Le scandale Park Geun-hye, symptôme d’une Corée malade
Contexte
C’est le début d’une nouvelle chronique sur Asialyst, qui sera intitulée « Corée : Le tigre et la pie ». Rédactrice en chef adjointe de notre site, coréanologue et spécialiste de la péninsule coréenne, Juliette Morillot y décryptera les soubresauts de la politique et de la société en Corée du Sud comme en Corée du Nord. Elle y partagera ses analyses avec un seul objectif : donner des clés pour comprendre. Qu’il s’agisse de la Corée du Sud qui affronte aujourd’hui une crise majeure ou de la Corée du Nord, trop souvent réduite à de simples caricatures.
A venir prochainement dans « Corée : le tigre et la pie », un « Retour de Pyongyang » dans lequel Juliette Morillot partagera ses impressions et ses découvertes lors de son récent séjour en Corée du Nord. Juliette Morillot vient de publier La Corée du Nord en cent questions (éditions Tallandier) co-écrit avec Dorian Malovic, chef du service Asie au quotidien La Croix.
Tout a commencé avec la découverte d’une tablette mettant en évidence les liens qu’entretenait la présidente avec une mystérieuse confidente, Choi Soon-sil. Cette prétendue « oracle chamane » aurait eu une influence considérable sur les affaires d’État, allant jusqu’à choisir les vêtements officiels de Park Geun-hye, corriger ses discours et même la conseiller lors des discussions avec le frère ennemi nord-coréen. Ensuite, tout s’est emballé : accusations de collusion dans des affaires de corruption, des dizaines de milliers d’euros versés par des grands groupes industriels au profit de fondations douteuses gérées par la « Raspoutine coréenne » qui les aurait utilisés à des fins personnelles ; perquisitions dans les bureaux de Samsung, Hyundai, SK, Lotte, la célèbre université féminine Ehwa accusée de trafic de notes ; mais aussi, dans un registre plus surprenant, interrogations sur la commande par la Maison Bleue de centaines de pilules de Viagra et découverte de mystérieux rendez-vous de la présidente dans une clinique privée, spécialiste des traitements de beauté ; pis encore : des rendez-vous pris sous le nom d’une actrice de série télévisée… Comme si toute la lie, la vase de la société coréenne remontait et, tout à coup libérée, éclaboussait tous les secteurs de la société.
Emotion fugace
Mais la compassion fut fugace, car l’émotion était d’une autre nature : pour les Coréens, cette femme incarnait tout à coup leur propre pays, la Corée. Car ce qui étreint le cœur des Coréens, ce n’est pas tant la chute de leur présidente que celle de leur patrie. Une chute publique et violente, tissée de honte et d’humiliation. En effet, bien au-delà de l’indignation, de la colère, il s’agit d’une gifle monstrueuse ramenant ce peuple fier à la triste réalité d’une Histoire que chacun voulait croire révolue.
Passé toujours présent
La dernière souveraine de Corée, la reine Min, ne se faisait-elle pas aussi conseiller par une chamane dans une époque troublée qui allait se conclure en 1910 par l’annexion du pays – dans l’indifférence internationale – par les Japonais ? Car au fond, qui se soucie réellement de la Corée et des Coréens, sinon les grandes puissances qui y voient un levier géopolitique crucial ? « Les baleines se battent et les crevettes trinquent », dit le proverbe.
De cette histoire douloureuse est né un sentiment unique : le « han », sorte de rancœur passionnelle, faite de fierté et de tristesse exacerbées face aux injustices de l’Histoire, terreau fertile de la littérature et du cinéma, mais bien vivant dans la chair et l’âme de chaque Coréen. Aujourd’hui, c’est ce « han » mué en une colère sourde qui gronde dans les rues du pays. Car plus que ce scandale, c’est bien l’image de la Corée qui est en jeu. D’autant que l’affaire révèle finalement ce que les Coréens d’aujourd’hui, jeunes, branchés, ultra-connectés ont du mal à admettre : derrière un modernisme effréné, la Corée d’hier n’a pas disparu.
