Economie
Reportage

Pakistan : le tourisme attend son heure malgré les attentats

Le glacier Miar dans la vallée d'Hopar, dans la province du Gilgit-Baltistan au sud du Pakistan.
Le glacier Miar dans la vallée d'Hopar, dans la province du Gilgit-Baltistan au sud du Pakistan. (Copyright : Paul Gasnier)
Le tourisme au Pakistan se relève peu à peu des années noires post-11-septembre.
Si 2016 est déjà une année record pour le secteur au niveau local, le pays espère attirer à nouveau des touristes internationaux qui l’ont déserté depuis 15 ans. Un défi ambitieux pour l’un des Etats les plus touchés par le terrorisme et dont l’image à l’international est désastreuse. Mais depuis l’année dernière, les voyageurs étrangers reviennent petit à petit. Toute une industrie attend.

Contexte

Dans les médias internationaux, difficile de lire autre chose sur le Pakistan que le dernier attentat-suicide qui a fait au moins 52 morts au Baloutchistan ce samedi 12 novembre. Un adolescent s’est fait exploser lors d’une cérémonie religieuse au sanctuaire de Shah Noorani, un saint du soufisme, blessant également 105 personnes parmi le millier de fidèles présents. Le soufisme est une branche modérée de l’islam, considérée comme hérétique par certains groupes islamistes radicaux. Le lieu de culte est situé dans le district de Khuzdar, à 750 km de la capitale provinciale Quetta.

Le groupe Etat Islamique a revendiqué cette nouvelle attaque-suicide via son agence de presse Amaq. Selon le quotidien pakistanais The Express Tribune, l’attentat pourrait être une mesure de représailles après la mort du chef de Jundullah, une organisation radicale interdite. Saqib, alias Arif alias Anjum Abbas, avait été tué par les forces de sécurité lors d’une fusillade à Hub vendredi 11 novembre. Le Baloutchistan, province méridionale du Pakistan, frontalière avec l’Iran et l’Afghanistan, est accablé par le radicalisme islamiste, la violence sectaire et l’insurrection séparatiste dénoncée par le gouvernement d’Islamabad.

Karimabad, petit village qui domine la vallée de Hunza, dans la province du Gilgit-Baltistan, au nord du Pakistan. Lal Hussain, 65 ans, a le port altier des habitants ismaélites de la vallée. Depuis sa terrasse, dans son salwar kameez pastel impeccablement repassé, il caresse sa barbe blanche devant la vue imprenable sur le fleuve et les sommets enneigés de la chaîne du Karakoram. A cette période de l’année, les abricotiers de Karimabad sont en fleurs et la fonte des glaciers irrigue les terres de la vallée.
Avec son fils et ses neveux, Lal Hussain dirige le Hunza Inn, l’une des plus vieilles auberges de Karimabad, créée en 1980. « Ce n’est plus comme avant », soupire-t-il, les yeux rivés sur la route, celle empruntée naguère par les touristes pour arriver au village. Son visage soucieux trahit la baisse de son activité. En 15 ans, Lal Hussain a perdu 80% de son chiffre d’affaire. « À cause des médias étrangers, les touristes ont une image biaisée du Pakistan et ont peur de visiter la région. » Autour de la grande table commune du Hunza Inn, se trouvent pourtant quelques touristes chinois, venus s’aventurer dans les montagnes pakistanaises, si proches de la Chine, et Fabrizio, un Italien d’une trentaine d’années, venu de Rome. Après avoir beaucoup voyagé en Inde, Fabrizio découvre le pays pour la première fois. « C’est vrai que ma famille a eu peur quand je leur ai annoncé mon départ au Pakistan », confie-t-il. Mais en réalité, on ne s’y sent pas du tout en danger, il n’y a pas de problème. » Au programme : randonnées, farniente, et visite de la région. Fabrizio est le seul Européen du village. Une anomalie, selon Lal Hussain. Il y a 20 ans, Karimabad était le point de passage de tous les routards et randonneurs étrangers. « En été, la haute saison, on devait même refuser du monde », tant la petite affaire familiale roulait.

La région du Gilgit-Baltistan est un paradis pour les alpinistes : située à la jonction des chaînes de l’Hindu Kush et du Karakoram, entre l’Inde, la Chine et l’Afghanistan, elle possède 5 des 14 sommets de plus de 8 000 m du monde, dont le mythique K2, deuxième plus haut sommet de la planète.

