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Analyse

Birmanie : une paix qui n'en finit pas de se négocier

Des étudiants de l'Etat Kayah manifestent dans le marché de Loikaw contre la guerre civile dans l'Etat Shan en Birmanie.
Des étudiants de l'Etat Kayah manifestent dans le marché de Loikaw contre la guerre civile dans l'Etat Shan en Birmanie. (Copyright : Carole Oudot)
Depuis de la mi-novembre, des affrontements d’une intensité rare ont repris en Birmanie autour de la ville de Muse à la frontière chinoise. L’alliance du Nord composée de quatre groupes armés rebelles déclare avoir lancé son offensive sous la pression de l’avancée de la Tatmadaw, l’armée gouvernementale birmane, mais aussi pour faire progresser les négociations de paix. Comment comprendre ce cessez-le-feu impossible ? Comment expliquer la position d’Aung San Suu Kyi, actuellement sous le feu des critiques ? L’analyse de Carole Oudot et Matthieu Baudey, reporters basés en Birmanie.

Contexte

En novembre 2015, la victoire électorale massive de la Ligue Nationale pour la Démocratie (LND) d’Aung San Suu Kyi offrait un regain d’optimisme à un pays à peine sorti d’un demi-siècle de dictature. Depuis l’indépendance de la Birmanie en 1947, les minorités ethniques des régions montagneuses frontalières luttent pour leur autonomie. Après le coup d’État militaire du général Ne Win en 1962, la rébellion s’est intensifiée, mêlant aspirations démocratiques et lutte pour l’auto-détermination face à la brutalité de la junte. Pour ces minorités ethniques méfiantes vis-à-vis de l’armée birmane responsable de nombreuses exactions, l’icône de la démocratie Aung San Suu Kyi représentait une personne de confiance capable de mener le pays à la paix.

Aujourd’hui, les critiques fusent contre la nouvelle Conseillère d’État – de facto Premier ministre. Malgré les multiples négociations de paix en cours depuis des années, l’armée birmane indifférente continue ses offensives. L’impuissance d’Aung San Suu Kyi à s’opposer à l’armée est en passe de décevoir une bonne partie des populations ethniques dans l’État Shan et l’État Kachin, où les conflits s’éteignent et se rallument sans fin depuis 2011.

Héritage pragmatique

La chef de la LND hérite d’une situation épineuse. Les négociations de paix ont une longue histoire, débutée sous le gouvernement quasi-civil de l’ancien président Thein Sein. En 2011, la junte est dissoute suite à des élections très controversées et laisse place à un gouvernement composé en grande partie d’ancien généraux. Thein Sein décide à relancer le dialogue avec les groupes armés en vue d’obtenir un cessez-le-feu national. Mais son bilan des négociations reste en demi-teinte. Malgré de nombreux cessez-le-feu bilatéraux signés en 2012 avec des groupes armés importants, l’armée continue par ailleurs ses offensives, en particulier contre la Kachin Independence Army (KIA) dans le nord du pays.
Les cessez-le-feu ne sont que des solutions pragmatiques provisoires n’incluant aucune solution politique. Pour la Union of Karenni State Youth, organisation de la société civile dans l’État Kayah, « le cessez-le-feu signé par le Karenni National Progressive Party (KNPP) en 2012 a permis uniquement à l’armée birmane de renforcer ses troupes dans la région. Leur but est d’exploiter les ressources naturelles sans consulter les populations locales. » Quant aux rebelles signataires, ils y gagnent des opportunités économiques : licences d’importation de véhicules, terrains ou encore autorisations d’exploitation de bois précieux comme le teck.

Sur les mauvais rails

Néanmoins en 2015, année d’élections, le gouvernement Thein Sein après d’intenses tractations et quatre ans de sommets et rencontres, entrevoyait un accord national. Étiqueté « historique », l’accord de paix prévoyait d’inclure tous les groupes armés majeurs du pays, pour aboutir ensuite à un dialogue politique. C’est le fameux NCA (National Ceasefire Agreement) conclu le 15 octobre 2015. Malgré ce nom prétentieux, seuls huit groupes armés sur une vingtaine ont finalement signé l’accord, marquant l’échec relatif du gouvernement Thein Sein. Pressés par leurs ambitions électorales, les négociateurs du gouvernement ont précipité la signature de l’accord avant les élections du 8 novembre, au risque de laisser de coté quelques points trop sensibles. Parmi ceux-ci, l’aspect « all-inclusive » qui faisait tout l’intérêt de l’accord, a été abandonné. En cause : le refus persistant de l’armée d’inclure trois groupes rebelles. La Myanmar National Democratic Alliance de l’ethnie Kokang, la Ta’ang National Liberation Army et l’Arakan Army subissaient alors les assauts des troupes birmanes et sont aujourd’hui toujours prises dans le conflit.

