Assassiné, Kem Ley est devenu un héros de la nation cambodgienne
Contexte
Qui a fait taire Kem Ley ?
Très vite après le crime, un homme d’une quarantaine d’années a été arrêté par la police. La version qu’il livre alors aux autorités ne convainc personne. L’homme prétend être ouvrier agricole en Thaïlande. Il déclare avoir prêté 3000$ à Kem Ley et l’avoir tué parce qu’il n’avait pas été remboursé.
Dès que la vidéo de ces déclarations est connue, les Cambodgiens commencent leur enquête via les réseaux sociaux, en particulier les réseaux d’un ami de Kem Ley, le moine But Buntenh. Il ne leur a pas fallu longtemps pour découvrir d’où venait l’homme à l’accent des provinces du Nord, et pour constater combien sa famille était pauvre. Alors comment cet ouvrier, qui n’a pas laissé de bon souvenir dans les pagodes où il a vécu comme bonze, s’est-il procuré un Glock ? Avec quel argent ? Pourquoi se fait-il appeler Chuob Samlap (“Rencontre mortelle”) quand son vrai nom est Oeuth Ang ? Personne ne doute que derrière ce crime se cache un donneur d’ordre.
Dans un contexte de répression contre l’opposition et contre les voix critiques émanant de la société civile (emprisonnements, poursuites judiciaires…), les regards se tournent vers le parti au pouvoir, un parti qui a vacillé lors des élections législatives de 2013 parce que les électeurs aspiraient au changement, et vers le Premier ministre, récemment mis en cause avec 27 membres de sa famille pour leur emprise sur de nombreux secteurs de l’économie et sur l’appareil d’Etat, au détriment de la population cambodgienne. Le rapport met en regard le salaire que le Premier ministre Hun Sen déclarait recevoir en 2011 avec le capital brassé officiellement par les sociétés familiales établi, selon Global Witness, à 200 millions de dollars.
C’est dans ce climat que se sont déroulées les funérailles de Kem Ley. Aucune télévision nationale n’a couvert l’événement. Mais les Cambodgiens l’ont suivi par la radio ou internet. Et ils portaient du blanc. Dimanche 24 juillet, la couleur du deuil était aussi la couleur de l’insoumission.
Une marée humaine aux obsèques
Du jamais vu au Cambodge.
Kem Ley, le Docteur du Cambodge
Souvent sollicité par les médias, en particulier Radio Free Asia et Voice of America, il passait au crible l’économie, la justice, l’état de droit, le service public, les questions sociales et environnementales, la place des minorités ethniques, l’immigration, les pratiques démocratiques. Il n’épargnait personne dans ses critiques, pas même l’opposition. Mais chaque fois, il proposait des pistes pour changer les choses, les améliorer. Cette façon d’être constructif a laissé une empreinte durable.
Partout dans le flot humain qui escortait le cercueil, surgissaient des photos d’un Kem Ley souriant, souvent accompagnées d’un drapeau cambodgien : pancartes, images collées sur les voitures et les motos, tee-shirts, pins… Partout on pouvait lire cette citation de lui : « Essuyez vos larmes et poursuivez votre chemin ». Dans ce défilé gigantesque, toutes les classes sociales et tous les âges étaient représentés. Des camions bringuebalants et des tuk tuk transportaient des Cambodgiens venus de toutes les provinces du pays. Et parfois des chants de lutte s’élevaient. « Victoire au Docteur Kem Ley ! Un Kem Ley est mort mais des millions d’autres sont vivants ! » « Cambodgiens, réveillez-vous ! »
Un assassinat en question
Ces messages reflètent aussi une volonté de changement. « La solidarité gagnera contre le côté sombre de la société. » « Votre sacrifice fait que chaque Cambodgien devient plus fort pour lutter pour le bien, pour protéger le territoire et la patrie. Nous vous suivrons tous. » Naroth promet lui aussi de continuer le travail engagé pour les générations futures.
Le sillon récemment tracé par Kem Ley était celui de la “stratégie des 100 nuits”, une tournée, chez l’habitant, dans les provinces du pays touchées par les problèmes d’accaparement de terres et de frontières, en particulier avec le Vietnam. Un sujet hautement sensible. « Comme l’a dit l’écrivain russe Alexandre Soljenitsyne, un grand écrivain est un “second gouvernement” dans son pays, ainsi Kem Ley, qui était un grand homme de vérité, n’était rien de moins dans son propre pays, un pays de culture orale », écrit son ami Lao Mong Hay, un autre analyste politique. « Il pouvait représenter un danger mortel, surtout pour le parti dont le destin serait le plus en jeu [lors des prochaines élections en 2017 et 2018]. Ce danger devait être éliminé. Kem Ley ne dirait plus la vérité. Les morts ne parlent pas. »
Ce rapport de Global Witness relate la mainmise de la famille du Premier ministre Hun Sen sur de nombreux secteurs de l’économie et dénonce des collusions au sommet, au détriment du peuple. Le Premier ministre a répliqué qu’il n’avait pourtant aucun intérêt à éliminer Kem Ley. Une chose intrigue : quel lien y a-t-il avec le rapport de l’ONG si le tueur est arrivé à Phnom Penh une bonne semaine avant sa publication ? Comme rien ne filtre de l’enquête en dehors des éléments glanés par les réseaux de la société civile, les options restent multiples sur qui est le commanditaire.
Et cette question hante les esprits.
Quelle que soit la réponse de l’enquête et de la justice, l’immense émotion provoquée par l’assassinat de Kem Ley et l’ampleur de la procession funèbre prouvent que les ingrédients qui ont ébranlé le parti au pouvoir, le Parti du peuple cambodgien (PPC) lors des élections de 2013 sont toujours là. C’est pour lui un vrai coup de semonce.
« Pourquoi est-ce qu’on tue les intellectuels, ceux qui nous font réfléchir, qui défendent la démocratie ? » demandent de jeunes Cambodgiens qui s’interrogent en même temps sur les racines de la violence politique.
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