Le hippie trail et l’âge d’or du tourisme au Pakistan

L’histoire de Lal Hussain est celle d’une industrie jadis florissante qui s’est effondrée. Aujourd’hui, elle sort petit à petit la tête de l’eau. En 2015, le Pakistan a accueilli 5 634 touristes étrangers. Un chiffre dérisoire, annoncé au mois de mars par le ministre en charge du Parlement devant les députés du pays. Selon le rapport bisannuel du Forum Economique Mondial, le Pakistan se situe au 125ème rang mondial en nombre de touristes étrangers, entre le Gabon et le Malawi…

De l’autre côté de la frontière, l’Inde a attiré plus de 8 millions de voyageurs. Le Pakistan n’a pourtant pas à rougir des atouts de son puissant voisin indien : des plages de sable fin du Sindh aux palais du Punjab, de la vieille ville de Lahore aux sommets de l’Himalaya en passant par le désert du Cholistan, le « Pays des Purs » a toutes les cartes en mains pour attirer les voyageurs du monde entier.

Ce fut le cas dans les années 1970-80, « l’âge d’or du tourisme au Pakistan » selon Lal Hussain. Les photos jaunies de cette période révolue ornent encore les murs du Hunza Inn. L’époque où le pays ne posait aucun problème de sécurité, où sa traversée était une étape incontournable de la hippie trail, ce parcours mythique emprunté par les beatniks, de l’Europe au Népal. L’époque où les hôtesses de Pakistan International Airlines étaient habillées par Pierre Cardin, et où le terrorisme islamiste ne faisait pas encore la Une. Le Pakistan devait être « the next big thing in tourism » (« la prochaine grosse destination »), prophétisaient même les professionnels du secteur. Le pays se rêvait en rival touristique de l’Inde.

Pour les touristes étrangers, « c’était le Far-West »

C’est le pari qu’avaient fait Akhtar et Nishat Mummunka. Ces deux passionnés de voyage sont les pionniers du tourisme international au Pakistan. En 1984, ils créent leur propre agence de voyage, Indus Guides. Leur ambition : surfer sur la réputation du pays comme destination baba cool pour faire venir des groupes de touristes étrangers au Pakistan. Grâce à un démarchage acharné de salons en conférences à travers le monde et à d’habiles partenariats, le succès est immédiat. A la fin des années 1980, ils sont les premiers à proposer une découverte du pays hors des sentiers battus. Très vite, Indus Guides prospère : une cinquantaine d’employés, des bureaux à travers tout le pays, et environ 7 000 voyageurs par an, venus des quatre coins du monde.

Dans leur élégante maison du quartier huppé de Gulberg, à Lahore, le couple de sexagénaires évoque ce passé d’une voix teintée de nostalgie. Assis dans un fauteuil d’époque moghole, Akhtar se souvient : « Il y avait beaucoup de touristes, des Français notamment, ça ne s’arrêtait pas. On les faisait camper dans le désert. Ils adoraient boire du thé dans le bazar de Peshawar. Ce qu’ils appréciaient, c’était le romantisme de la région, les Pachtounes pour eux, c’était le Far-West ! » Son épouse Nishat soupire : « Aujourd’hui, c’est impensable. »

« Notre pays est devenu paria »

Le 11 septembre 2001 met fin à cette belle histoire. Après les attentats contre le World Trade Center à New York, l’intervention de la coalition internationale en Afghanistan précipite la chute du régime taliban et y déclenche une guerre civile meurtrière. Le Pakistan, dont les zones frontalières deviennent la base arrière des Talibans, se range du côté des Etats-Unis dans sa « Guerre contre la Terreur ». En réponse, les attentats visant le pouvoir et les civils propulsent le pays dans le peloton de tête des plus dangereux du monde. Depuis 15 ans, les attentats ont tué plus de 30 000 personnes au Pakistan. En mai 2011, l’opération américaine qui tue Oussama Ben Laden dans une ville-garnison pakistanaise à quelques kilomètres de la capitale, révèle au monde l’incurie voire la complicité des autorités pakistanaises dans la cavale de l’ennemi public mondial n°1. La réputation du pays est en ruines, et les attentats continuent d’ensanglanter le pays. Le nombre de voyageurs étrangers se réduit à peau de chagrin et reste cantonné aux chevronnés d’alpinisme dans la région montagneuse du Gilgit-Baltistan.

