéciales sont toutes à un niveau de développement différent. Certaines d’entre elles n’en sont qu’au démarrage. Mais cela dénote une volonté de Pyongyang d’ouvrir son économie. Kim Jong-un a un double objectif à travers la politique du byongjin (la « double poussée ») : la poursuite du programme nucléaire et le bien-être du peuple par le développement économique. Son père Kim Jong-il s’était rendu à Shenzhen, à Canton pour observer les réformes chinoises. Le développement économique est devenu aujourd’hui un objectif primordial pour la Corée du Nord. Pyongyang a envoyés des ingénieurs, des patrons, des financiers aux Etats-Unis pour observer le terrain. Les Nord-Coréens sont en train de développer par petites touches une économie beaucoup plus ouverte, même si ce ne sont que des prémisses.
Quel est votre sentiment après l’écriture de ce livre ?
Au moment de sa publication, je suis allée à Pyongyang et déjà, j’ai eu l’impression d’être en retard d’un train. J’ai vu des choses que je n’ai pas pu mettre dans notre livre. C’est un pays qui bouge extrêmement vite. Son visage est en train de changer, et pas seulement dans la capitale. Le comportement des Nord-Coréens est en train de se transformer : ils sont beaucoup plus ouverts avec les Occidentaux, parlent plus l’anglais, ont un comportement bien plus internationalisé. Il y a désormais une chaine de télévision qui leur explique la politesse avec les Occidentaux. Ce sont des signes de transformation de la société. Cela peut ouvrir à la fois sur quelque chose de positif, comme sur une fragilisation : donner plus de liberté, plus d’ouverture et de bien-être tout en gardant le pouvoir, est un défi pour les dirigeants de Pyongyang. Ils sont de facto une puissance nucléaire. En dépit des sanctions, ils prennent de l’assurance. Mais avec l’arrivée de Trump à la Maison Blanche, il est encore difficile de faire des prédictions sur l’avenir de la Corée du Nord.
Propos recueillis par Joris Zylberman

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A propos de l'auteur
Joris Zylberman est directeur de la publication et rédacteur en chef d'Asialyst. Il est aussi chef adjoint du service international de RFI. Ancien correspondant à Pékin et Shanghai pour RFI et France 24 (2005-2013), il est co-auteur des Nouveaux Communistes chinois (avec Mathieu Duchâtel, Armand Colin, 2012) et co-réalisateur du documentaire “La Chine et nous : 50 ans de passion” (avec Olivier Horn, France 3, 2013).