Thaïlande-Cambodge : une histoire de frontière
Derrière le contentieux autour du Temple Preah Vihear, quels sont les enjeux ?
Le contentieux du temple de Preah Vihear éclate réellement entre les deux nations à l’indépendance du Cambodge en 1953. La Cour pénale internationale de La Haye semble clore l’affaire en décrétant que le temple appartient à l’Etat cambodgien. Mais le différend ressurgit lorsque le Cambodge annonce en 2001 son intention de faire classer le temple au patrimoine mondial de l’Unesco. La Thaïlande s’y oppose et les deux pays trouvent alors une solution : ils déposent conjointement le dossier de candidature à l’organisation onusienne en 2008. Néanmoins, Bangkok se retire du processus en raison de tensions dans le pays entre le gouvernement en place et l’opposition politique. Le Cambodge, lui, poursuit la demande et le temple est classé par l’Unesco.
L’affaire, elle, n’est toujours pas « classée ». Des affrontements s’ensuivent entre les deux Etats qui maintiennent des effectifs militaires autour du temple. En 2011, le conflit dégénère et fait plusieurs morts. Aujourd’hui encore, les soldats thaïlandais et cambodgiens surveillent la zone, qui reste émaillée d’incidents plus ou moins fréquents. La Thaïlande continue de revendiquer, non plus le temple, mais les 4,6 kilomètres carrés qui l’entourent et qui permettent en réalité d’en contrôler l’accès.
Le conflit de Preah Vihear a été largement alimenté par les nationalismes entretenus des deux cotés de la frontière. En Thaïlande, les « Chemises jaunes » (soutiens de la monarchie, des militaires et des élites traditionnelles de Bangkok) se sont servis du conflit pour déstabiliser le Premier ministre Abhisit en dénonçant tous les dirigeants prêts à négocier avec le Cambodge comme des traitres à la cause thaïlandaise. Du côté cambodgien, en 2008, les adversaires du Premier ministre Hun Sen l’ont accusé d’instrumentaliser le conflit pour gagner des voix en vue des élections législatives. Aujourd’hui, la conflit territorial et patrimonial autour de Preah Vihear n’est toujours pas réglé. Il donne à Phnom Penh la possibilité de résister face à l’ascendant thaïlandais, et de faire valoir une certaine forme de nationalisme.
Quelle est le rôle de la frontière au temps des Khmers rouges ?
En 1979, les troupes d’Hanoï envahissent le Cambodge et renversent le régime communiste radical qui s’est rendu coupable de près d’1,7 million de morts en l’espace de quatre ans. Mais le soulagement ne dure pas et le gros des migrations cambodgiennes aura lieu au début des années 1980 après l’installation au pouvoir d’un régime allié à l’occupant vietnamien. Plusieurs centaines de milliers de Cambodgiens se pressent alors à la frontière thaïlandaise où se multiplient les camps de déplacés. La Thaïlande n’étant pas signataire de la convention de Genève qui reconnaît le statut des réfugiés, l’UNHCR (le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés) ne gérait qu’un seul camp, l’un des principaux, Khao I Dang, ouvert en 1979.
Les camps de réfugiés, qui se sont déplacés pendant vingt ans de part et d’autre de la frontière, deviennent les bastions de factions politiques hostiles au régime pro-vietnamien. C’est là que les troupes des Khmers rouges se sont reconstituées. Les camps offrent un vivier aux différents groupes, qui recrutent parmi les réfugiés de nouveaux membres et mènent une guérilla au Cambodge soutenue par plusieurs pays. La Chine fait ainsi parvenir des armes légères aux troupes khmères rouges par l’intermédiaire de la Thaïlande qui les leur distribuent. Si Bangkok perçoit les réfugiés comme des immigrants illégaux, la guérilla à la frontière constitue une sorte de zone tampon endiguant de possibles ambitions du Vietnam. Hanoï veut alors s’affirmer comme la grande puissance communiste en Asie du Sud-Est, au détriment de la Chine.
La plupart des mines antipersonnel, toujours actives aujourd’hui, ont été posées le long de la frontière entre le Cambodge et la Thaïlande à cette époque. Leur utilisation a été largement encouragée des deux côtés : à la fois par les factions armées cambodgiennes pour prévenir l’avancée des troupes d’occupation vietnamiennes, et par l’armée vietnamienne elle-même. Celle-ci développe à partir de 1984 la « ceinture K5 » : soit plusieurs millions de mines posées sur près de 700 kilomètres à la frontière. Une fois le conflit achevé, ces mines sont restées un problème endémique au Cambodge où l’on compte toujours plusieurs dizaines de victimes chaque année et où de nombreuses zones restent inaccessibles.
