Politique

Le scandale Park Geun-hye, symptôme d’une Corée malade

Une marée humaine a rempli les rues de Séoul le 26 novembre 2016, demandant, bougie à la main, la démission de la présidente sud-coréenne Park Geun-Hye in Seoul on November 26, 2016.
Une marée humaine a rempli les rues de Séoul le 26 novembre 2016, demandant, bougie à la main, la démission de la présidente sud-coréenne Park Geun-Hye in Seoul on November 26, 2016. (Crédits : AFP PHOTO / POOL / JEON HEON-KYUN)
1,3 million de Coréens dans les rues de Séoul. Cette manifestation d’une ampleur sans précédent était la troisième d’une série de protestations hebdomadaires demandant la démission de Park Geun-hye. La présidente sud-coréenne est impliquée dans un scandale tentaculaire mêlant corruption, trafic d’influence et chamanisme. Juliette Morillot, spécialiste des deux Corées, analyse en profondeur ce raz-de-marée de colère populaire.

Contexte

C’est le début d’une nouvelle chronique sur Asialyst, qui sera intitulée « Corée : Le tigre et la pie ». Rédactrice en chef adjointe de notre site, coréanologue et spécialiste de la péninsule coréenne, Juliette Morillot y décryptera les soubresauts de la politique et de la société en Corée du Sud comme en Corée du Nord. Elle y partagera ses analyses avec un seul objectif : donner des clés pour comprendre. Qu’il s’agisse de la Corée du Sud qui affronte aujourd’hui une crise majeure ou de la Corée du Nord, trop souvent réduite à de simples caricatures.

*Dans le mythe de la fondation de la Corée par Dangun en 2333 av. J.-C., du tigre et de l’ours qui voulaient devenir des êtres humains, seul l’ours eut la patience d’obéir aux instructions divines. Le tigre, impatient, succomba au désir de revoir le jour.
Le tigre et la pie sont des personnages familiers de la culture coréenne. On les retrouve dans l’imagerie populaire, les contes traditionnels, les peintures des temples… D’une part, un tigre terrifiant (maengho, 맹호), attaché en Asie à la notion de pouvoir et plus spécifiquement en Corée à l’idée de résistance à l’ennemi, mais aussi un tigre débonnaire aux allures de gros chat, profondément humain et sage, dont la faiblesse originelle dans le mythe de Dangun* a adouci l’image. Le tigre est un des thèmes favoris de la peinture populaire : il y apparaît soit en compagnie de l’esprit de la Montagne dont il est le messager soit songeur sous un pin en compagnie de la pie qui lui chuchote à l’oreille les nouvelles du royaume. C’est ainsi, raconte la sagesse populaire, que les nouvelles de Corée se propageaient autrefois. Aujourd’hui, les nouvelles technologies ont pris le relais, mais l’extraordinaire vitalité et créativité des Coréens n’ont pas de limites et sans doute le tigre et la pie (horangiwa kkachi, 호랑이와 까치), journalistes d’hier, se sont-ils aussi modernisés…

A venir prochainement dans « Corée : le tigre et la pie », un « Retour de Pyongyang » dans lequel Juliette Morillot partagera ses impressions et ses découvertes lors de son récent séjour en Corée du Nord. Juliette Morillot vient de publier La Corée du Nord en cent questions (éditions Tallandier) co-écrit avec Dorian Malovic, chef du service Asie au quotidien La Croix.

"Le Tigre et la Pie", XIXe siècle, Couleurs sur papier. Don : Lee Ufan, 2001.
"Le Tigre et la Pie", XIXe siècle, Couleurs sur papier. Don : Lee Ufan, 2001. (Copyright : Musée Guimet ; Source : Artgitato.com)
Tonnerre et grondements dans les rues de Séoul. Comme un formidable roulement de tambour, plus d’un million de Coréens, jeunes, vieux, quadra, salarymen, lycéens, étudiants, agriculteurs venus de tout le pays, ont investi la capitale sud-coréenne ce samedi 26 novembre, bravant froid et neige fondue. En ce début de sohan, la période du « petit froid de l’hiver », les Coréens sont en colère et l’étrange beauté de cette foule immense et pacifique dans la nuit éclairée de milliers de bougies avait quelque chose de théâtral. Une unanimité et une mobilisation unique dans l’histoire des démocraties. Même les manifestations appelant à la démocratie de la fin des années 1980 n’avaient pas réuni autant d’hommes et de femmes en colère. En colère ? Non, déterminés plutôt. Déterminés à obtenir le départ de Park Geun-hye, engluée depuis début octobre dans un scandale aux allures de mauvais feuilleton.

