Politique
Corée : le Tigre et la Pie

Corée du Sud : la jeunesse veut destituer le confucianisme

Sur cette affiche placardée à Séoul, appelant à la destitution de la la présidente sud-coréenne présentée comme une marionnette, on peut lire : "Park Geun-hye, démission immédiate et sans condition". Ce poster, copie parodique d'affiches de partis officiels, jusque dans le nom du parti inventé de toutes pièces "Parti de la démocratie du peuple", est caractéristique du vent de liberté qui anime la jeunesse. Cette photo prise à Séoul date du 11 décembre 2016, deux jours après que l'Assemblée nationale a voté la destitution de la présidente le vendredi 9 décembre.
Sur cette affiche placardée à Séoul, appelant à la destitution de la la présidente sud-coréenne présentée comme une marionnette, on peut lire : "Park Geun-hye, démission immédiate et sans condition". Ce poster, copie parodique d'affiches de partis officiels, jusque dans le nom du parti inventé de toutes pièces "Parti de la démocratie du peuple", est caractéristique du vent de liberté qui anime la jeunesse. Cette photo prise à Séoul date du 11 décembre 2016, deux jours après que l'Assemblée nationale a voté la destitution de la présidente le vendredi 9 décembre. (Copyright : Dorian Malovic)
Lors d’une session extraordinaire le 9 décembre dernier, le Parlement sud-coréen a voté la destitution de la présidente Park Geun-hye. C’est l’aboutissement de sept semaines d’une protestation populaire sans précédent marquée par la mobilisation massive d’une jeunesse apolitisée et déterminée. Cette révolte inédite et formidable contre l’autorité et le carcan séculaire du confucianisme marque un tournant historique dans l’histoire de la société coréenne.

Corée : le tigre et la pie

Suite de notre nouvelle chronique sur Asialyst, signée Juliette Morillot et intitulée « Corée : Le tigre et la pie ». Coréanologue et rédactrice en chef adjointe de notre site, elle y décrypte les soubresauts de la politique et de la société en Corée du Sud comme en Corée du Nord. Elle y partage ses analyses avec un seul objectif : donner des clés pour comprendre. Qu’il s’agisse de la Corée du Sud qui affronte aujourd’hui une crise majeure ou de la Corée du Nord, trop souvent réduite à de simples caricatures.

*Dans le mythe de la fondation de la Corée par Dangun en 2333 av. J.-C., du tigre et de l’ours qui voulaient devenir des êtres humains, seul l’ours eut la patience d’obéir aux instructions divines. Le tigre, impatient, succomba au désir de revoir le jour.
Le tigre et la pie sont des personnages familiers de la culture coréenne. On les retrouve dans l’imagerie populaire, les contes traditionnels, les peintures des temples… D’une part, un tigre terrifiant (maengho, 맹호), attaché en Asie à la notion de pouvoir et plus spécifiquement en Corée à l’idée de résistance à l’ennemi, mais aussi un tigre débonnaire aux allures de gros chat, profondément humain et sage, dont la faiblesse originelle dans le mythe de Dangun* a adouci l’image. Le tigre est un des thèmes favoris de la peinture populaire : il y apparaît soit en compagnie de l’esprit de la Montagne dont il est le messager soit songeur sous un pin en compagnie de la pie qui lui chuchote à l’oreille les nouvelles du royaume. C’est ainsi, raconte la sagesse populaire, que les nouvelles de Corée se propageaient autrefois. Aujourd’hui, les nouvelles technologies ont pris le relais, mais l’extraordinaire vitalité et créativité des Coréens n’ont pas de limites et sans doute le tigre et la pie (horangiwa kkachi, 호랑이와 까치), journalistes d’hier, se sont-ils aussi modernisés…

Juliette Morillot vient de publier La Corée du Nord en cent questions (éditions Tallandier) co-écrit avec Dorian Malovic, chef du service Asie au quotidien La Croix.

