Economie
Expert - Le Poids de l'Asie

 

Brexit : quels enjeux pour l'Asie ?

Koushik Chatterjee, directeur général du groupe indien Tata Steel lors d'une conférence de presse à Mumbai le 25 mai 2016.
Koushik Chatterjee, directeur général du groupe indien Tata Steel lors d'une conférence de presse à Mumbai le 25 mai 2016. (Crédits : PUNIT PARANJPE / AFP)
Deux semaines après avoir vivement réagi au Brexit, les bourses asiatiques se sont ressaisies. Idem pour les monnaies qui, à l’exception du yen, avaient chuté par rapport au dollar. Peut-on en conclure que le Brexit est un non-événement pour les économies asiatiques ? Non. Car si sur le plan des échanges, ses enjeux sont minimes, il bouscule les stratégies des multinationales asiatiques. A plus court terme, il peut précipiter une fuite de capitaux et une crise immobilière à Londres.

Des enjeux commerciaux minimes

Si le Brexit devrait freiner la croissance du Royaume-Uni, ce dernier ne représente cependant qu’un enjeu commercial minime pour la région Asie, y compris pour les pays du Commonwealth. L’économie britannique absorbe 1 % des exportations de la plupart des Etats asiatiques, à l’exception du Cambodge et du Vietnam.
Part du Royaume Uni et de l’Union européenne dans les exportations des pays d'Asie (2015).
Part du Royaume Uni et de l’Union européenne dans les exportations des pays d'Asie (2015).

La porte d’entrée de l’Europe

Le Royaume-Uni est le deuxième pays d’accueil des investisseurs étrangers dans le monde derrière les États-Unis et la Chine (Hong Kong inclus). Selon la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (Cnuced), le stock des investissements directs étrangers (IDE) y était de 1 600 milliards de dollars, soit deux fois leur stock en France ou en Allemagne, et un sixième du stock dans l’UE. Les entreprises américaines à partir des années 1960 et les Japonaises vingt ans plus tard ont choisi de s’implanter au Royaume-Uni avant de s’aventurer sur le continent européen. L’adhésion britannique à la communauté économique européenne a accéléré ces investissements. Margaret Thatcher démarchait les entreprises nippones en leur assurant qu’elle se battrait pour que Bruxelles les traitent comme des entreprises britanniques. A la vague japonaise, ont succédé les IDE des « Nouveaux Pays Industriels », des entreprises hongkongaises puis taïwanaises derrière Tatung qui a investi dans l’assemblage de téléviseurs à Bridgend. L’exemple fut suivi par Samsung à Billigham en 1994, un site fermé sept ans plus tard à cause de la concurrence chinoise.

Depuis 2000, la plupart des pays émergents s’internationalisent et le Royaume-Uni est leur destination la plus prisée en Europe. Entre 2003 et 2015, il a attiré 83,2 milliards de dollars d’investissements de ces pays, autant que le continent, beaucoup plus que l’Allemagne (32.2 milliards) et la France (7 milliards). Parmi ces investisseurs, les entreprises chinoises ont investi pour 12 milliards au Royaume-Uni, soit quatre fois plus qu’en Allemagne où, par contre, elles rachètent plus d’établissements pour accéder aux technologies. Depuis quelques années, l’Inde investit davantage dans son ancienne métropole coloniale, que cette dernière n’investit dans son ex-colonie. Le rachat en 2007 du sidérurgiste Corus par Tata Steel a été l’investissement le plus ambitieux. Mais il n’a pas résisté au dumping chinois, et le groupe indien a décidé de s’en débarrasser.

En 2013-14, selon le UK Trade and Industry, l’Inde a été le 3ème investisseur au Royaume-Uni (après les Etats-Unis et la France) avec 14 milliards de dollars d’opérations green field, et le troisième créateur d’emplois avec une centaine de projets dans la santé et l’agro-alimentaire. Quelques jours avant le vote sur le Brexit, la fédération indienne des chambres de commerce et de l’industrie avait sonné l’alarme sur ses conséquences. Pourrait-il surgir une opportunité ? Déçus par l’enlisement des discussions avec l’UE, les Indiens espèrent négocier rapidement un accord de libre-échange avec le Royaume-Uni.

