Rony Brauman : le passé maoïste et la jeunesse d'aujourd'hui
Entretien
La fin du maoïsme en France et en Europe, ce sont les révélations sur les millions de morts chinois de la Révolution culturelle. Si aujourd’hui en 2016, le maoïsme bouge encore dans l’Hexagone (lire ici ou ici), que reste-t-il des militants d’il y a 50 ans ? Les premiers maoïstes français sont des intellectuels issus de l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm. Le 10 décembre 1966, plus de six mois après le lancement de la Révolution culturelle, ils forment l’Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes – l’UJC(ml). Mais après les « événements de juin 1968« , l’organisation, accusée d’actions violentes, est interdite par décret du président de la République. Les « maos », qui aimeraient faire durer les idées de 68, se retrouvent dans les groupes « mao-spontex » (« maoïstes » et « spontanéistes ») de la Gauche prolétarienne ou de Vive la révolution !
Aujourd’hui, Rony Brauman se souvient de ses années maoïstes. Grand gaillard adepte du karaté, le jeune étudiant en médecine est descendu dans l’arène via la Gauche Prolétarienne (GP). Il appartient aux militants de base, ce groupe de jeunes prêts à donner le coup de poing à la sortie des usines. Mais l’envie d’en découdre avec le capitalisme et les institutions est plus forte que l’idéologie. Il expérimente la hiérarchie et la discipline de son organisation. De ces courtes années à la « GP », Rony Brauman retient surtout le fait d’apprendre à dire non à l’ordre établi. Un bagage bien utile, lorsque, plus tard, il sera amené à présider l’organisation Médecins Sans Frontières. Entretien.
Ce qui a donné le coup d’envoi du processus de dissolution, ou plutôt d’auto-dissolution de la Gauche Prolétarienne, a été le procès populaire de Bruay-en-Artois et la transformation de La Cause du Peuple en un « J’accuse ! », reprenant le titre du fameux texte de Zola lors de l’affaire Dreyfus. Le journal maoïste accusait le notaire de Bruay-en-Artois du meurtre et du viol d’une jeune fille. C’est le moment où, avec d’autres, on a complètement décroché. Il y avait là une espèce de puritanisme messianique de garde rouge au sens stricte avec d’un côté, des prolétaires qui baissaient le regard quand ils passaient devant la somptueuse demeure du notaire, et de l’autre, l’arrogance de la richesse. Au milieu, se trouvait cette jeune fille transformée en symbole du prolétariat piétiné et assassiné par la bourgeoisie. Cette métaphore prononcée de la lutte de classe au travers de ce tragique fait divers n’est pas passé. Elle passait d’ailleurs d’autant moins qu’elle s’accompagnait d’accusations, de menaces et d’un discours qui était totalement en rupture avec ce que nous avions envie de dire et d’entendre. Ce fut la fin de la Gauche Prolétarienne. Avec comme en Chine, un affrontement au sommet dont nous avons appris les enjeux plus tard.
D’un côté, Benny Levy avec son coté prophétique messianique qui était le principal artisan de ces tribunaux populaires, de cette mobilisation puritaine qu’il décrit d’ailleurs comme presque biblique ; de l’autre, Serge July qui l’appelle à atterrir et à reprendre pied avec le réel. Cela était vain d’ailleurs, car la GP était déjà devenue anachronique. Elle n’était que l’expression d’un mouvement post-soixante-huitard qui avait sa vitalité et répondait à des questions de société qui restent pourtant d’actualité : les immigrés, les femmes, les quartiers, les conditions de travail et une certaine forme de violence à l’intérieur des usines. Quand on reprend ces questions, je ne vois pas un bilan totalement négatif, bien au contraire. Il y avait beaucoup d’engagement, notamment physique. Il y avait aussi une envie de justice et une révolte contre un ordre injuste. Mais vu comment les choses ont tourné, l’une des bonnes décisions de la GP a été finalement de s’auto-dissoudre. Les chefs ont fini par suivre la base : ce fut le seul moment où les choses se sont inversées.