"Le Tigre et la Pie", XIXe siècle, Couleurs sur papier. Don : Lee Ufan, 2001.
"Le Tigre et la Pie", XIXe siècle, Couleurs sur papier. Don : Lee Ufan, 2001. (Copyright : Musée Guimet ; Source : Artgitato.com)
C’est la clameur d’un peuple qui s’est élevée ce vendredi 9 décembre dernier à 16 heures exactement. A ce moment précis, sur les téléphones portables s’affichait l’annonce tant attendue du vote de destitution de la présidente sud-coréenne par le Parlement. Une clameur immense sur la grande place de Yeouido, face à l’Assemblée nationale, suivie d’embrassades, de danses, de joie, une joie spontanée explosant enfin librement après sept semaines de manifestations massives.

Le verdict était historique et sans appel : 234 députés ont en effet voté en faveur de la motion de destitution de Park Geun-hye, engluée depuis le mois d’octobre dans un tentaculaire scandale aux allures de mauvais feuilleton, alors que 56 députés seulement s’y sont opposés. Mieux encore, dans un camouflet décomplexé, 60 députés du Saenuri, le parti de la présidente, ont eux aussi soutenu la motion pour l’écarter du pouvoir – afin que la motion passe, il fallait, rappelons-le, le vote d’au moins 200 députés sur un total de 300.

En Corée du Sud, une femme, parmi la foule des manifestants en colère sur la place de Yoeido à Séoul le vendredi 9 décembre, prend connaissance sur son portable des résultats du vote par le Parlement. Sur son masque, en lettres blanches : "Park Geun-hye, destitution !" (Copyright : Dorian Malovic)
En Corée du Sud, une femme, parmi la foule des manifestants en colère sur la place de Yeouido à Séoul le vendredi 9 décembre, prend connaissance sur son portable des résultats du vote par le Parlement. Sur son masque, en lettres blanches : "Park Geun-hye, destitution !" (Copyright : Dorian Malovic)
« C’est notre mobilisation et la pression populaire qui ont permis la victoire, explique Choi, doctorant à l’université Kookmin. Aujourd’hui, nous sommes arrivés à un point de non- retour. Mais il ne faut pas baisser la garde. » Car rien n’est acquis. La présidente, en dépit du vote, n’est pas encore destituée. En effet, la décision doit être confirmée par la Cour constitutionnelle qui dispose de cent quatre-vingt jours pour avaliser le processus.

En mars 2004, le président Roh Moo-hyun avait lui aussi été destitué par le Parlement, pour violation des lois électorales. Mais soixante-trois jours plus tard, le 30 mai, les neuf juges de la Cour constitutionnelle l’avaient blanchi. Une situation aux antipodes de ce qui se passe aujourd’hui puisqu’à l’époque Roh Moo-hyun était soutenu par 60% de la population.

« La Cour constitutionnelle est très conservatrice mais, estime le jeune doctorant, je ne pense pas qu’elle osera aller à l’encontre de la vox populi. Cela risquerait de créer une révolution et si les manifestants sont jusqu’ici restés très calmes, la situation pourrait dégénérer. Ensuite il faudra rester vigilant, car il n’est pas question que Park s’en tire comme cela. Elle a trahi la Corée, elle doit être jugée et condamnée. »
Car pour Choi comme pour les millions de Coréens, familles, couples, professeurs, syndicalistes, étudiants, paysans qui depuis des semaines demandent la destitution de la présidente, le combat n’est pas fini. Loin de là. Et le plus difficile est à venir.

Jeunesses révolutionnaires

Réformer la société coréenne. En profondeur, dans ses institutions, dans ses mentalités, dans ses grands conglomérats industriels, les fameux chaebol, mais aussi jusqu’au sein-même des foyers, dans les relations entre les êtres et la mentalité de chacun.
De tout temps dans l’histoire de la Corée, c’est la jeunesse, les étudiants qui ont fait les révolutions. Dans les années 1980, ce furent eux qui, les premiers, se dressèrent contre la dictature militaire, appelant à la démocratie. Chaque année, à l’anniversaire du soulèvement de Gwangju (광주 민주화 운동 ou 오일팔) le 18 mai 1980, étudiants et forces de l’ordre s’affrontaient sur les campus universitaires. Les ouvrages du poète rebelle Kim Ji-ha, interdit par la dictature, circulaient sous le manteau, véhiculant espoir et fureur. « En secret, j’écris ton nom, avec une soif ardente, j’écris ton nom ‘démocratie’. »