Tout a commencé avec la découverte d’une tablette mettant en évidence les liens qu’entretenait la présidente avec une mystérieuse confidente, Choi Soon-sil. Cette prétendue « oracle chamane » aurait eu une influence considérable sur les affaires d’État, allant jusqu’à choisir les vêtements officiels de Park Geun-hye, corriger ses discours et même la conseiller lors des discussions avec le frère ennemi nord-coréen. Ensuite, tout s’est emballé : accusations de collusion dans des affaires de corruption, des dizaines de milliers d’euros versés par des grands groupes industriels au profit de fondations douteuses gérées par la « Raspoutine coréenne » qui les aurait utilisés à des fins personnelles ; perquisitions dans les bureaux de Samsung, Hyundai, SK, Lotte, la célèbre université féminine Ehwa accusée de trafic de notes ; mais aussi, dans un registre plus surprenant, interrogations sur la commande par la Maison Bleue de centaines de pilules de Viagra et découverte de mystérieux rendez-vous de la présidente dans une clinique privée, spécialiste des traitements de beauté ; pis encore : des rendez-vous pris sous le nom d’une actrice de série télévisée… Comme si toute la lie, la vase de la société coréenne remontait et, tout à coup libérée, éclaboussait tous les secteurs de la société.

Emotion fugace

Personne n’a oublié l’image de la présidente le 4 novembre dernier, courbant la tête pour présenter ses excuses, si petite et fragile dans sa redingote grise qu’on se serait presque pris de pitié. Pendant quelques heures d’ailleurs, une certaine émotion a curieusement couru dans les réseaux sociaux. Les Coréens étaient-ils soudain émus face à cette femme pourtant honnie et critiquée, fillette à l’enfance solitaire qui courait des heures durant dans les jardins de la Maison bleue, puis jeune étudiante tout à coup livrée à elle-même après l’assassinat de sa mère en 1974, suivi cinq années plus tard de celui de son père ? Qui ne serait détruit par de telles drames intimes ? Comment reprocher à la toute jeune fille d’alors, propulsée du jour au lendemain à 22 ans Première dame de Corée auprès de son père, le charismatique dictateur, Park Chung-hee, de s’être alors tournée vers le conseiller-pseudo-gourou de ce dernier, Choi Tae-min, qui lui assurait pouvoir communiquer avec sa mère défunte ? Comment lui reprocher dans sa solitude extrême de s’être ensuite rapprochée de sa fille Choi Soon-sil jusqu’à la considérer comme sa sœur de cœur ?

Mais la compassion fut fugace, car l’émotion était d’une autre nature : pour les Coréens, cette femme incarnait tout à coup leur propre pays, la Corée. Car ce qui étreint le cœur des Coréens, ce n’est pas tant la chute de leur présidente que celle de leur patrie. Une chute publique et violente, tissée de honte et d’humiliation. En effet, bien au-delà de l’indignation, de la colère, il s’agit d’une gifle monstrueuse ramenant ce peuple fier à la triste réalité d’une Histoire que chacun voulait croire révolue.

Passé toujours présent

La Corée au cours des temps s’est construite en opposition à ses voisins, Chine et Japon, empires envahissants et envahisseurs qui ne lui laissèrent guère de répit. Toute l’histoire de la péninsule est faite d’invasions, d’humiliations qui ont forgé une âme coréenne orgueilleuse et « inébranlable », sentiment fort partagé au Sud comme au Nord du 38ème parallèle. Mais aussi une âme profondément meurtrie par des siècles de compromissions, de scandales de corruption, de querelles de clans, de rois fantoches et de conseillers véreux qui plusieurs fois menèrent le pays au bord du gouffre.

La dernière souveraine de Corée, la reine Min, ne se faisait-elle pas aussi conseiller par une chamane dans une époque troublée qui allait se conclure en 1910 par l’annexion du pays – dans l’indifférence internationale – par les Japonais ? Car au fond, qui se soucie réellement de la Corée et des Coréens, sinon les grandes puissances qui y voient un levier géopolitique crucial ? « Les baleines se battent et les crevettes trinquent », dit le proverbe.

