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Dialogue Shangri-La 2016 : quelle sécurité pour l’Asie ?

L'amiral chinois Sun Jianguo, chef adjoint de l'etat-major de l'Armée populaire de Libération (ALP), lors de son discours à la session pléniaire du 15ème Shangri-La Dialogue sur la sécurité en Asie-Pacifique, à Singapour le 5 juin 2016.
L'amiral chinois Sun Jianguo, chef adjoint de l'etat-major de l'Armée populaire de Libération (ALP), lors de son discours à la session pléniaire du 15ème Shangri-La Dialogue sur la sécurité en Asie-Pacifique, à Singapour le 5 juin 2016. (Crédits : ROSLAN RAHMAN / AFP)
Le quinzième dialogue Shangri-La qui s’est tenu ce week-end à Singapour a confirmé l’intérêt de cette plate-forme pour échanger, lancer des propositions, tester des postures sur les évolutions sécuritaires en Asie-Pacifique. Réunion annuelle des ministres de la Défense des Etats impliqués dans la sécurité régionale, ce dialogue a rassemblé près de 600 délégués, militaires évidemment mais aussi experts et membres des communautés d’affaires. Pour bien comprendre les enjeux et les rapports de force, l’exercice consiste à lire le plus justement possible entre les lignes des différents discours et à interpréter l’utilisation répétée de certains termes ou à l’inverse, le recours à des silences éloquents.
Comme l’a observé le ministre singapourien de la Défense, Ng Eng Hen, la véritable question aujourd’hui pour la sécurité de la région est celle du maintien du statu quo (option préconisée par les Etats-Unis) ou celle de la renégociation de ce statu quo (option recherchée par la Chine étant entendu que cette renégociation prendrait en considération la maturation de la puissance chinoise, l’influence et le statut qui vont avec). Au demeurant, cette question dont le principal champ d’action est l’Asie aura des répercussions immédiates sur l’ensemble du système mondial.

Evidemment, le discours d’ouverture d’Ashton Carter, Secrétaire d’Etat américain à la Défense, insistait sur l’intérêt des fondamentaux du statu quo, notamment le droit international, qui constitue selon Washington, la pierre angulaire de la stabilité, et donc de la sécurité. A ne pas souscrire aux principes de ce droit international (et les remblaiements chinois en mer de Chine du Sud ont été largement évoqués), la Chine s’expose, d’après Carter, au risque d’auto-isolement. D’ailleurs, faisait-il remarquer, de plus en plus de pays viennent solliciter la puissance américaine pour s’assurer de son soutien et c’est bien cette garantie que le président Obama est venu confirmer au Vietnam lors de sa récente visite du 23 au 26 mai derniers.

Ce discours, qui est celui des Etats-Unis depuis plusieurs années mais qui a été plus fermement martelé dans cette édition 2016 (tel un leitmotiv, le terme de principe a été utilisé une quarantaine de fois pendant le discours d’Ashton Carter), n’a apparemment pas ébranlé les responsables chinois. Le vice-amiral Gua Youfei n’a pas manqué de faire observer que « souvent, les Etats-Unis agissaient en plaçant leurs intérêts au-dessus des principes auxquels ils souscrivent ». De son côté, l’Amiral Sun, dans une posture très grandiloquente (son discours était retranscrit en direct à la télévision chinoise), répétait l’argumentation de Pékin (« cette mer appartient depuis des temps anciens à la Chine ») et considérait la menace d’un auto-isolement chinois, brandie par Ashton Carter, comme peu sérieuse.