A cette époque, il s’agissait de protester contre l’instauration de la loi martiale et la répression politique des opposants. Une lutte politisée, extrêmement violente, émaillée d’immolations par le feu. Dans la capitale, le spectacle des camions grillagés des forces anti-émeutes, les relents piquants des gaz lacrymogènes faisaient partie du quotidien. « On se battait pour un idéal politique, pour la démocratie, explique Park alors étudiant à l’université Nationale de Séoul. C’était dangereux car d’emblée, nous étions soupçonnés d’être communistes, pro-Corée du Nord ! Le climat des manifestations n’avait rien à voir avec le calme et la dignité de celles qui ont mené à la destitution de Park Geun-hye. »

Quelques années plus tard, les manifestations ont repris : d’abord en 2004, en soutien du président Roh Moo-hyun qui venait d’être destitué, puis en 2007 après la décision de son successeur, Lee Myung-bak, de reprendre les importations de bœuf américain, suspendues depuis 2003, condition préalable à la ratification de l’accord de libre-échange. « Nous, les vieux qui avions manifesté pour la démocratie, combattu pour notre pays, nous avons bien senti à l’époque que la jeunesse ne se sentait pas concernée… Les jeunes ne se sont pas mobilisés du tout, c’est pourquoi aujourd’hui, ce qui se passe est exceptionnel. » Et nouveau.

Corruption dès le jardin d’enfants

Car cette fois-ci, c’est une jeunesse totalement apolitisée qui a mené les spectaculaires manifestations des semaines dernières. Une jeunesse désabusée, déçue, qui ne se reconnaît pas dans la société coréenne actuelle et qui n’a plus confiance. En rien. Cette nouvelle génération, ouverte sur le monde, profondément dynamique et créative, ultra-connectée, a voyagé, étudié à l’étranger. Elle sait aussi le pouvoir qu’elle possède. « On ne combat pas avec des armes : Internet, c’est plus efficace ! Je ne crois plus dans le discours que l’on nous sert, explique Tae-il, étudiant en sciences humaines. Nous savions bien sûr comment fonctionnait notre pays. Nous savions à quel point tout était corrompu. Mais finalement, je dis presque merci à Park Geun-hye car par sa bêtise et son arrogance, elle va nous permettre d’avancer, et peut-être de changer le système. »

Au-delà de la liste interminable des griefs contre la présidente (corruption, collusion entre les politiques et les grands conglomérats, trahison des secrets de l’État, omnipotence des grandes familles gouvernantes, dérive autoritaire, régression de la liberté d’expression et de la presse, emprisonnement de syndicalistes, publication de manuels d’histoire « officielle », absence inexpliquée de la présidente lors du naufrage du Sewol, etc…), c’est tout le fonctionnement de la société qui est remis en cause.

« La corruption, s’insurge Tae-il, commence dès le jardin d’enfants et l’école primaire. Vous trouvez normal, vous, que l’on doive donner une enveloppe à l’institutrice pour que sa fille ou son fils soit au premier rang pendant la classe ? Nous avons appris depuis notre plus jeune âge à obéir, à courber la tête. C’est dans notre éducation : nous respectons ce qui vient de nos aînés, de nos parents ; mais maintenant c’est fini, nous pouvons penser par nous-mêmes. »

Le bateau coréen coule

Cette rébellion calme, puissante de la jeunesse coréenne, c’est tout simplement le couvercle du confucianisme qui explose. Ce confucianisme qui structure profondément la société, et sur lequel Park Chung-hee s’appuya pour obtenir docilité et dévotion lors de la reconstruction du pays dans les années 1960-1970, donnant lieu au fameux miracle économique. C’est aussi sur cette structure confucéenne que s’appuya, au nord du 38ème parallèle, Kim Il-sung pour bâtir le « paradis nord-coréen ».

