Histoire

Jean-Paul Ribes : "Feu sur le quartier général ! Un slogan fantastique"

Les étudiants en grève sont rassemblées dans la cour intérieure de la Sorbonne occupée, à Paris, le 20 mai 1968, pendant les événements de mai-juin 1968. Une banderole avec le slogan "Servir le peuple" est déployée à côté d'affiches de Mao Zedong, Lénine et Karl Marx.
Les étudiants en grève sont rassemblées dans la cour intérieure de la Sorbonne occupée, à Paris, le 20 mai 1968, pendant les événements de mai-juin 1968. Une banderole avec le slogan "Servir le peuple" est déployée à côté d'affiches de Mao Zedong, Lénine et Karl Marx. (Crédits : UPI / AFP)
Peu importe l’objectif, l’important c’est le chemin qui y mène, disent les bouddhistes. Voilà longtemps que Jean-Paul Ribes a fait sienne cette philosophie. Un cheminement et un engagement qui finissent par faire une vie. De Mao au Dalai Lama, notre confrère du journal Actuel et de l’Express reconnait qu’il n’a pas toujours fait les bons choix. Mais ce grand écart entre le fondateur de la République Populaire de Chine et le leader tibétain en exil, ne signifie pas pour autant un reniement de ses idéaux de jeunesse.
Jean-Paul Ribes nous reçoit dans son domaine près de Paris, une ancienne demeure du XVIème siècle qu’un copain ruiné du lycée Janson de Sailly n’a jamais pu achever. Un parc, un grand jardin, trois bibliothèques et une boîte pleine de clés USB, à 77 ans Jean-Paul Ribes n’a rien du vieil érudit enfermé dans sa tour aux souvenirs. Après avoir tenu la librairie maoïste de la rue Gît-le-Cœur à Paris, ce disciple du maître Kalou Rinpoche est devenu l’une des grandes figures de la défense de la cause tibétaine en France. Un parcours qu’il résume en une phrase : « Je suis passé du communisme à la communauté de vie » avec pour point de départ la lutte contre le colonialisme.

Entretien

*Lire l’excellente chronologie des maoïsmes en France, de 1930 à 2010 par Christian Beuvain et Florent Schoumacher de l’Université de Bourgogne.
Ah bas les veilles lunes, les idées anciennes, les coutumes ancestrales et la culture d’autrefois ! En dénonçant les « quatre vieilleries », c’est un monde nouveau que proposaient Mao et ses légions de gardes rouges il y a tout juste 50 ans en Chine. Le 16 mai 1966, une circulaire vient dénoncer tous les « révisionnistes » et libère du même coup la fureur des lycéens et des étudiants chinois résolus à en découdre avec l’ordre établi. Un objectif similaire nourrira deux ans plus tard les slogans des manifestations du printemps 68 en occident. Chacun doit alors choisir son camp : le mouvement gauchiste se divise entre partisans de Trotsky, de Moscou et de Pékin*.

Sans perdre une seconde, l’ambassade de Chine en France a déversé des caisses d’exemplaires du Petit Livre Rouge sur les campus. Les premiers maoïstes français forment un club d’intellectuels issus de l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, qu’on appellera l’Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes – l’UJC(ml). Mais après les « événements de juin 1968 », l’organisation, accusée d’actions violentes, est interdite par décret du président de la République. Les « maos », qui aimeraient faire durer les idées de 68, se retrouvent dans les groupes « mao-spontex » (« maoïstes » et « spontanéistes ») de la Gauche prolétarienne ou de Vive la révolution !

Suite de nous entretiens avec les maoïstes français d’hier. Que sont-ils devenus ? Qu’ont-ils fait de leurs engagements ? Comment se relever du désenchantement ? Aujourd’hui, Jean-Paul Ribes nous accueille chez lui dans sa demeure du XVIème siècle près de Paris.

Jean-Paul Ribes, journaliste et écrivain français.
Jean-Paul Ribes, journaliste et écrivain français.
Comment êtes-vous devenu maoïste ?
Le point de départ pour moi, c’est la lutte contre le colonialisme. J’avais 20 ans en 1960 et j’étais « porteur de valises ». Comme d’autres, je voulais soutenir la lutte pour l’indépendance du peuple algérien. Là aussi, avec le recul du temps, on sait qu’il y a eu des excès de ce côté-là, mais pendant sept ou huit ans, ce peuple a réussi à tenir en échec l’armée française après 150 ans d’occupation coloniale. J’avais pas mal d’amis en Algérie, et j’avais surtout une certaine idée de la France. A cinq ans, j’ai vu les FFI (Forces Françaises de l’Intérieur) dans les rues de Paris et je ne pouvais pas supporter que mon pays devienne oppresseur. Et puis il y a eu l’épanouissement du Tiers-monde dans les années 1960, ces pays qui voulaient se libérer, s’auto-diriger et je trouvais cela très juste.