La Thaïlande est devenue durant de cette période une terre d’accueil privilégiée pour les Cambodgiens en dépit de bon nombre de politiques visant à les maintenir à la frontière et dans leur statut d’immigrants illégaux. Le dernier camp transfrontalier a fermé en 1999. A l’issue du conflit, le Cambodge est un État nouveau, d’une grande fragilité et à la légitimité vacillante. Le pays a également pris beaucoup de retard au niveau économique, ce qui explique qu’un grand nombre de Cambodgiens continuent de migrer (illégalement ou non) vers la Thaïlande.
Quelle est la place de l’immigration cambodgienne dans l’économie thaïlandaise ?
La présence de ces travailleurs immigrés permet certes à la Thaïlande de faire pression sur les gouvernements voisins. Lesquels sont conscients de l’ampleur d’un phénomène qui permet à plusieurs milliers de personnes de vivre grâce aux revenus de leurs proches travaillant sur le sol thaïlandais et ailleurs. Le gouvernement de Bangkok alterne ainsi entre régularisation des clandestins et répression, en fonction de ses besoins et de la situation diplomatique avec le pays d’origine.
En 2011, la Thaïlande a ainsi ouvert une fenêtre de régularisation lors de laquelle les employeurs de 249 055 travailleurs cambodgiens dans l’illégalité avaient déposé des dossiers d’enregistrement. A contrario, en juin 2014, la volonté de la junte thaïlandaise de limiter l’immigration illégale – et peut-être de faire pression sur le Premier ministre cambodgien Hun Sen, soupçonné d’être resté proche de l’ancien gouvernement délogé par le coup d’État de mai la même année – a mené à l’expulsion ou au retour spontané d’environ 250 000 Cambodgiens en l’espace d’environ deux mois. Plus récemment, la Thaïlande et le Cambodge se sont mis d’accord pour mettre temporairement fin à l’immigration légale de travailleurs cambodgiens pour permettre le « recensement des migrants » en l’état.
En juillet 2014, la Thaïlande a proposé de développer cinq Zones économiques spéciales (ZES) à ses frontières avec le Cambodge, la Birmanie, la Malaisie et le Laos. Le développement de ces ZES sur la frontière khméro-thaïlandaise, si elle doit faciliter le travail de la main-d’œuvre cambodgienne et créer des emplois, reste perçue du côté cambodgien comme servant davantage à la Thaïlande – quand on pense l’inverse de l’autre côté de la frontière. En effet, au lieu de s’installer du côté cambodgien, les entreprises thaïlandaises s’installeront sûrement du côté thaï, ce qui risque d’engendrer un déséquilibre entre les firmes des deux pays s’y implantant. Certains y voient un moyen pour la Thaïlande d’exploiter une main-d’œuvre à moindre coût alors que la croissance du pays a fortement ralenti ces dernières années, qui plus est en contrôlant davantage l’immigration.
Quels sont les enjeux économiques qui se jouent à la frontière ?
Le Cambodge semble néanmoins chercher à rééquilibrer ces échanges ainsi qu’à tirer de plus en plus avantage de sa relation d’État pivot entre le Vietnam et la Thaïlande. Le développement par l’ASEAN d’une ligne ferroviaire entre l’Inde et le Vietnam doit permettre d’intégrer davantage les pays plus en retrait tel que le Cambodge. Elle pourrait néanmoins tout aussi bien maintenir le statu quo tout en renforçant les échanges entre économies plus importantes.
Le commerce transfrontalier entre la Thaïlande et le Cambodge semble néanmoins voué à se renforcer, comme le montre l’accroissement quasi continu des échanges entre les deux économies en développement et dont la progression dépasse souvent les 100% d’une année à l’autre. Cette augmentation exponentielle et l’importance grandissante des investissements chinois permettent au Cambodge de renforcer peu à peu ses arguments dans les discussions avec la Thaïlande.
La frontière, si elle est l’enjeu de tensions résiduelles, tend donc à devenir un espace dynamique sur lequel s’appuient les deux pays pour stimuler leurs relations. D’un côté le Cambodge cherche à s’y réaffirmer comme nation à part entière après avoir pris du retard dans les décennies 1980 et 1990, tandis que la Thaïlande cherche à s’y maintenir comme puissance influente. En résulte un discours ballottant entre les ambitions cambodgiennes et l’ascendant thaïlandais, discours qui reste valable au-delà de la zone frontalière et qui marque l’ensemble des relations khméro-thaïlandaises.
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