Le confucianisme, introduit au XIVème siècle en réaction à la corruption et au désordre qui minaient le royaume de Goryeo, impose une structure sociale stricte, le respect des aînés à tous les niveaux (enfants envers les parents, parents envers les ancêtres, employé envers son patron, élève envers son professeur, peuple envers le gouvernement). Il est aujourd’hui devenu le pire ennemi de la jeunesse coréenne. Comment oublier que lors du naufrage du Sewol en 2014, seuls furent sauvés les élèves qui osèrent désobéir à leur professeur leur recommandant de rester dans leur cabine tandis que le bateau coulait ?

Obéissance aveugle, pots de vins, apprentissage valorisant érudition et bachotage plutôt qu’esprit critique et raisonnement, importance démesurée des réseaux claniques (université, famille, région), tout cela est dépassé. Le bateau coréen coule et la jeunesse ne s’identifie plus à cette société engluée dans son passé, tirée vers le bas, la société du « Hell Choson » (« l’enfer, c’est la Corée »)*, où les apparences comptent plus que la nature des choses, où l’autre devient censeur et le monde extérieur oppression.
« Je suis partie vivre au Danemark, se confie Okja, titulaire d’un double doctorat d’histoire et d’économie. Je suis restée sans emploi pendant deux ans en Corée après l’obtention de mes diplômes et j’ai fini par trouver un poste de secrétaire ! Le regard des autres est tellement fort que j’étais malade rien qu’à l’idée de sortir dans la rue. Au Danemark, je peux sortir en jeans, pas maquillée… J’ai refusé la chirurgie esthétique, même si mes parents m’ont dit que c’était mieux pour trouver un mari et du boulot. Ici, à Copenhague, je travaille dans une pâtisserie. Je gagne peu. Mais je vis enfin. Je respire. En Corée, j’étouffais à petit feu. »

Mai 68 séoulite

Aujourd’hui, consciente de l’extraordinaire pouvoir que confèrent les réseaux sociaux, Internet et les innombrables associations qui ont surgi ces dernières années, la jeunesse coréenne ultra-connectée, n’accepte plus de se faire dicter sa pensée et compte bien le faire savoir. « Il est temps que ceux qui nous gouvernent comprennent que nous ne goberons plus aveuglément tout ce qu’on nous dit, renchérit Tae-il. C’est comme pour la Corée du Nord : depuis tout petit, on m’a rabâché que l’ennemi était nord-coréen, que tous nos sacrifices, c’était pour nous défendre. Mes parents et grands-parents nous ont bourré le crâne de la peur d’une invasion. Même dans le métro, on me disait que des Nord-Coréens allaient surgir dans des tunnels creusés depuis le 38ème parallèle et qui déboucheraient dans les galeries commerçantes souterraines ! Cela aussi doit changer. Je n’ai pas peur de Pyongyang, je n’ai pas peur qu’ils nous attaquent. Pour moi, la Corée du Nord, c’est un pays comme un autre. Je ne me sens pas d’attache particulière. Mais j’aimerais bien y aller un jour en touriste : il paraît que c’est magnifique. Mais rien que de dire cela je sais que je suis déjà suspect ! »

Désormais, le plus difficile est à venir et tout reste à faire. Car le formidable phénomène auquel nous assistons n’est en réalité que le début d’une transformation profonde et radicale de la société coréenne. Un tremblement de terre aux allures de Mai 68, comme l’écrit Dorian Malovic dans le quotidien La Croix.

Par Juliette Morillot

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A propos de l'auteur
Juliette Morillot est rédactrice en chef adjointe d'Asialyst. Spécialiste des deux Corées, elle intervient régulièrement dans les médias en tant qu’experte de la Corée du Nord. Ancienne directrice de séminaire sur les relations intercoréennes à l'Ecole de guerre et rédactrice en chef du mensuel de géopolitique La revue, elle a longtemps vécu en Corée du Sud et en Extrême-Orient. Historienne et romancière, elle a publié de nombreux ouvrages sur la Corée parmi lesquels "Les Orchidées rouges de Shanghai" (Presse Pocket) roman historique né de sa rencontre avec une ancienne femme de réconfort et "Évadés de Corée du Nord", (co-écrit avec Dorian Malovic, Belfond), la première enquête de terrain basée sur des témoignages de Nord-Coréens publiée en France.