De cette histoire douloureuse est né un sentiment unique : le « han », sorte de rancœur passionnelle, faite de fierté et de tristesse exacerbées face aux injustices de l’Histoire, terreau fertile de la littérature et du cinéma, mais bien vivant dans la chair et l’âme de chaque Coréen. Aujourd’hui, c’est ce « han » mué en une colère sourde qui gronde dans les rues du pays. Car plus que ce scandale, c’est bien l’image de la Corée qui est en jeu. D’autant que l’affaire révèle finalement ce que les Coréens d’aujourd’hui, jeunes, branchés, ultra-connectés ont du mal à admettre : derrière un modernisme effréné, la Corée d’hier n’a pas disparu.

Mandats calamiteux

Comment avouer au monde entier que le chamanisme reste envers et contre tout ancré dans les habitudes ? « Je n’ai pas pratiqué de kut [cérémonie chamanique, NDLR] à la Maison bleue », a affirmé Park Geun-hye. Mais au fond, chamanisme ou non, quelle importance ? Si ce n’est que l’affaire aura porté le discrédit sur les chamanes de Corée. D’ailleurs, personne ne s’était offusqué lorsqu’en février 2013 au début de son mandat, la présidente participait en plein cœur de Séoul, à une cérémonie chamanique dévoilant dans une gigantesque bourse de soie (obang nangja), un arbre porteur de dizaines de petites bourses aux cinq couleurs symboliques. Aujourd’hui, la colère est d’une autre nature.

La présidence de Park Geun-hye est la dernière d’une longue liste de mandats présidentiels calamiteux depuis le lendemain de la guerre en 1945. Faut-il rappeler le triste bilan ? Trois présidents (Syngman Rhee, Yun Bo-seon et Choi Kyu-hah) ont démissionné. Un a été assassiné (Park Chung-hee, père de Park Geun-hye). Un s’est suicidé (Roh Moo-hyun), deux ont été emprisonnés (Roh Dae-woo et Chun Doo-hwan), un condamné à mort puis grâcié (Chun Doo-hwan) et tous ou presque ont à un moment ou un autre été mêlés à de graves affaires de corruption. Peut-on oublier les aveux de Roh Dae-woo en 1995 qui reconnaissait avoir accumulé plus de 900 millions de dollars ? Un militaire certes, mais que dire, deux années plus tard, de son successeur, le premier président civil, l’« incorruptible » Kim Young-sam (1993-1998), englué dans le scandale du Hanbo Gate ? Sur la sellette déjà à l’époque, le 14ème chaebol le plus puissant de Corée, le groupe Hanbo, était accusé d’avoir payé des pots de vin lors de la campagne électorale en échange de faveurs bancaires…

Croissance trop rapide et impunité des puissants

Ce qui se passe en Corée aujourd’hui est le symptôme d’une société malade. Malade de sa partition en 1945, durant laquelle les Coréens n’eurent pas leur mot à dire : le Nord passait sous contrôle soviétique et le Sud était pacifié par les Américains, entraînant la dépendance que l’on connaît. Et ce n’est pas parce que cette dépendance est constamment dénoncée par la Corée du Nord qu’il faut la nier : que peut faire Séoul sans Washington ? Pas même diriger ses propres troupes (dans le cadre de l’armée conjointe) en cas d’attaque nord-coréenne.

Malade d’un miracle économique applaudi, magnifique et spectaculaire, obtenu grâce à l’opiniâtreté des Coréens, à leur courage sans faille mais aussi grâce des sacrifices imposés sous la poigne de fer de Park Chung-hee. Malade d’une spectaculaire croissance trop rapide, d’une urbanisation chaotique, d’une évolution sociale accélérée, d’une ouverture sur le monde trop soudaine après des siècles d’isolationnisme, malade de son confucianisme sauveur et carcan tout à la fois. Malade de ses grandes familles dirigeantes et de ses groupes industriels, les chaebol. Qui a oublié l’arrogance de l’héritière de Korean Air qui en 2015 empêchait un avion de décoller pour des cacahuètes « mal servies » sur une soucoupe en porcelaine ? Malade d’une corruption endémique dont atteste l’incroyable vocabulaire de la langue coréenne pour désigner les multiples formes de « pots-de-vin ».

