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Mer de Chine du Sud : la puissance chinoise n’a pas tous les droits

Des manifestants vietnamiens appellent la Chine à respecter le jugement de la Cour permanente de La Haye, le 17 juin 2016 à Hanoi.
Des manifestants vietnamiens appellent la Chine à respecter le jugement de la Cour permanente de La Haye, le 17 juin 2016 à Hanoi. (Crédit : NHAC NGUYEN / AFP).
Après trois ans de délibérations, la Cour permanente d’arbitrage de La Haye a finalement rendu son verdict le mardi 12 juillet. Verdict non surprenant quand on connait la faiblesse des arguments juridiques chinois mais intéressant dans son énonciation tranchée : la « ligne en neuf traits » qui sert de base au discours chinois depuis… 1947, n’a pas de fondement légal et de ce fait, les agissements chinois dans l’espace maritime philippin (notamment la poldérisation des bancs de sable qui a permis la construction de pistes d’atterrissage et de bases navales ainsi que la poursuite des pêcheurs philippins) sont condamnables. Bien au-delà des constructions symboliques et réelles, la Cour permanente d’arbitrage a simplement rappelé que « la puissance n’autorise pas tous les droits ».
Les Philippines, dont l’asymétrie de puissance avec la Chine est patente, avaient habilement joué sur ce dossier. Lassées et humiliées par les coups de boutoir portés sans scrupules depuis l’occupation des Mischief (1995) par la puissance chinoise dans sa zone économique exclusive en mer de Chine du Sud, les Philippines osaient défier Pékin en déposant une demande d’arbitrage à La Haye : puisqu’il n’était pas possible d’engager un argumentaire construit avec une Chine sûre de sa puissance et de ses coups de force permanents, le seul terrain sur lequel Manille pouvait espérer faire la différence, tel un David rusé face à un Goliath autiste, c’était le terrain légal. Les Philippines sont allées interroger l’interprétation que les Chinois avaient du droit international auquel ils avaient souscrit en signant la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (1994).

On l’a mentionné, sur le plan juridique, les arguments chinois « d’un droit historique inaliénable » sont faibles : ce n’est pas parce que des pêcheurs ou des marins chinois ont « historiquement » utilisé ces îles et îlots que la Chine peut prétendre aujourd’hui, exercer sa souveraineté exclusive sur cet espace maritime. Les juges philippins ont donc organisé leur dossier autour de cinq questions techniques de droit maritime qui concernaient l’interprétation abusive de l’application de la Convention UNCLOS (United Nations Convention on the Law of the Sea), notamment les prétentions à la souveraineté sur des récifs immergés seulement à marée haute (lesquels récifs ne constituent pas, la Cour l’a rappelé, des îles et ne peuvent donc faire valoir des eaux territoriales et encore moins une Zone Economique Exclusive).

Au final cependant, ces questions revenaient à interroger la validité des prétentions de la « ligne en neuf traits » (qui figure dorénavant sur les passeports des citoyens chinois et des documents officiels) à délimiter des droits historiques. Pékin ne s’y est pas trompé et a refusé depuis le dépôt de cette demande (2013) de coopérer en affirmant que la Chine ne reconnaîtrait ni n’accepterait la décision d’arbitrage.

Si cet arbitrage ne modifie pas la donne et le rapport de forces sur le terrain, il constitue toutefois une étape décisive car à présent, Pékin est publiquement confronté à la question centrale : peut-elle prétendre être une puissance mondiale si elle ne souscrit pas au droit international qu’elle a elle-même contribué à élaborer par sa participation aux travaux de la Convention sur le droit de la mer ? Peut-elle affirmer sa « souveraineté indiscutable » sur 85.7 % de l’espace maritime en mer de Chine du Sud, soit sur 3 millions de km² sans tenir compte des pays voisins ?