Quand l’Algérie est devenue indépendante en 1962, il m’a semblé tout naturel de me rendre sur place pour enseigner l’économie dans un pays qui en avait tant besoin. J’ai passé trois ans là-bas. Essayer de monter un cours d’économie à l’âge de 23 ans dans un pays qui sort de 150 ans de colonisation, c’était de la folie ! J’ai appelé à l’aide partout. J’ai notamment contacté un personnage que j’ai beaucoup aimé : Le Che. Che Guevara est venu à Alger. Il a fait le voyage à notre demande et nous avons passé un mois avec lui. Je l’ai ensuite accompagné à Cuba. C’est dans ce contexte que nous avons rencontré le Premier ministre chinois. Zhou Enlai est venu à Alger. Je me souviens que nous avons trinqué avec lui à l’ambassade de Chine. C’était lui aussi un personnage extrêmement séduisant. Il nous racontait que la Chine était la lumière pour tous les peuples, que l’Orient est rouge. « Nous sommes le grand-arrière de tous les peuples, » aimait-il a répéter à l’époque. Nous étions évidemment sous le charme, même si évidemment ces paroles se sont révélées vides de sens et totalement bidon plus tard.

Que savait-on en France de la Révolution culturelle à l’époque ?
On ne savait pas grand-chose, et la propagande chinoise était très bien accueillie puisqu’elle allait parfaitement à la rencontre de cette volonté qui s’est manifestée en 68. On avait à la fois la volonté de sortir de l’enferment dans une classe sociale, mais aussi celle de libérer des énergies. Et puis, c’était un moyen de sortir du stalinisme. Je suis resté en Algérie jusqu’en 1965. Et quand je suis revenu en France, c’était le début de la scission entre l’URSS et la Chine. Une séparation brutale. Soldats chinois et soldats russes se tiraient dessus sur le fleuve Amour, le mal nommé. Et moi, j’ai choisi le camp chinois ! Beaucoup de mes amis à l’Union des Etudiants Communistes étaient plutôt dans le camp italien, et puis il y avait les trotskystes. Chacun dans son clan. Ce qui n’empêchait pas de faire le coup de poing ensemble contre les fachos de temps en temps. Il y avait Robert Linhart, Benny Lévy, Jacques Broyelle, mon ami d’enfance Tiennot Grumbach. Et on se retrouvait à Ulm [nom de la rue où se trouve l’Ecole Normale Supérieure à Paris, NDLR]. C’était tous de brillants sujets. Il y avait aussi le séminaire d’Althusser. Je suis donc passé d’un engagement militant à un engagement intellectuel. Enfin façon de parler, car on m’avait confié la ronéo à l’époque. Je m’occupais des tracts, c’était donc très manuel.
Mai 1966 : Mao lance les gardes rouges contre ceux qu’il qualifie de « révisionnistes »… Qu’est-ce que cela vous évoque aujourd’hui ?
Pour moi, la Révolution culturelle, c’était d’abord un slogan fantastique. Le mot d’ordre des gardes rouges était : « Feu sur le quartier général ! » Quand un mouvement se crée en disant « Feu sur le quartier général » et que tu as moins de trente ans, tu trouves ça génial, quoi (rires) ! Tous les vieux cons, tous les bureaucrates, tout ça va dégager et une nouvelle société va émerger. En réalité, c’était là une pure lutte de pouvoir du vieux totem de bois, le vieux Mao qui redoutait par-dessus tout de perdre le pouvoir, voire même d’être « démaoïsé » de son vivant par Liu Shaoqi. Mais tout cela, on l’a appris bien après.
Après l’enseignement en Algérie, l’usine en France ?
*Narodniki est le nom d’un mouvement socialiste agraire actif de 1860 à la fin du XIXème siècle fondé par des populistes russes. Influencés par les écrits d’Alexandre Herzen et de Nikolaï Tchernychevski, les narodniks ont essayé d’adapter la doctrine socialiste aux conditions russes. Ils ont envisagé une société dans laquelle la souveraineté reposerait sur de petites unités économiques autonomes rassemblant les communes de village et liées dans une confédération remplaçant l’État.
Oui, mais avant cela, un petit passage chez Emmanuel d’Astier pour apprendre mon métier. Emmanuel d’Astier était un grand professeur de journalisme. Il était très : « Allez-y ! Allez au peuple ! » Un vrai narodnik*, peut-être un peu comme les militants de Nuit Debout aujourd’hui. Pour vivre, pour faire de la politique, pour être un bon journaliste, il faut avoir ses racines dans le peuple, disait-il. Et donc, je suis parti très vite dans une usine du Nord. Je ne vous dis pas le travail : c’était psychologiquement et physiquement assez difficile. Je me revois à sept heures du matin dans la banlieue lilloise sur ma petite mobylette pour aller pointer à l’usine. Avec toute cette équipe d’intellos, de fleurons de la bourgeoisie française, on a vécu la « Grande Révolution culturelle prolétarienne » en se disant : « On va faire quelque chose, on va aller travailler en usine ! » Et évidemment, je suis parti au quart de tour.
De quel type d’usine s’agissait-il ?
C’était une ficellerie. International Harvester était une entreprise qui faisait de la ficelle pour le matériel agricole. On traitait des ballots de sisal qui venaient du Mozambique. C’était très romantique : la marchandise arrivait sur des péniches via les canaux. Je suis resté là six mois, et puis le printemps 68 est arrivé. Les camarades me disent alors que je dois rentrer à Paris, qu’on a besoin de moi. Au départ, il y a eu cette position un petit peu étonnante de Lienhart et de Benny Lévi qui disaient : « 68, méfions-nous ! » Alors que de leur côté, les trotskystes y allaient à fond. Oui, il y avait une espèce de réserve au début.
Et c’était la même chose pour le parti communiste français…
Oui mais pour d’autres raisons. Et puis en définitive, il y a eu cet enthousiasme qui a tout emporté. Je me suis démaoïsé après 68.
C’est court comme Révolution culturelle, elle a duré plus longtemps en Chine…
Je me rends compte maintenant que mon maoïsme était d’abord un maoïsme de cœur. C’était un maoïsme d’enthousiasme, donc ce fut bref. On voulait y croire, on se disait : « Et si seulement c’était possible ! » Je me souviens que nos amis trotskystes avaient inventé un truc pour se foutre de notre gueule. Ils nous disaient : « Hey, les prochinois, allez donc faire un tour en pro-Chine ! » C’était pas mal vu, car d’une certaine manière, c’était un pays un peu fictif.