Malade de l’impunité des puissants. Comment expliquer que Chung Mong-koo, le chairman de Hyundai se retrouve aujourd’hui au cœur du scandale alors qu’il y a neuf ans il avait déjà été impliqué dans une retentissante affaire de corruption avant d’être gracié par le président Lee Myung-bak ? La Corée est malade. Malade d’une société sclérosée, fossilisée. Malade de ses téléphones qui explosent, de ses machines à laver qui brûlent… Malade d’une jeunesse au chômage, en quête de repères, harcelée par les obligations sociales, le regard des autres, une jeunesse créative, riche et avide de vivre entravée par le poids de la chape sociale, une jeunesse à la dérive, découragée, plus attirée par l’image des choses que par la réalité, et qui ne trouve plus sa place. Au point de vouloir émigrer plutôt que de rester dans « Hell Choson ». L’enfer de la Corée.

« Et notre patrie ? »

*Esclaves sexuelles de l’armée japonaise durant la Seconde Guerre mondiale – lire notre article sur le sujet. **Terminal High Altitude Area Defence, un système que les Etats-Unis, juste avant l’élection de Donald Trump, prévoyaient de déployer dans le courant 2017.
Alors aujourd’hui, les Coréens marquent leur ras-le-bol d’une Histoire dont ils ont le sentiment d’avoir été dépossédés en tant que nation et en tant que peuple. Ils veulent reprendre leur destin en main, leur destin de démocratie et exigent des réponses : sur la question des « femmes de réconfort »*, sur l’installation des batteries anti-missile THAAD** au sud de la péninsule, sur le naufrage du Sewol… Des explications, des actions, et de la transparence.

Mais là encore, tout est compliqué… Même l’opposition n’ose demander la démission de la présidente de peur de devoir organiser des élections sous soixante jours et d’ainsi révéler qu’elle est elle-même trop divisée. Il faut donc biaiser, et trouver une solution intermédiaire : l’impeachment, la destitution. La loi coréenne a prévu un tel processus mais mises bout à bout, les différentes étapes (obtention de deux tiers des voix au Parlement puis validation de la décision par six des neuf juges de la Cour constitutionnelle) pourraient s’éterniser, selon les pronostics les plus pessimistes, jusqu’à septembre prochain. Ce qui nous mènerait finalement à la veille du terme officiel du mandat de Park Geun-hye. Et pis encore, si la procédure venait à échouer (si par exemple, 5 juges seulement votaient « pour »), tout pourrait se retourner et la présidente pourrait même être définitivement blanchie…

Aujourd’hui, la Corée est en danger. Et il faut agir vite. Vite, avant que le pays ne sombre. Comme le Sewol. A ceci près que, contrairement aux collégiens prisonniers de la carcasse de métal qui, confucianisme oblige, n’osèrent s’opposer aux ordres de leurs professeurs leur intimant de ne pas tenter de fuir, les condamnant à une mort certaine, les Coréens descendus dans la rue n’obéiront plus à personne avant d’avoir obtenu le départ de la présidente.

Au lendemain de l’assassinat de sa mère en 1974, Park Geun-hye était jeune étudiante à Grenoble. On raconte qu’à l’annonce de l’attentat, sa première réaction aurait été « Et notre patrie ? ». Des années plus tard, en 2006, alors qu’en pleine campagne électorale dans la ville de Daejeon, un déséquilibré venait de lui taillader le visage à coup de rasoir, elle aurait demandé depuis sa chambre d’hôpital : « Comment se porte Daejeon ? »

Aujourd’hui, il est temps pour Park Geun-hye de se poser la question de nouveau : « Comment va la Corée ? » Et d’en tirer les conclusions.

Par Juliette Morillot

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A propos de l'auteur
Juliette Morillot est rédactrice en chef adjointe d'Asialyst. Spécialiste des deux Corées, elle intervient régulièrement dans les médias en tant qu’experte de la Corée du Nord. Ancienne directrice de séminaire sur les relations intercoréennes à l'Ecole de guerre et rédactrice en chef du mensuel de géopolitique La revue, elle a longtemps vécu en Corée du Sud et en Extrême-Orient. Historienne et romancière, elle a publié de nombreux ouvrages sur la Corée parmi lesquels "Les Orchidées rouges de Shanghai" (Presse Pocket) roman historique né de sa rencontre avec une ancienne femme de réconfort et "Évadés de Corée du Nord", (co-écrit avec Dorian Malovic, Belfond), la première enquête de terrain basée sur des témoignages de Nord-Coréens publiée en France.