Assassinat de Kem Ley : les Cambodgiens en état de choc
Contexte
Qui a tué Kem Ley ? Dans un communiqué de presse, le ministre cambodgien de l’Intérieur a identifié le tireur : un homme de 38 ans qui se fait dans un premier temps appeler Chuob Samlap, un nom surréaliste qu’on pourrait traduire par « je te rencontre, je te tue ». Le mobile du meurtre ? Une dette qui n’a pas été remboursée depuis plus d’un an. Le suspect, qui a été rapidement appréhendé par les forces de police, a « avoué son crime », dans une vidéo diffusée sur Internet. Moeun Tola, ami de Kem Ley et personnalité de la société civile, ne croit cependant pas à cette version des faits : « C’est ridicule. Tout cela est lié à des affaires politiques. C’était un critique véhément du gouvernement. Il y a seulement deux jours, il était sur Radio Free Asia pour y parler du rapport de Global Witness. »
« Un homme de vérité, un professeur, un héros »
Régulièrement sollicité par les médias sur les questions politiques, économiques, environnementales et de société, Kem Ley s’était d’abord engagé dans la société civile avant d’impulser la création en août 2015 d’un Parti de la démocratie de proximité (Grassroots Democracy Party), en marge des partis traditionnels, dans l’espoir de changer les pratiques politiques, et de promouvoir l’expérience de la démocratie de l’intérieur. Mais il se voyait là comme un initiateur, un guide, pas comme un chef de parti, disait-il. Il s’était ainsi éloigné de la structure du parti pour revenir à son rôle de consultant en développement social.
Des contacts réguliers avec une jeune génération engagée
Kem Ley séduisait son audience, toutes classes sociales confondues, par ses talents de pédagogue et par la solidité de ses argumentations. « Il a une qualification unique qui est différente des autres analystes et chercheurs cambodgiens parce qu’il est compétent pour analyser avec pertinence toutes sortes de sujets, de l’environnement à la politique en passant par la santé », écrivait le bloggeur Ou Ritthy. Son analyse est remarquable et crédible parce qu’il a toujours des références et des données appropriées. Il sera éternellement un modèle pour la jeunesse cambodgienne. »
Ces jeunes, avides de changer la société, à leur échelle, étaient des interlocuteurs réguliers de Kem Ley. Chum Hour et Chum Hout, deux jumeaux de 26 ans, militant pour la préservation de l’environnement, avaient d’ailleurs rendez-vous avec lui ce dimanche matin. Il les encourageait dans leurs projets. Ils s’étaient déjà vus la veille. Au même endroit. Les deux frères s’étaient alors sentis observés pendant tout le rendez-vous, par trois hommes. Kem Ley leur avait dit de ne pas avoir peur : « Si nous allons en prison, nous irons ensemble. S’ils nous tuent, nous mourrons ensemble. » Les deux frères appelaient donc la justice à récupérer les images de vidéo surveillance du samedi pour retrouver ces hommes : « Ils voulaient le tuer hier. Mais on était là. »
Ne pas avoir peur
En attendant que le corps soit transporté, la foule de badauds déposait des fleurs, des fruits, des encens sur la voiture de Kem Ley encore garée à la station. Elle s’agglutinait aux vitres de la boutique pour voir l’homme toujours étendu au sol, entouré par des enquêteurs, sa femme enceinte de leur cinquième enfant, ses enfants, ses proches et des bonzes. L’information de l’assassinat s’est ébruitée si rapidement que la victime n’a pas pu être évacuée des lieux avant que la population arrive en masse pour protéger et accompagner la dépouille. Les personnes venues se recueillir ont notamment renvoyé une ambulance destinée à transporter Kem Ley et sur laquelle était inscrit : « Don de Madame Bun Rany Hun Sen » [l’épouse du Premier ministre, à la tête de la Croix Rouge cambodgienne].
La version peu crédible du meurtrier
Après que plusieurs dizaines de voix discordantes et critiques contre le gouvernement ont été emprisonnées ou poursuivies en justice ces derniers mois, le mode opératoire de cet assassinat renvoie les Cambodgiens à l’époque angoissante des plus brutales intimidations politiques. Même si les autorités ont très vite arrêté le meurtrier présumé, et diffusé une vidéo dans laquelle il livrait les motifs du meurtre, sa version des faits n’a convaincu personne. Personne ne pouvait croire que Kem Ley, dont sa femme assurait qu’il n’avait jamais emprunté d’argent à qui que ce soit, devait 3000 dollars à un homme de 38 ans qui prétendait travailler comme ouvrier agricole. Sans compter le nom sidérant que le meurtrier donnait à la police pour s’identifier : Chuob Samlap. Un nom qu’on pourrait traduire par « Je te rencontre, je te tue ». Le porte-parole de la police nationale Kirt Chandarith déclarait à l’AFP : Nous ne le croyons pas encore, nous travaillons sur cette affaire. »
Face à ce récit, les commentaires ont fusé : « Le scénario est super mal écrit. » « Même un gamin ne peut pas y croire ! C’est une affaire politique. » « Cet assassin… On dirait une pièce de théâtre pour laquelle on n’a pas trouvé le rôle principal. » « Moi je suis un petit vendeur, j’ai une dette de 4500 dollars, mais personne ne va me tuer pour ça ! » « Quand il parle, Kem Ley, il a des preuves, alors les gens qui ont le pouvoir ne l’aiment pas. Il les gêne. C’est ça que je vois, moi. »
Une condamnation unanime
Quelques heures après son assassinat, le corps de Kem Ley a finalement été nettoyé, habillé d’une chemise blanche, enveloppé dans un grand drapeau cambodgien, puis déposé sur un matelas, dans sa propre voiture. Le cortège s’est ébranlé vers 15 heures, en direction d’une pagode choisie par la famille, le Wat Chas, réputé pour accueillir des victimes de conflits fonciers ou des voix discordantes. Des fleurs de lotus, des drapeaux, des encens et des photographies de Kem Ley circulaient dans la foule. En passant devant un cordon militaire, les bonzes entonnèrent des prières. Les esprits échauffés se calmèrent. Un homme clamait aux forces de l’ordre dans un haut-parleur : « C’est une procession funèbre, vous ne pouvez pas nous arrêter. »
Au fil des 7 kilomètres de route, le cortège s’est gonflé de milliers de personnes. La dépouille de Kem Ley, couverte de lotus et de jasmin a été accueillie au pied d’une immense statue de Bouddha protégée par un parasol à sept étages. C’est là que les Cambodgiens pourront venir lui rendre hommage pendant dix jours.
Soutenez-nous !
Asialyst est conçu par une équipe composée à 100 % de bénévoles et grâce à un réseau de contributeurs en Asie ou ailleurs, journalistes, experts, universitaires, consultants ou anciens diplomates... Notre seul but : partager la connaissance de l'Asie au plus large public.
Faire un don