La « réindustrialisation asiatique » du Royaume-Uni

Les entreprises asiatiques n’ont pas seulement investi dans l’immobilier ou la finance, elles ont participé à la réindustrialisation du Royaume-Uni qui avait été « l’usine du monde » au XIXème siècle. En 2015, son secteur manufacturier a attiré plus d’investissements que l’Allemagne. Les provinces du Nord-Ouest – Liverpool, Manchester, Sheffield, Leeds – le cœur de l’industrie britannique d’antan – ont le vent en poupe. La visite de Xi Jinping a été l’occasion d’inaugurer une liaison aérienne entre Pékin et Manchester : les Chinois y construisent l’extension de l’Airport City Park pour accueillir des entreprises de Chine. Les plaidoyers de Xi Jinping et d’Abe pour le « Remain » ont plus été entendus à Manchester, Liverpool et Londres que dans le reste de l’Angleterre !

Avec plus de 1 000 entreprises et 140 000 salariés, les Japonais sont les plus présents au Royaume-Uni où ils dominent la construction automobile. Après avoir connu ses heures de gloire dans les années 1930 et dans les années qui ont suivi la guerre, l’industrie britannique a connu à partir des années 1960 une longue période de déclin, que n’a pas freiné l’arrivée des constructeurs américains (l’investissement de Chrysler a été repris par PSA). Le déclin a continué alors que la reprise du marché intérieur suscitait une forte progression des importations. Les marques anglaises les plus prestigieuses ont disparu ou ont été rachetées. La renaissance de l’industrie date des années 1980 : alors qu’elle produisait trois fois moins de voitures particulières que la France, elle est sur le point de la rattraper. Une étude publiée en 2015 prévoyait que sa production atteindrait 2 millions de véhicules en 2020, un accroissement qui devait permettre de créer 28 000 emplois.

Production de voitures particulières en Asie, en millions.
Production de voitures particulières en Asie, en millions.
Cette renaissance doit beaucoup au Japon et un peu à l’Inde. Depuis les années 1980, Toyota et Honda ont investi un total de 2,2 milliards de livres sterling dans l’automobile. En 1984, Nissan a investi 50 millions de livres sterling pour construire une unité d’assemblage située à Sunderland, une ville portuaire du nord du pays. Depuis, le constructeur japonais a investi 3 milliards de livres dans ce site où il fabrique 500 000 voitures et emploie directement 6 800 salariés. En 2008, Tata a racheté à Ford ses filiales Land Rover et Jaguar pour 2,3 milliards de dollars. Contrairement à ce qui était redouté, le groupe indien n’a pas délocalisé la production de ces deux marques dont les ventes se sont redressées. Exportant 80 % de leur production vers le continent européen, les constructeurs asiatiques redoutent la mise en place de tarifs douaniers sur leurs exportations vers l’UE. Cela marquerait la fin de la « réindustrialisation asiatique » du Royaume. A moins qu’entre-temps, la livre décroche vis-à-vis de l’euro – un argument que les Britanniques « vendent » désormais aux Chinois – ou que Londres allège la fiscalité sur les entreprises et que cette menace conduise à rétablir les conditions ex-ante !

Vu d’Asie, le Royaume-Uni, champion européen du libéralisme, a fait un « grand bond en arrière » et cela provoque un changement d’attitude de la part des investisseurs asiatiques. L’immobilier est un premier test. Avec encore 12 % des achats au premier trimestre 2016, les acquisitions asiatiques à Londres ont participé à la bulle immobilière. Alors que sur le marché, le rythme des transactions s’est effondré depuis trois mois, les prix n’ont pas évolué. Le retrait des investisseurs asiatiques pourrait précipiter une correction du marché, et une crise de l’immobilier.

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A propos de l'auteur
Jean-Raphaël Chaponnière est membre du groupe Asie21 (Futuribles) et chercheur associé à Asia Centre. Il a été économiste à l’Agence Française de Développement, conseiller économique auprès de l’ambassade de France en Corée et en Turquie, et ingénieur de recherche au CNRS pendant 25 ans. Il a publié avec Marc Lautier : "Economie de l'Asie du Sud-Est, au carrefour de la mondialisation" (Bréal, 2018) et "Les économies émergentes d’Asie, entre Etat et marché" (Armand Colin, 270 pages, 2014).
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