Suivant un impératif de solidarité – « si on signe, on signe tous ensemble » -, la plupart des groupes rebelles influents ont refusé la signature. « Le NCA a brisé l’alliance des groupes armés ethniques, se justifiait en décembre dernier Shwe Myo Thant, secrétaire général numéro 2 du KNPP, non-signataire. Nous ne pouvions pas signer car les conditions n’étaient pas remplies. Nous voulons la paix, mais une paix authentique. »

Le NCA, présenté fièrement par le gouvernement précédent comme les rails à suivre pour parvenir à la paix, en a fragmenté le processus. Alors qu’il est supposé suivre son cours vers un dialogue politique national, seuls les huit signataires pourront y participer. Pour les autres, la seule option reste d’observer de l’extérieur le processus, tout en cherchant à renégocier la signature de l’accord national.

Un cessez-le-feu sans paix

Du côté des signataires comme des non-signataires, on s’interroge sur l’intérêt de cet accord national incomplet, pourtant toujours utilisé comme modèle. La Karen National Union (KNU), faction rebelle historique très puissante est le seul groupe important à avoir signé. Aujourd’hui, ses leaders s’entre-déchirent sur le bien-fondé du cessez-le-feu. « L’an dernier, nous avons signé parce que certains de nos chefs ne sont en réalité que des esclaves de l’armée birmane, explique un haut-gradé de la KNU, en désaccord avec son comité central et préférant garder l’anonymat. Ils savent où est leur intérêt personnel. Ils ont de grandes maisons, font de somptueux repas avec les hauts gradés de la Tatmadaw. Il y a une entente implicite qui a amené cette signature. Bientôt il y aura des dialogues politiques dans les régions des signataires. Mais ça ne suffit pas. Ils fragmentent le débat. Tout ça est inutile tant qu’il n’y aura pas d’accord national incluant tout le monde. »

Depuis l’année dernière, de nombreux conflits ponctuels ont continué d’éclater sur les territoires des signataires comme des non-signataires. L’accord national ne comprend aucun volet concret sur la manière dont l’armée et les groupes rebelles pourraient éviter les conflits sur le terrain. « Nous n’avons aucun code de conduite en partenariat avec l’armée », confirme l’officier de la KNU. Dans l’État Karen, les manœuvres militaires de l’armée et de ses milices alliées menacent le cessez-le-feu. Des combats se sont encore produit en octobre dernier. « S’ils envahissent nos bases, il faudra bien que nous répliquions », ajoute le haut-gradé de la Karen National Union.

Le principal obstacle

C’est à partir de ce processus de paix à deux vitesses qu’Aung San Suu Kyi entend parvenir à la paix. Mais elle peine à offrir des garanties aux groupes armés. Le principal obstacle reste la constitution de 2008 rédigée par la junte. Celle-ci protège et formalise les privilèges de la Tatmadaw au sein de l’État. Les militaires conservent ainsi 25 % de sièges inamovibles au parlement et le contrôle de trois ministères-clés : la Défense, l’Intérieur et les Frontières. Les généraux conservent un droit de veto et toute tentative d’amendement de la constitution est techniquement impossible. C’est justement contre cette loi fondamentale, avec laquelle Aung San Suu Kyi doit jouer de l’intérieur pour tenter de la changer, que les groupes armés s’arque-boutent. Pour Dau Hka, porte-parole de la KIA non-signataire du cessez-le-feu national, « les accords provisoires ne servent à rien. Nous en avons signé des dizaines depuis 1962. Nous voulons une solution politique, un réel dialogue qui aboutisse à des changements. On ne peut pas nous demander aujourd’hui de rendre les armes et de nous soumettre à cette constitution. »
Rassemblement géant organisé par le Ligue nationale pour la démocratie d'Aung San Suu Kyi à Rangoun le 1er novembre 2015, juste avant les élections législatives remportées par la LND.
Rassemblement géant organisé par le Ligue nationale pour la démocratie d'Aung San Suu Kyi à Rangoun le 1er novembre 2015, juste avant les élections législatives remportées par la LND. (Copyright : Carole Oudot)
Mais l’armée refuse tout dialogue politique avant la signature du cessez-le-feu national, qui lui-même implique l’acceptation tacite de la constitution de 2008. Pour les rebelles Kachin, c’est la raison des offensives incessantes de l’armée birmane. « Ils attaquent pour montrer qu’ils sont encore là, que le pays ne peut pas se passer d’eux, ajoute Dau Hka. Ils espèrent ainsi prouver que leur constitution est légitime. »

