Culture
Livres d'Asie du Sud

Inde : La Bhagavadgita, l’action et le renoncement

Les deux armées s’affrontent. École pahāṛī, Kāṇgrā, vers 1820. Gouache et or sur papier. Collection particulière. (Copyright : Photothèque Enrico Isacco)
Les deux armées s’affrontent. École pahāṛī, Kāṇgrā, vers 1820. Gouache et or sur papier. Collection particulière. (Copyright : Photothèque Enrico Isacco)
Pour la première fois au monde, le texte sacré emblématique de la philosophie hindoue est publié par l’éditrice Diane de Selliers dans une version entièrement illustrée de miniatures indiennes. Un éblouissement.
C’est un texte hors du commun que la Bhagavadgita. Ce simple « chapitre » de l’immense épopée qu’est le Mahabharata en est venu au fil des siècles à incarner la pensée philosophique hindoue. Lu dans le monde entier, ce poème est considéré comme un texte fondateur à la fois par le mahatma Gandhi et par Narendra Modi, actuel Premier ministre de l’Inde, deux hommes politiques pourtant bien différents. Au-delà des multiples interprétations auxquelles elle se prête, la Gita, comme on l’appelle couramment, demeure une composante essentielle de la culture indienne.
A voir, une sélection d’illustrations tirées du livre La Bhagavadgita illustrée par la peinture indienne (Editions Diane de Selliers, 2016) :
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Les deux armées s’affrontent. École pahāṛī, Kāṇgrā, vers 1820. Gouache et or sur papier. Collection particulière. (Copyright : Photothèque Enrico Isacco)

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Le Dieu Viṣṇu. École pahāṛī, Guler ou Kāṇgrā, fin du xviiie ou début du xixe siècle. Gouache et or sur papier. Bharat Kala Bhavan, Vārānasī. (Copyright : Bharat Kala Bhavan, B.H.U., Vārānasī / photo Munish Khanna)

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La Syllabe sacrée "AUM". École sikhe, Lahore, vers 1822-1830. Gouache et or sur papier. Maharaja Ranjit Singh Museum, Amritsar. (Copyright : Courtesy of the Maharaja Ranjit Man Singh II Museum Trust, The City Palace, Jaipur / photo Munish Khanna)

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Viśvarūpa. Kashmīr, milieu du xixe siècle. Gouache et or sur papier. National Museum, New Delhi. (Copyright : Courtesy of the National Museum, New Delhi / photo Munish Khanna)

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Viśvarūpa. École du Rājasthān, Jaipur, vers 1810-1820. Gouache et or sur papier. Collection particulière. (Copyright : Photothèque Enrico Isacco)

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Cinq Ascètes. Page de l’album de Saint-Pétersbourg. Attribué à Govardhan. École mongole, vers 1630. Gouache et or sur papier. Collection particulière. (Copyright : Sotheby’s, London)

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Couverture de La Bhagavadgita illustrée par la peinture indienne (Editions Diane de Selliers, 2016). (Copyright : Editions Diane de Selliers)

 
 
« La Gita n’est pas seulement ma Bible et mon Coran, elle est plus encore : elle est ma mère », affirmait Gandhi. Le héros de l’indépendance indienne avait trouvé dans ce texte sacré une justification spirituelle à deux de ses convictions : la non-violence active et l’égalité des hommes (et donc le refus du système des castes). Un siècle plus tard, Narendra Modi offre à ses hôtes, lors de ses déplacements officiels à l’étranger, une belle édition de la Bhagavadgita. Barack Obama ou l’empereur du Japon ont ainsi reçu le livre que Modi considère être « le plus grand cadeau fait au monde par l’Inde ». Et cela alors même que l’idéologie nationaliste hindoue de l’actuel chef du gouvernement de New Delhi est bien éloignée de celle du père de la nation indienne.