« Le 11 septembre a tué le business, regrette Nishat. Tous les touristes ont annulé leurs réservations. Les médias étrangers ne parlaient plus que du Pakistan sous le prisme du terrorisme. D’un seul coup, notre pays est devenu paria. » Aujourd’hui, Indus Guides survit, avec cinq salariés. Cette année, ils n’ont reçu qu’un seul groupe de touristes, sept Français en février, qu’ils ont emmené à Karachi, Lahore, Islamabad et dans la vallée de Swat. « Ils étaient très contents. Notre prochain groupe arrive fin octobre, des Chinois. Ce n’est pas grand-chose, mais ça nous permet de survivre… »

Nishat Mummunka, directrice de l'agence de voyage Indus Guides à Lahore au Pakistan.
Nishat Mummunka, directrice de l'agence de voyage Indus Guides à Lahore au Pakistan. (Copyright : Paul Gasnier)
Le 22 juin 2013, le secteur touristique reçoit son estocade fatale. Des Talibans déguisés en soldats pakistanais accèdent au camp de base du Nanga Parbat, à 4 200 mètres d’altitude, une des plus grandes attractions de la région, et exécutent à bout portant 10 alpinistes étrangers ainsi que leur guide local. Pour la première fois, les touristes sont directement visés. Scénario catastrophe pour le secteur : tout espoir de voir le tourisme redémarrer s’écroule. Trois ans après, la tuerie du Nanga Parbat hante encore les guides de montagne.

Pour Lal Hussain, ce massacre fut celui de trop. « Les touristes ont déserté le pays. Les guides de montagne ont arrêté leurs activités et la plupart sont retournés travailler dans les champs. » Pourtant, cette année, un léger regain du tourisme international se fait sentir. « Ce sont surtout les touristes pakistanais qui maintiennent le secteur en vie, mais le nombre d’étrangers remonte lentement. » Selon Lal Hussain, les Pakistanais n’ont pas la même manière de voyager que les Occidentaux : « Ils font très peu d’alpinisme et de trekking, et dépensent moins d’argent. »

Le sommet du Nanga Parbat au Pakistan.
Le sommet du Nanga Parbat au Pakistan. (Copyright : Paul Gasnier)

« Le Gilgit-Baltistan n’est pas une région dangereuse »

Le gouvernement local, quant à lui, a décidé de prendre le problème à bras le corps, et se félicite de son volontarisme en la matière. Hafiz Hafeezur Rehman, ministre-en-chef du Gilgit-Baltistan, nous reçoit dans sa maison bunkerisée en bordure de Gilgit, la capitale de la province. Devant un bureau cossu, sous les portrait du Premier ministre Nawaz Sharif et de Mohammed Ali Jinnah, le fondateur du pays, le ton se veut rassurant. « Dans toute l’histoire du Gilgit-Baltistan, l’attentat du Nanga Parbat est le seul qui a visé des touristes. Depuis, des milliers d’étrangers ont visité la région et il ne leur est rien arrivé. En février, une expédition de grimpeurs européens a même atteint le sommet du Nanga Parbat, une première en hiver. Pour nous c’est un rayon d’espoir : les touristes étrangers reviendront. Au moment où nous parlons, 25 étrangers se trouvent au camp de base, où le crime a été commis. » Mais ce n’est que le début d’une longue reconquête, concède le ministre-en-chef : « Il y a encore beaucoup de choses à faire : maintenir la sécurité, améliorer l’état des routes et l’accès à l’électricité. »
Au mois de mars, Rehman s’est rendu à Berlin pour le Salon International du Tourisme. L’objectif : présenter les atouts du Gilgit-Baltistan aux tour-opérateurs du monde entier et les convaincre de revenir. Un travail de communication titanesque qui porte déjà ses fruits. « Grâce à nos efforts, les touristes pakistanais sont revenus. 250 000 personnes ont déjà visité la région depuis le début de l’année. Si ça continue, on en attend 500 000 d’ici fin 2016. Notre image change, les gens se rendent compte que le Gilgit-Baltistan n’est pas une région dangereuse. » Le ministre-en-chef se réjouit que le site internet du ministère britannique des Affaires étrangères a retiré le Gilgit-Baltistan des zones à éviter dans ses recommandations aux voyageurs. Côté français, le site du ministère maintient la région en zone rouge : formellement déconseillée. Pour Rehman, c’est injuste : « Notre image est mauvaise, cela ne fait aucun doute. Mais c’est avant tout le résultat du lobby indien, qui répand sa propagande pour dégrader la perception de notre pays à l’international. »
Hafiz Hafeezur Rehman, ministre-en-chef de la province du Gilgit-Baltistan, au sud du Pakistan.
Hafiz Hafeezur Rehman, ministre-en-chef de la province du Gilgit-Baltistan, au sud du Pakistan. (Copyright : Paul Gasnier)

