Delhi ou le chaos urbain "avenir du monde"
Alors que Delhi n’était qu’une relativement paisible capitale administrative lors de l’indépendance de l’Inde en 1947, la ville a remporté haut la main la compétition pour s’imposer comme le centre urbain dominant du pays, supplantant largement sa rivale Mumbai (ex-Bombay) qui n’est plus aujourd’hui leader incontestée que pour la finance et le cinéma.
Avec sa débauche d’énergie, son bouillonnement incessant, sa transformation accélérée, Delhi est un élément clé pour la compréhension de l’Inde toute entière. Décrypter ses paradoxes, c’est à quoi s’est attelé l’écrivain Rana Dasgupta avec la somme impressionnante que constitue son Delhi Capitale.
Le portrait physique de la mégapole dressé par cet Indien né en Grande-Bretagne est saisissant. Décrivant les grands travaux de modernisation engagés à l’occasion des Jeux du Commonwealth de 2010, l’auteur écrit :
« A Delhi, le temps qui passe est malsain : il se dissout vite, liquéfie les abribus et effrite les immeubles avant même qu’ils ne soient achevés. Ce temps creuse des nids-de-poule dans un revêtement coulé le mois précédent, étalé juste assez bien pour qu’il dure jusqu’à son inauguration. Ce temps rend caduques les avenues pour lesquelles on a éventré les bidonvilles : les installations sportives dernier cri auxquelles elles menaient ont été cadenassées pour les laisser s’effondrer en silence. A Delhi, on inhale un temps où tout est vieux avant d’être neuf, où tout est déjà en proie au déclin et à l’obsolescence. »
Pour comprendre cette évolution, l’auteur passe au crible ce qui constitue la véritable singularité de Delhi : cette société fortunée, entrepreneuriale, toute consacrée à l’accumulation de richesses et de pouvoir, ce que l’on appelle généralement la « classe moyenne » indienne, mais qui est en réalité la classe supérieure.
Morceau de bravoure : les récits de familles de patients d’un grand hôpital privé expliquant comment elles ont été contraintes de verser des sommes invraisemblables pour des examens inutiles jusqu’à ne plus avoir de quoi effectuer les versements quotidiens en liquide – ou jusqu’au décès du malade. En contrepoint de ces scènes de la vie de la classe possédante figure aussi le récit hallucinant d’une activiste racontant comment les habitants d’un bidonville du centre de la capitale ont été contraints de reconstruire leurs logements au milieu d’un immense dépôt d’ordures.
Au fil de ces interviews reviennent quelques thèmes récurrents comme l’obsession du statut et des privilèges qui incombent naturellement aux dirigeants. Une attitude qui se retrouve dans la physionomie même de la capitale : y a-t-il au monde une autre mégapole où le centre de la ville est réservé aux élites politiques et administratives qui y vivent dans des villas coloniales entourées d’immenses jardins, un peu comme si, à Paris, Le Vésinet occupait les quatre premiers arrondissements ?
Autre obsession omniprésente : celle de l’argent, bien sûr, avec le corollaire de la corruption et les conséquences qui en résultent pour la ville. Dans un chapitre très réussi sur les Jeux du Commonwealth, encore eux, Rana Dasgupta explique ainsi la phénoménale explosion des dépenses engagées pour équiper la ville : « Il était évident que la plus grande partie de l’augmentation était due à l’immense racket des bureaucrates et de leurs amis dans le bâtiment et le commerce, qui surfacturaient […] et livraient moins que prévu. La ville robuste, bien équipée, dont la classe moyenne avait rêvée ne se concrétisa jamais : la population se trouva confrontée à une sorte de fac-similé temporaire en carton-pâte qui, au bout du compte, ne ressemblait en rien aux images de synthèse grâce auxquelles le projet pharaonique étalé sur dix ans avait été vendu. »
Pour expliquer cette évolution de Delhi, l’auteur mêle à ses interviews de longs développements historiques et analytiques. Au fil des chapitres sont ainsi traités des thèmes comme l’ouverture économique lancée en 1991, le développement des entreprises de sous-traitance informatique, la Partition du Pakistan, etc. De quoi rendre le livre utile à quiconque s’intéresse, au-delà de Delhi, à l’Inde contemporaine.
La version originale s’intitule sobrement Capital, jouant sur les deux sens du mot qui s’orthographient de manière identique en anglais : Dasgupta développe en effet la thèse selon laquelle l’évolution récente de la capitale de l’Inde serait la conséquence directe de la libéralisation économique lancée en 1991 (après une longue période de quasi socialisme) et de la mondialisation capitaliste. Au risque d’ailleurs de forcer un peu la démonstration. L’auteur oublie de rappeler que c’est cette modernisation économique de 1991 qui a déclenché une énorme création de richesses dont la répartition, très inégale, a tout de même bénéficié aux plus pauvres (quelle que soit la mesure utilisée, l’extrême pauvreté a sensiblement reculé depuis vingt-cinq ans). Dasgupta insiste aussi beaucoup sur le fait que les foules de paysans qui viennent s’entasser dans les bidonvilles de Delhi ont été chassés de leurs terres par les capitalistes bâtissant leurs usines. En réalité, mondialisation ou pas, la pression démographique fait qu’une bonne partie du monde rural n’a pas d’autre choix que de venir en ville : quand les exploitations agricoles font un hectare en moyenne, chaque saut de génération oblige la plupart des enfants à trouver d’autres sources de revenus.
Même si l’on n’est pas forcé de partager toutes ses analyses, l’ouvrage de Rana Dasgupta, écrit d’une plume alerte et qui se lit d’une traite en dépit de son épaisseur, brosse un portrait remarquable de Delhi, parfois quasi apocalyptique (même si l’auteur ne consacre pas de chapitre à ce qui est apparu tout récemment comme un problème de premier plan, celui de la pollution de l’air – sans doute parce que la gestation du livre remonte à quelques années). « Cette ville-là, écrit-il dans sa conclusion, avec son espace public déglingué, ses miséreux entassés tout à côté de certains de ses quartiers les plus aérés, les moins densément peuplés de toutes les mégapoles du monde, avec sa classe moyenne qui tente désespérément de s’extraire du contexte lamentable de la ville pour rejoindre un univers plus fiable et autonome où l’électricité et la sécurité sont fournies par le secteur privé, ne subit pas une rétrogradation dans l’histoire du monde. Elle représente l’avenir du monde. »
A lire
Delhi Capitale par Rana Dasgupta, Buchet Chastel, 590 pages, 25 euros
Bombay Maximum City par Suketu Mehta, Buchet Chastel, 780 pages, 25,35 euros
Soutenez-nous !
Asialyst est conçu par une équipe composée à 100 % de bénévoles et grâce à un réseau de contributeurs en Asie ou ailleurs, journalistes, experts, universitaires, consultants ou anciens diplomates... Notre seul but : partager la connaissance de l'Asie au plus large public.
Faire un don