Etre l’objet d’interprétations radicalement différentes, c’est le sort de tous les grands textes sacrés, comme on l’a vu au fil des siècles avec la Bible et, de façon aiguë aujourd’hui, avec le Coran. Peut-être est-ce la rançon du caractère universel de la Bhagavadgita, qui est « l’un de ces grands textes qui peuvent être lus partout dans le monde », comme l’explique Marc Ballanfat, docteur en histoire des religions et auteur de la traduction de la Gita publiée par les Editions Diane de Selliers. L’aura du poème dépasse largement la seule population de religion hindoue – pour qui il demeure fondamental : « la Gita reste globalement encore très connue des hindous, elle fait partie de leur éducation, poursuit l’universitaire. Même ceux des Indiens qui se montrent très critiques envers leurs traditions reconnaissent que la Gita a un message moral, éthique, très important. »

Acquérir une telle dimension spirituelle n’allait pourtant pas de soi pour un texte qui, à la base, ne constitue qu’un fragment d’un ensemble beaucoup plus vaste. Le Mahabharata est, avec le Ramayana, l’une des deux grandes épopées du monde hindouiste. Cet ouvrage colossal, beaucoup plus long que la Bible, raconte la guerre terrifiante qui oppose les Kaurava et les Pandava, deux familles cousines, pour le pouvoir. A l’approche du combat, le grand guerrier Arjuna consulte le cocher qui conduit son char, qui n’est autre que le dieu Krishna. Il lui explique son dilemme moral : il sait que son devoir de guerrier est de se battre mais il ne peut se résoudre à tuer ses cousins et ses amis qui sont dans le camp adverse et veut renoncer au combat. Le récit de la bataille est alors suspendu, le temps que Krishna livre à Arjuna son enseignement. Ce sont les 700 vers du discours de Krishna, sur les 100 000 que comprend l’ensemble de l’épopée, qui constituent la Bhagavadgita.

La réponse du dieu cocher aux interrogations d’Arjuna, c’est qu’il faut agir, mais agir avec détachement. « Quand on est au milieu de la société, dans des conflits, dans des combats, il y a un moment où l’action s’impose à nous, explique Marc Ballanfat. On ne peut pas choisir d’agir ou de ne pas agir, on est toujours dans l’agir. » Mais cette action doit s’accompagner de détachement : l’essentiel est d’agir en renonçant à tout bénéfice personnel. « Le paradoxe, c’est que plus on se détache de l’action que l’on doit accomplir, plus d’une certaine manière on l’accomplit de façon efficace », poursuit l’universitaire. Pour les Indiens, l’important, c’est d’« aller jusqu’au bout de son action », car « la bonne marche du monde repose sur les actions des hommes ». Krishna incite donc Arjuna à combattre, comme doit le faire un guerrier, mais à combattre sans en attendre de récompense.

Il peut sembler pour le moins paradoxal qu’un discours destiné à convaincre quelqu’un d’aller tuer ses cousins et ses amis ait pu être interprété par Gandhi comme une ode à la non-violence… En fait, explique Marc Ballanfat, « pour lui, la violence naît à partir du moment où l’individu investit dans l’action des pulsions qui n’ont pas à y être. Mais si l’on accomplit l’action avec un parfait détachement, d’une certaine manière on n’est plus dans la violence. » Et de fait, « Gandhi a agi toute sa vie mais en restant dans le détachement, en refusant la violence. Pour lui, l’interprétation au XXème siècle du détachement, c’est la non-violence. » A l’inverse, estime le traducteur de la Bhagavadgita, les fondamentalistes hindous « essayent de s’appuyer sur des textes fondateurs, ils détournent le sens de la Gita en la privant de son enseignement moral pour ne garder que l’aspect ‘produire des combattants, de vrais guerriers’… »

Même si ce texte « s’adresse à tous », il n’est pas pour autant « d’une lecture facile, reconnaît l’universitaire, car il a un vrai contenu philosophique ». D’où l’intérêt de disposer d’une édition comme celle publiée par Diane de Selliers, c’est-à-dire intégralement illustrée. Une entreprise qui n’allait pas de soi : il n’y a pas de tradition d’illustration de ce texte philosophique. Quand la même maison avait publié en 2011 une somptueuse version du Ramayana, la difficulté avait été de choisir entre les innombrables miniatures réalisées au fil des siècles par les artistes indiens pour illustrer chaque épisode de l’épopée. Cas de figure inverse dans le cas de la Bhagavadgita : la tradition ne représente guère que deux ou trois scènes du poème dont Arjuna sur son char écoutant Krishna. Le problème consistait donc, selon les mots de Diane de Selliers, à « mettre l’abstraction en images » en puisant dans l’immense corpus de l’imagerie traditionnelle indienne.