Opération « coup d’épée du prophète »

Depuis juin 2014, l’armée pakistanaise applique une politique de tolérance zéro à l’égard des Talibans. Le chef de l’Armée, le général Raheel Sharif, mène l’opération Zarb-e-Azb (« coup d’épée du Prophète »), une offensive militaire antiterroriste très médiatisée à travers tout le pays. Multiplication des contrôles et des checkpoints militaires, opérations contre les bastions Talibans dans les zones tribales, formation de policiers et de soldats à des interventions en altitude…. De Lahore à Karimabad, le nom du général est sur toutes les lèvres, prononcé comme celui qui « nettoiera » le pays du terrorisme, et qui sauvera une industrie touristique moribonde.

Pour Eiman Shah, rédacteur en chef d’Ausaf, le quotidien le plus important du Gilgit-Baltistan, le succès de l’opération est indéniable. « Aucun attentat n’a eu lieu depuis 3 ans dans la province, et 2016 est déjà une année record pour le tourisme », en augmentation de 25% par rapport à 2015. « Regardez les routes, il y a des bus de touristes pakistanais partout. »

Si le Gilgit-Baltistan est la province qui survit le mieux à cette crise du secteur touristique, d’autres régions comme les zones tribales ou la province du Baloutchistan restent hors d’atteinte pour les voyageurs étrangers. Certains prennent tout de même le risque, comme Andrew, 26 ans, arrivé d’Australie. Dans le dortoir de son auberge de jeunesse à Lahore, au milieu de son équipement et de ses sacoches de voyage, Andrew explique qu’il fait un tour du monde à vélo pendant trois ans. « Je vais passer deux mois au Pakistan. » Prochaine étape : l’Iran. Pour s’y rendre, Andrew devra pédaler à travers le Baloutchistan, une des régions les plus instables et dangereuses du Pakistan, dont la capitale Quetta a été frappée le 25 octobre par un attentat revendiqué par l’organisation Etat islamique, qui a fait plus de 60 morts. « La police m’imposera une escorte armée pendant ma traversée de la région, mais ça ne me fait pas peur. » Pourtant, en janvier 2014, un cycliste espagnol est tombé dans une embuscade sur cette même route. Il en sortira vivant, mais 6 soldats pakistanais de son escorte sont tués. Filmée à la GoPro, la vidéo de l’attaque est disponible sur YouTube. « Il n’a pas eu de chance, balaye Andrew. Et puis l’actualité montre que les attentats peuvent arriver partout. Si je me fais pousser la barbe et que je porte le kameez, on me prendra pour un local, rien ne pourra m’arriver, sourit-il. Mes amis pensent que je suis fou, mais je leur envoie des emails régulièrement pour les rassurer. »

Situation sécuritaire et actualisation des guides de voyage

Le périple au Pakistan est rendu d’autant plus difficile que les guides de voyages ne sont plus actualisés. Lonely Planet, leader du marché, n’a toujours pas prévu de rééditer son guide du Pakistan, dont la dernière édition date de 2008… Chez le guide du Routard, le pays est toujours absent du catalogue. En France, le Petit Futé est le seul guide disponible en Français, paru en janvier 2016. La maison d’édition table sur une remontée du tourisme au Pakistan, comme l’affirme l’un de ses responsables : « On sait aujourd’hui à quel point certaines destinations non touristiques à une époque peuvent le devenir par la suite, comme Cuba, l’Ouzbékistan, ou l’Iran. » Du côté de Lonely Planet, Rebecca Law, chargée de communication, précise que le nombre de touristes, trop faible, ne justifie pas la publication d’un nouveau guide, et que la situation sécuritaire ne permet pas à leurs auteurs de se rendre dans certaines régions du pays.

Rétablir la confiance et restaurer l’image d’un pays victime du terrorisme depuis 15 ans, autant d’objectifs qui s’apparentent à une gageure. Alors que l’organisation Etat islamique cherche à s’implanter durablement au Pakistan, les attentats du 25 octobre et du 12 novembre préfigurent la violence qu’elle lui promet. Pour le ministre-en-chef Rehman, la route est encore longue. « Mais on y croit. C’est ce que notre pays mérite. »

Par Paul Gasnier

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A propos de l'auteur
Journaliste indépendant passionné par l’Inde et la Pakistan, Paul Gasnier est un ancien élève de Sciences Po, de l'Institut des langues et civilisations orientales (Inalco) et du Tata Institute of Social Sciences de Bombay.