L’initiative philippine était en quelque sorte une initiative désespérée, celle de l’ultime chance. Grâce aux progrès de sa projection de force – notamment navale, à l’assurance de son poids économique et à un discours politique nationaliste très musclé, Pékin a en effet progressivement occupé cet espace maritime stratégique (à la fois en termes de navigation mais aussi de ressources) face à une Asie du Sud-Est dispersée et ne disposant évidemment pas des mêmes moyens.
Après l’occupation des Mischeef en 1995, celle de Scarborough en 2012, la marine de l’Armée Populaire de Libération déployait en janvier 2014, trois bâtiments de guerre à James Shoal pour y tenir une cérémonie de manifestation de souveraineté. Le président philippin Benigno Aquino Jr. s’interrogeait : jusqu’où va aller la Chine ? Sommes-nous dans le même cas de figure que les Européens face à Hitler lors des accords de Munich et va-t-on laisser faire ? Le petit David posait en filigrane la question centrale des fondements de l’ordre international contemporain.

Dès 2013, Pékin a dénoncé la « manipulation » juridique philippine et le principe même du recours en rappelant à maintes reprises que la Chine ne serait pas contrainte par ce jugement. A l’annonce du verdict, les autorités, mais aussi les médias et les réseaux sociaux ont exprimé leur colère. Pékin a rapidement réagi en lançant une offensive médiatique pour rappeler ses positions et proférer en filigrane des menaces. Plus essentiel, c’est juste avant le verdict que se tenaient d’importants exercices militaires entre l’île de Hainan et les Paracels ; enfin, le vice-ministre des Affaires étrangères chinois, Liu Zhenmin, a affirmé que la Chine avait « le droit » de proclamer une Zone d’Identification de la Défense Aérienne (ADIZ), geste considéré par les experts comme le franchissement d’une ligne rouge.

Côté philippin, l’arbitrage a été accueilli avec soulagement, comme si Manille retrouvait une dignité perdue après des années d’humiliations. Il ne faut cependant pas surestimer l’intérêt opératoire de ce jugement ; au-delà de l’exploitation des ressources que le président Duterte a déjà annoncé être prêt à partager, les deux questions essentielles pour Pékin sont celle de son autorité (et de la perception de cette autorité auprès de ses voisins) et celle de son déploiement militaire, notamment naval vers le Pacifique. Et sur ces deux questions, Manille – et son allié américain – ne peuvent souscrire aux plans chinois.

Les conséquences régionales devront être suivies avec attention. Les pays d’Asie du Sud-Est concernés (du fait des prétentions chinoises et selon la « ligne en neuf traits », les Philippines perdraient 80 % de leur ZEE en mer des Philippines de l’Ouest, la Malaisie aussi autour de Sabah et Sarawak, le Vietnam 50%, le Brunei 90 % et l’Indonésie 30%) auront des arguments sérieux pour souffler et organiser une réponse collective constructive, à travers ou pas l’ASEAN qui pourrait retrouver sur ce dossier, sa « centralité ».
Les conséquences internationales sont tout aussi sérieuses pour l’équilibre des forces mondiales : si la mer de Chine du Sud devenait, du seul fait des ambitions du pouvoir chinois, une mer exclusive, c’est non seulement le droit international qui serait bafoué mais aussi la libre circulation dans un espace vital aux flux mondiaux. C’était d’ailleurs l’argument de poids utilisé par le ministre de la défense français, Jean-Yves Le Drian, lors du Dialogue Shangri-La à Singapour en juin dernier.
Les manœuvres chinoises seront suivies de près dans les prochains mois pour déterminer ou pas si Pékin se dirige vers le rapport de force ou vers le compromis.

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A propos de l'auteur
Chercheure associée au Centre Asie de l'IFRI (Institut Français des Relations Internationales), Sophie Boisseau du Rocher est docteur en sciences politiques. Elle travaille sur les questions politiques et géostratégiques en Asie du Sud-Est. Après s’être intéressée à l’ASEAN et la construction régionale, elle poursuit ses travaux sur les relations Chine / Asie du Sud-Est (ASEAN) et leur impact sur les équilibres globaux. Sophie Boisseau du Rocher publie dans de nombreuses revues - françaises et étrangères -. Ses ouvrages portent sur « le Cambodge, la survie d’un peuple » (Belin, Paris, 2011), « L’Asie du Sud-Est prise au piège » (Perrin, Paris, 2009) et « L’ASEAN et la construction régionale en Asie du Sud-Est » (L’Harmattan, Paris, 1997). Elle a dirigé l’édition de l’Annuaire de l’Asie orientale à La Documentation française (2006 – 2012).
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