Ce faisant, l’Amiral a reconnu que les autres pays d’Asie, et notamment d’Asie du Sud-Est, n’avaient d’autre choix que de se rapprocher d’une puissance chinoise dont ils tirent un vrai dynamisme économique. Voire une certaine légitimité politique non seulement nationale (via un soutien pluriforme à des régimes contestés sur le plan interne), mais aussi régionale (Pékin ayant habilement donné un écho apprécié aux termes et modalités de l’ASEAN). Cette dépendance asymétrique envers le grand voisin les incite à la prudence. Pour l’Asie du Sud-Est, la priorité est d’accompagner, en la facilitant autant qu’en en tirant parti, ce que le ministre malaisien Hishammuddin a qualifié de grande « transition géopolitique en Asie-Pacifique ». Les dix partenaires de l’ASEAN craignent en effet de rester « sur la plage » si cette transition vers un nouveau système sécuritaire s’organise sans eux et à leurs dépens.

Si l’ensemble des ministres et responsables présents ont appelé – sans surprise – à une nouvelle architecture de sécurité régionale, l’enjeu central est bien de savoir sur quelle base cette architecture pourrait se négocier et quel serait le vecteur d’influence le plus efficace pour en définir les modalités. Pour répondre aux nouveaux défis, à un nouvel équilibre des forces et aux nouveaux paramètres de puissance, la sécurité de l’Asie doit être repensée et avec elle – ou à cause d’elle -, la relation sino-américaine dans un système mondial qui n’est plus (seulement) occidental.

Le président Obama quittera la Maison blanche sans avoir apporté de réponse vraiment audacieuse à ces questions. Car au final, le « rebalancing » des Etats-Unis, qui s’est notamment traduit par un redéploiement actif des forces américaines de Darwin en Australie, aux Philippines, par les FONOP (Freedom of Navigation Operations) en mer de Chine du Sud et par la levée de l’embargo sur les armes au Vietnam, reste conventionnel dans son essence comme dans ses modalités : le pivot n’est pas l’annonce d’un nouvel ordre mais la remise à niveau de l’ordre ancien. Les arguments employés par Ashton Carter durant le Shangri-La Dialogue n’abordaient pas le fond qui est l’ajustement à l’émergence d’un modèle de gouvernance sécuritaire nouveau, et la contribution américaine. La Chine quant à elle, a eu recours à un vocabulaire empathique (« il vaut mieux ouvrir son cœur qu’ouvrir le feu ») pour masquer des ambitions et des intérêts bien compris.

Sur le coup, les autres participants ont tenu des propos convenus alors qu’en coulisses, ils exprimaient leur impatience de voir des déblocages s’opérer. Le ministre français de la Défense, Jean-Yves Le Drian, a émis l’idée que des bâtiments européens affichent une présence « régulière et visible » en mer de Chine du Sud. Rappelant qu’aucun ordre international n’était figé, le ministre français a subtilement préconisé un processus d’adaptation nécessaire pour éviter une « instabilité catastrophique ». Il est vrai qu’avec la menace nucléaire nord-coréenne, les enjeux territoriaux en mer de Chine du Sud, le risque terroriste, les flux migratoires ou la course aux armements, l’Asie orientale doit trouver des règlements qui s’émancipent des blocages propres à la relation sino-américaine.

Par Sophie Boisseau du Rocher

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A propos de l'auteur
Chercheure associée au Centre Asie de l'IFRI (Institut Français des Relations Internationales), Sophie Boisseau du Rocher est docteur en sciences politiques. Elle travaille sur les questions politiques et géostratégiques en Asie du Sud-Est. Après s’être intéressée à l’ASEAN et la construction régionale, elle poursuit ses travaux sur les relations Chine / Asie du Sud-Est (ASEAN) et leur impact sur les équilibres globaux. Sophie Boisseau du Rocher publie dans de nombreuses revues - françaises et étrangères -. Ses ouvrages portent sur « le Cambodge, la survie d’un peuple » (Belin, Paris, 2011), « L’Asie du Sud-Est prise au piège » (Perrin, Paris, 2009) et « L’ASEAN et la construction régionale en Asie du Sud-Est » (L’Harmattan, Paris, 1997). Elle a dirigé l’édition de l’Annuaire de l’Asie orientale à La Documentation française (2006 – 2012).
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