Mais cet enthousiasme pour la « voie chinoise » était très répandu à l’époque. Je m’en suis rendu compte bien des années plus tard, lorsque j’ai rencontré pour la première fois le Dalai Lama. On était tous les deux face à face. C’était le moment d’avouer les choses pour éviter tout malentendu par la suite. Je lui ai raconté : « Vous savez, votre sainteté, quand j’étais plus jeune, j’ai été… maoïste ! » Il m’a alors regardé avec son regard perçant et son rire énorme. « Ah, ah, ah, m’a-t-il répondu, me too ! Moi aussi ! » A 20 ans, le Dalai Lama a demandé à adhérer au parti communiste chinois. Mao, ce vieux serpent, avait réussi à le convaincre qu’il voulait la même chose que lui : le bonheur pour tout le monde, la paix et tout et tout. Mais comme pour moi, ça n’a pas duré très longtemps.

Vous organisez des ateliers bouddhiques pour vos voisins et amis, vous cultivez votre jardin. Or, la révolution culturelle c’était aussi le mythe du retour aux rizières…
C’est une idée que j’avais déjà abordée à Cuba avec le Che. Il nous emmenait partout dans les usines, les ateliers de production et il disait : « Il faut réduire le fossé entre les travailleurs intellectuels et les travailleurs manuels ». C’était assez séduisant de s’imaginer que tous les gardes rouges allaient travailler dans les conditions les plus rudes des gens qui devaient labourer la terre ou dans les usines pour survivre. Travailler avec le même enthousiasme, dans le même rythme et avec les mêmes difficultés que les plus malheureux, on a cela aussi dans le bouddhisme. Le boddhisattva touché par le malheur des autres, l’esprit affermi par la méditation, se rend dans les enfers indescriptibles pour y soulager les souffrances des autres. C’est le texte du dharma. On voulait connaitre les conditions de vie là ou on gagnait à l’époque deux francs de l’heure.
(Retrouvez prochainement sur Asialyst la suite de l’entretien avec Jean-Paul Ribes, et notamment comment il s’est démaoïsé)
Propos recueillis par Stéphane Lagarde

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A propos de l'auteur
Stéphane Lagarde est l'envoyé spécial permanent de Radio France Internationale à Pékin. Co-fondateur d'Asialyst, ancien correspondant en Corée du Sud, il est tombé dans la potion nord-est asiatique il y a une vingtaine d’années.