Politique
Reportage

Cambodge : une expatriée expulsée pour avoir manifesté avec Black Monday

Photo des militants cambodgiens manifestent, le 22 août 2016.
Des militants cambodgiens contre l'expropriation des terres manifestent devant la Cour municipale de Phnom Penh pour la libération deux activistes condamnés à 6 jours de prison, le 22 août 2016. (Crédits : TANG CHHIN SOTHY / AFP)
Raidissement au Cambodge. La ressortissante espagnole Marga Bujosa Segado, une doctorante sans appartenance à une ONG, a été expulsée de Phnom Penh vers Bangkok, dans la soirée du mercredi 17 août. Les autorités cambodgiennes lui reprochent sa participation au « Black Monday » (lundi noir), un rassemblement organisé depuis quinze semaines afin de réclamer la libération de membres de la société civile emprisonnés, de plus en plus ciblés par le gouvernement de Hun Sen. Depuis quelques mois, l’atmosphère politique se dégrade fortement, en particulier depuis l’assassinat le 10 juillet dernier de Kem Ley, le très populaire commentateur politique, critique du pouvoir en place depuis une trentaine d’années.

Contexte

A-t-on le droit de dire que ça va mal au Cambodge ? La réponse est sans appel : passez votre chemin. Un an avant les prochaines élections communales, le Premier ministre Hun Sen semble sentir le vent l’ayant maintenu au pouvoir depuis 31 ans tourner en sa défaveur. Les dernières élections de 2013 où le principal parti d’opposition, le Parti du sauvetage national du Cambodge (PSNC) a raflé de nombreux sièges, ayant agi comme un signal d’alarme.

Récemment, de nombreuses voix critiques à l’égard de son gouvernement ont été contraintes au silence : des députés du PSNC, ont été passés à tabac à leur sortie de l’hémicycle ; son leader, Sam Rainsy, s’est exilé en France pour échapper à une condamnation qu’il jugeait fallacieuse ; son numéro 2 Kem Sokha, destitué, est contraint de vivre en résidence surveillée ; puis Kem Ley un commentateur politique, très apprécié des cambodgiens, a été tué par balles le mois dernier (voir nos articles sur le sujet ici et ici).

Un « voile noir tombé sur la démocratie », dénoncé par des centaines de militants et d’anonymes qui se réunissent chaque semaine dans les rues de la capitale lors du « Black Monday ».

Lundi 15 août. Marga Bujosa Selgado a enfilé son tee-shirt noir à l’effigie de Kem Ley, le commentateur politique indépendant assassiné le mois dernier, dont les paroles prophétiques sont devenues un slogan : « Wipe your tears, continue your journey » (séchez vos larmes, continuez votre chemin). Comme à son habitude, cette expatriée espagnole de 38 ans s’est rendue au « Black Monday », un mouvement initié par différentes ONG. Comme souvent, la manifestation se déroulait dans le quartier de Boeung Kak, devenu un haut-lieu de résistance suite à l’expropriation de ses habitants à la faveur d’un faramineux projet immobilier. Un combat mené par Tep Vanny et ses voisines, raconté dans le film documentaire Même un oiseau a besoin de son nid.
A l’origine de ce mouvement lancé en mai dernier, la demande de libération de quatre membres de l’ONG locale de défense des droits de l’homme Adhoc, et d’un membre du comité national des élections cambodgiennes (NEC), en lien avec un scandale sexuel impliquant le N°2 de l’opposition Kem Sokha, depuis assigné à résidence dans l’attente de son procès. Une affaire considérée par beaucoup comme montée en épingle, fleurant bon le polar de série B, et rappelant les années noires du Cambodge, qu’on avait cru loin derrière. Depuis la mort de l’expert politique Kem Ley le mois dernier, la demande d’une enquête indépendante est elle aussi entrée au cœur de la campagne des activistes.

Le rassemblement de trop

Cette fois-ci, la mobilisation avait pris la forme d’une cérémonie de mauvais sort ; avec mannequins portant les inscriptions « cour de justice », « officiers corrompus » ou « tueurs ». Un rassemblement pacifique où s’étaient rendus une dizaine de femmes et d’enfants, plutôt en perte de vitesse, une partie des militants subissant régulièrement des brimades. Quand la police débarque, les leadeuses, Tep Vanny et Bov Sophea, sont arrêtées et conduites au poste en face duquel, le lendemain matin, vingt personnes brandissent des pancartes de soutien, dont Marga Segado et son tee-shirt noir. Brièvement arrêtée pour un contrôle d’identité, son passeport est confisqué, et c’est lorsqu’elle revient le chercher le lendemain qu’on lui annonce la sentence : expulsée. Conduite à l’aéroport, elle est contrainte d’embarquer pour Bangkok le soir-même et à ses frais, règle cambodgienne oblige.
Marga Segado est accusée de ne pas avoir de permis de travail malgré son visa business – un cas courant au Cambodge où de nombreux expatriés optent pour ce visa facile à obtenir en dehors de toutes contraintes statutaires. Surtout, on lui reproche d’être un peu trop présente dans les cortèges au goût des autorités. « C’est une étrangère et elle se joint aux manifestations et se mobilise contre nous, a déclaré le Général Heisela du département de l’Immigration, dans les colonnes du Cambodia Daily. Il y a des dizaines de milliers d’étrangers qui vivent au Cambodge et qui d’autre agit comme elle ? […] On ne peut pas la laisser vivre dans le pays car ses actes affectent la sécurité publique. »