Ce travail a été mené à bien par Amina Taha-Hussein Okada, conservateur général du Musée national des Arts asiatiques Guimet, déjà responsable de l’iconographie du Ramayana. « C’était une gageure, explique-t-elle, car ce texte n’a jamais été illustré in extenso. On pensait même qu’il était non illustrable, parce que trop métaphysique, trop philosophique… » Mis à part la scène initiale, une autre scène-clé de la Gita a été fréquemment représentée : celle où Krishna révèle à Arjuna sa forme cosmique de dieu englobant l’univers tout entier. Coup de chance : cette scène donne lieu à de nombreuses variations très spectaculaires. Le livre reproduit donc une série de représentations de plus en plus complexes de ce thème, où l’on voit le corps de Krishna/Vishnu (le premier est un avatar du second) incorporant montagnes, forêts, animaux, hommes, dieux, villes, lune et soleil… Des variations éblouissantes du Visvarupa, forme cosmique de Vishnu « réceptacle infini de l’univers », qui justifient à elles seules cette édition.

Pour le reste, Amina Okada s’est livrée à un travail de fourmi en passant au crible les collections de miniatures du monde entier qu’elle avait déjà explorées lors de la réalisation du Ramayana pour y trouver des illustrations susceptibles de « coller » au texte de la Gita. Tout en cherchant à éviter quelques écueils : la répétition ou l’utilisation d’images décalées par rapport au texte. Par exemple, explique la conservatrice du musée Guimet, « il existe d’innombrables représentations de Krishna et Vishnu, mais ce n’est pas parce que l’on parle d’eux dans ce texte qu’on peut y mettre n’importe laquelle de celles-ci ». Son approche a consisté notamment à lire « cinq ou six fois la Gita en regardant mot à mot les termes utilisés susceptibles d’avoir été illustrés ». Parmi les images ainsi identifiées figurent de somptueuses représentations de la syllabe sacrée AUM qui inclut les trois dieux de la trinité hindoue, Vishnu, Brahma et Shiva. La Gita parle souvent des ascètes, sages et autres sâdhus, ce qui nous vaut une galerie de fascinants portraits de ces saints hommes, extraordinairement individualisés, au regard perdu dans leur contemplation intérieure.

« L’iconographie n’allait pas de soi mais elle était là, il suffisait de chercher », commente Amina Okada qui se félicite du caractère « novateur » de cette démarche. De fait, il y a peu de doubles pages, dans l’ouvrage finalement publié, qui ne comportent pas d’illustrations. Le livre se présente ainsi comme un recueil d’une centaine de miniatures mogholes, rajpoutes et autres, du XVIème au XIXème siècles, avec la qualité de reproduction qui caractérise les productions Diane de Selliers. Et l’apport de ces images, bien entendu, n’est pas uniquement décoratif : elles fournissent autant de points d’entrée dans le texte de la Gita et les notices détaillées qui les accompagnent aident fortement à la compréhension de l’ensemble.

Signalons enfin que parmi ses multiples richesses, la Gita est un texte fondateur de la discipline du yoga. Les Occidentaux qui placent le yoga quelque part entre la gymnastique suédoise et la zumba pourront lire avec profit la longue postface de Marc Ballanfat consacrée à « la saveur du yoga » : ils y découvriront que la finalité de cette discipline physique mais aussi et surtout spirituelle n’est rien moins que d’« éprouver une conscience différente du monde et de soi ».

Par Patrick de Jacquelot

A lire

La Bhagavadgita illustrée par la peinture indienne, 336 pages, 195 euros jusqu’au 31 janvier 2017, 230 euros ensuite. Voir le site des Editions Diane de Selliers.

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A propos de l'auteur
Patrick de Jacquelot est journaliste. De 2008 à l’été 2015, il a été correspondant à New Delhi des quotidiens économiques La Tribune (pendant deux ans) et Les Echos (pendant cinq ans), couvrant des sujets comme l’économie, le business, la stratégie des entreprises françaises en Inde, la vie politique et diplomatique, etc. Il a également réalisé de nombreux reportages en Inde et dans les pays voisins comme le Bangladesh, le Sri Lanka ou le Bhoutan pour ces deux quotidiens ainsi que pour le trimestriel Chine Plus. Pour Asialyst, il écrit sur l’Inde et sa région, et tient une chronique ​​"L'Asie dessinée" consacrée aux bandes dessinées parlant de l’Asie.