Face aux demandes répétées de la coalition des groupes rebelles de modifier le NCA pour y inclure tous les insurgés et des garanties solides sur le dialogue politique à venir, le gouvernement LND comme l’armée persistent à exiger que l’accord soit signé tel quel. De tous côtés, les groupes armés ethniques sentent la pression monter. Aung San Suu Kyi face à l’impasse des négociations, a déclaré à plusieurs reprises qu’il était désormais urgent que les groupes signent.

Les mains liées

Depuis son entrée au gouvernement en avril, la fille d’Aung San, le héros de l’indépendance, n’a pas eu d’autre choix que de mettre de l’eau dans son vin dans ses relations avec l’armée, élément toujours indépassable de la politique du pays. « Elle a réellement les mains liées. Je pense qu’elle a des objectifs de long-terme, comme changer la constitution. Mais pour y arriver, elle doit adoucir son discours sur l’armée », explique Ye Myo Hein, analyste politique du Tagaung Institute. En un an, la LND est passé d’un acteur de la lutte pour la démocratie à un moteur de la « réconciliation nationale » avec l’armée. Les mots ont leur importance dans un cadre politique faits de compromis.

Ils en ont d’autant plus lorsque les acteurs de la paix évoquent son enjeu potentiel, l’émergence d’une Birmanie fédérale, qui laisserait aux minorités ethniques une autonomie accrue après un demi-siècle de centralisation et d’oppression. Le fédéralisme souvent évoqué par les groupes armés comme leur objectif final, reste un terme que l’armée birmane n’aime guère employer. Car pour la Tatmadaw, il signifierait une dissolution du pays. Au final, le mot « fédéralisme » reste aujourd’hui la zone de flou dans les débats. Il cristallise les désaccords de fond que chaque partie a intérêt à atténuer aussi longtemps que possible. Par exemple, la question de la démobilisation de la multitude de groupes armés du pays ou de leur inclusion dans une armée fédérale réformée.

Si les négociations atteignent un jour le stade du dialogue, rien ne dit que les obstacles dressés par l’armée dans le jeu politique autorisent une sortie de l’impasse créée par des décennies de chaos militaire.

Par Carole Oudot et Matthieu Baudey à Rangoun.

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A propos de l'auteur
Journaliste indépendante, Carole Oudot a commencé à travailler en Asie du Sud-Est en 2009 et a fait ses premières armes en couvrant les émeutes des chemises rouges à Bangkok, Thaïlande en 2010 pour un journal local. Elle a par la suite réalisé une enquête sur les évangélistes au Cambodge pour Cambodge Soir Hebdo. Depuis 2014, elle est installée en Birmanie avec son partenaire Matthieu Baudey et collabore régulièrement avec le Myanmar Times. Ensemble, ils ont couvert les élections de 2015 pour le JDD. Intéressée par les questions sociales, Carole a travaillé sur des thèmes comme la cause des femmes (DIVA, magazine anglais) (8e Étage), les confiscations de terre (l'Âge de Faire), les réfugiés ou les problèmes de drogue. En vue de réaliser un ouvrage, elle se concentre a présent sur le conflit ethnique et les groupes armés de Birmanie.
Matthieu Baudey est journaliste indépendant installé en Birmanie depuis 2014. D'abord correspondant pour le Myanmar Times dans l’État Kayah, il se tourne vers les questions de conflit et de processus de paix. Il écrit notamment pour Asia Sentinel, The Ecologist, l'Age de Faire sur les questions ethniques, sociales et environnementales en Birmanie. Il a couvert avec sa partenaire Carole Oudot les élections de 2015 pour le Journal du dimanche et s'intéresse actuellement au sort des minorités ethniques dans la démocratisation du pays.