Un signal pour la communauté étrangère

« La loi cambodgienne ne permet pas aux personnes de nationalité différente de se joindre aux manifestants ou de fomenter des actions contre l’Etat, avançait le lendemain Kem Sarin, le porte-parole du département de l’Immigration. Ils peuvent faire ce qu’ils veulent, mais dans leur pays. » Un argument légal erroné, selon un observateur préférant rester anonyme, qui voit surtout une manière pour le gouvernement de rappeler qu’il est le seul maître à bord. La décision fait suite au vote de la controversée loi Lango : une législation visant à un encadrement plus poussé des nombreuses ONG locales ou internationales officiant sur le territoire, ouvrant ainsi la porte à l’expulsion de leurs représentants sans passeport Khmer.
Marga Segado, une doctorante à l’institut d’étude sur le féminisme de l’Université de Grenade, avait fait le choix du Cambodge en 2009. Elle s’était installée dans le quartier de Boeung Kak en 2014, où elle avait trouvé le terreau idéal pour ses recherches sur le rôle social des femmes. Pourtant, à la différence de son compatriote Alejandro Gonzales-Davidson, expulsé l’année dernière pour avoir mené une campagne contre un projet de barrage hydro-électrique dans le sud-ouest du pays, elle ne faisait partie d’aucune organisation.
« Marga était investie depuis longtemps pour « Save Boeung Kak », elle se battait poing levé avec courage, comme peu d’étrangers le font ici. Et vu la sensibilité de la question, elle était peut-être devenue trop visible », déplore son amie Marj, à la tête de DBK, une association de développement du quartier par les arts. De nombreuses ambassades, dont celle de la France, avaient pourtant déconseillé à leurs ressortissants de se mêler à des rencontres publiques à l’approche des élections. Ce qui n’a pas impressionné la chercheuse.
« Je ne comprends pas pourquoi ils m’ont expulsée. Je ne suis pas importante pour le mouvement, écrit Marga, de Barcelone où elle a atterri ce week-end. Les cas d’arrestations, d’expulsions ou même de meurtres, surviennent seulement quand on montre son désaccord avec le gouvernement. Mais en réalité, cela peut arriver de manière complètement aléatoire, car le Cambodge aujourd’hui n’est pas dans un Etat de droit. Tout dépend des désirs de l’oligarchie qui contrôle la vie de 16 millions de personnes, étrangers compris. »
La jeune femme se dit toutefois chanceuse d’être libre, contrairement à ses amies cambodgiennes, et souhaite continuer à se mobiliser à distance pour ne pas oublier Tep Vanny et Bov Sophea au fond de leur geôle.

De plus en plus de « prisonniers de conscience »

Inculpées pour « incitation à commettre des crimes » lors d’un procès express, ces deux militantes et mères de famille, risquent entre six mois et deux ans de prison, après déjà plusieurs mois en détention entre 2012 et 2015. Tep Vanny et Bov Sophea pourraient ainsi s’ajouter à la liste des « 26 prisonniers politiques » actuellement écroués, selon la Ligue cambodgienne des doits de l’homme (Licadho), qui en tient le décompte sur une page web.
Le plus jeune d’entre eux, Kong Raiya, un étudiant de 25 ans, a été condamné à 18 mois d’incarcération en mars dernier pour avoir appelé à une « révolution de couleur » sur son compte Facebook, bien que la constitution cambodgienne protège la liberté d’expression. Ce concept de « révolution de couleur », des protestations populaires non-violentes ayant renversé un régime en Europe Centrale ou au Moyen-Orient, semble hanter le Premier ministre Hun Sen. Et il n’hésite jamais à manier la peur en agitant le spectre d’une guerre civile, comme lors d’une conférence sur le tourisme, en septembre dernier : « Les gens ont fui la Libye, la Syrie, l’Iraq et d’autres pays d’Europe. Pourquoi ? A cause de la guerre, des révolutions de couleur, et de leur désir de changement. »
Aux yeux d’Am Sam Ath, un responsable de la Licadho, « la décision d’incarcérer les activistes a pour but de provoquer une réaction de la part de la communauté, qui pourrait être utilisée ensuite par les autorités pour légitimer de plus amples actions ». En quelques mois, la situation politique s’est considérablement tendue. Pour l’instant, elle offre peu de perspectives d’un retour au calme et au dialogue, d’ici les élections communales de l’année prochaine, puis le scrutin national de 2018.
Par Eléonore Sok-Halkovich, à Phnom Penh

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A propos de l'auteur
Eléonore Sok-Halkovich est correspondante à Phnom Penh pour Mediapart, La Croix, Le Parisien Mag et Radio Vatican. Après avoir réalisé des portraits d'artistes en 2013, elle poursuit son exploration de la mutation de la société avec l'envie de tendre le micro à la jeunesse.