Mandats calamiteux
La présidence de Park Geun-hye est la dernière d’une longue liste de mandats présidentiels calamiteux depuis le lendemain de la guerre en 1945. Faut-il rappeler le triste bilan ? Trois présidents (Syngman Rhee, Yun Bo-seon et Choi Kyu-hah) ont démissionné. Un a été assassiné (Park Chung-hee, père de Park Geun-hye). Un s’est suicidé (Roh Moo-hyun), deux ont été emprisonnés (Roh Dae-woo et Chun Doo-hwan), un condamné à mort puis grâcié (Chun Doo-hwan) et tous ou presque ont à un moment ou un autre été mêlés à de graves affaires de corruption. Peut-on oublier les aveux de Roh Dae-woo en 1995 qui reconnaissait avoir accumulé plus de 900 millions de dollars ? Un militaire certes, mais que dire, deux années plus tard, de son successeur, le premier président civil, l’« incorruptible » Kim Young-sam (1993-1998), englué dans le scandale du Hanbo Gate ? Sur la sellette déjà à l’époque, le 14ème chaebol le plus puissant de Corée, le groupe Hanbo, était accusé d’avoir payé des pots de vin lors de la campagne électorale en échange de faveurs bancaires…
Croissance trop rapide et impunité des puissants
Malade d’un miracle économique applaudi, magnifique et spectaculaire, obtenu grâce à l’opiniâtreté des Coréens, à leur courage sans faille mais aussi grâce des sacrifices imposés sous la poigne de fer de Park Chung-hee. Malade d’une spectaculaire croissance trop rapide, d’une urbanisation chaotique, d’une évolution sociale accélérée, d’une ouverture sur le monde trop soudaine après des siècles d’isolationnisme, malade de son confucianisme sauveur et carcan tout à la fois. Malade de ses grandes familles dirigeantes et de ses groupes industriels, les chaebol. Qui a oublié l’arrogance de l’héritière de Korean Air qui en 2015 empêchait un avion de décoller pour des cacahuètes « mal servies » sur une soucoupe en porcelaine ? Malade d’une corruption endémique dont atteste l’incroyable vocabulaire de la langue coréenne pour désigner les multiples formes de « pots-de-vin ».
Malade de l’impunité des puissants. Comment expliquer que Chung Mong-koo, le chairman de Hyundai se retrouve aujourd’hui au cœur du scandale alors qu’il y a neuf ans il avait déjà été impliqué dans une retentissante affaire de corruption avant d’être gracié par le président Lee Myung-bak ? La Corée est malade. Malade d’une société sclérosée, fossilisée. Malade de ses téléphones qui explosent, de ses machines à laver qui brûlent… Malade d’une jeunesse au chômage, en quête de repères, harcelée par les obligations sociales, le regard des autres, une jeunesse créative, riche et avide de vivre entravée par le poids de la chape sociale, une jeunesse à la dérive, découragée, plus attirée par l’image des choses que par la réalité, et qui ne trouve plus sa place. Au point de vouloir émigrer plutôt que de rester dans « Hell Choson ». L’enfer de la Corée.
« Et notre patrie ? »
Mais là encore, tout est compliqué… Même l’opposition n’ose demander la démission de la présidente de peur de devoir organiser des élections sous soixante jours et d’ainsi révéler qu’elle est elle-même trop divisée. Il faut donc biaiser, et trouver une solution intermédiaire : l’impeachment, la destitution. La loi coréenne a prévu un tel processus mais mises bout à bout, les différentes étapes (obtention de deux tiers des voix au Parlement puis validation de la décision par six des neuf juges de la Cour constitutionnelle) pourraient s’éterniser, selon les pronostics les plus pessimistes, jusqu’à septembre prochain. Ce qui nous mènerait finalement à la veille du terme officiel du mandat de Park Geun-hye. Et pis encore, si la procédure venait à échouer (si par exemple, 5 juges seulement votaient « pour »), tout pourrait se retourner et la présidente pourrait même être définitivement blanchie…
Aujourd’hui, la Corée est en danger. Et il faut agir vite. Vite, avant que le pays ne sombre. Comme le Sewol. A ceci près que, contrairement aux collégiens prisonniers de la carcasse de métal qui, confucianisme oblige, n’osèrent s’opposer aux ordres de leurs professeurs leur intimant de ne pas tenter de fuir, les condamnant à une mort certaine, les Coréens descendus dans la rue n’obéiront plus à personne avant d’avoir obtenu le départ de la présidente.
Au lendemain de l’assassinat de sa mère en 1974, Park Geun-hye était jeune étudiante à Grenoble. On raconte qu’à l’annonce de l’attentat, sa première réaction aurait été « Et notre patrie ? ». Des années plus tard, en 2006, alors qu’en pleine campagne électorale dans la ville de Daejeon, un déséquilibré venait de lui taillader le visage à coup de rasoir, elle aurait demandé depuis sa chambre d’hôpital : « Comment se porte Daejeon ? »
Aujourd’hui, il est temps pour Park Geun-hye de se poser la question de nouveau : « Comment va la Corée ? » Et d’en tirer les conclusions.
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