Par ailleurs, la jeunesse d’aujourd’hui vit dans un environnement qui n’a plus grand-chose à voir avec celui dans lequel nous nous trouvions. Le maître mot de l’époque, en dépit des violences déjà décrites, c’était l’insouciance. Il y avait une sorte de confiance dans l’avenir qui donnait au rejet du présent une vigueur renouvelée. Si on ne voulait plus de ce présent, c’est parce que l’avenir s’annonçait meilleur. On ne pensait pas en termes de destruction de la planète, de Sida, de chômage, d’expansion de la violence. Aujourd’hui, il n’y a plus d’insouciance, il y a de l’inquiétude : combien de temps va durer la planète, que faire face au réchauffement climatique, au terrorisme ? La société est aujourd’hui confrontée à une violence à laquelle on ne peut pas s’identifier, alors que la violence révolutionnaire de l’époque était une sorte d’espéranto politique. Il y avait des modalités de communication immédiates, même si elles étaient superficielles, même si elles cachaient des malentendus. Elles avaient tout de même un effet performatif. On pouvait sans peine se reconnaître dans les objectifs des Vietnamiens, des Zimbabwéens, des Paraguayens, des Salvadoriens ou des Algériens.
Ce langage universel, cet espéranto politique a été brisé par la chute du communisme, par la disparition de cet universalisme égalisateur du fait de son échec. Il n’a pas été vaincu par l’autre côté, il s’est autodétruit et nous ne sommes pas sortis du moment où disparait un horizon de justice. Ce qu’Alain Badiou appelle l’hypothèse communiste. Il n’y a dès lors plus d’alternative et en tout cas, on peine à la trouver. Par ailleurs, tout progrès dans l’ordre social, dans la consommation, dans la sûreté est payé d’une espèce de poids écologique… Plus on progresse matériellement, plus on consomme, plus on détruit la planète. On a alors beaucoup de mal à s’y retrouver et l’on flotte dans un climat finalement assez nihiliste au sens de no future. Dans ces conditions, la révolte de la jeunesse ne peut pas prendre les formes qu’on a connues.
Il faut bien voir que les droits de l’homme du point de vue des gouvernements ne sont rien d’autres que des instruments de pouvoir, qu’ils soient utilisés comme un levier là où on veut appuyer, et remisés au placard là où on ne veut surtout pas appuyer. C’est dans l’ordre des choses et c’est la dernière des hypocrisies que de s’en remettre aux gouvernements en matière de droits de l’homme. Ces derniers sont l’objet de combats, de rapports de forces. C’est d‘ailleurs la raison pour laquelle je suis pour la dissolution instantanée du conseil des droits de l’homme des Nations Unies qui est une blague totale, qui est juste une enceinte dans laquelle on calcule des rapports de forces. Cela va tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre… L’Arabie Saoudite s’occupe du sort des femmes maintenant au Conseil des droits de l’homme… Personne n’a peur de ce ridicule, pourtant ce sont des choses qu’il faut laisser tomber.
Après avoir vendu La Cause du Peuple et lu Le Monde Diplomatique dans lequel on prenait connaissance de toutes les guérillas dans le monde, j’avais envie de les connaître, non plus par leur nom de famille et en l’occurrence souvent leur acronyme, mais pas leur prénom. Voir l’histoire en train de se faire, être dans les zones de conflit avec les mouvements de populations, entendre les revendications, se trouver en Erythrée, en Afghanistan, en Angola ou au Tchad. Tout cela me donnait l’impression de participer à la grande Histoire en train de se faire, ce qui finalement est un fantasme couramment partagé entre « gauchistes révolutionnaires ».
Je n’avais pas l’ambition d’être un amplificateur des mouvement qui se poursuivaient, mais au moins d’être un acteur marginal en tant que médecin intéressé par le gens, par leur discours, leur vie dans la révolution qu’ils étaient en train d’accomplir. MSF m’offrait cela et je n’ai pas été déçu sur ce plan. Je continue à y trouver encore aujourd’hui ce double intérêt : à la fois s’occuper des oubliés, des superflus comme les appelaient Hannah Arendt ; et puis dans le même temps, se trouver là où se fait l’Histoire. Cette sorte de gratification narcissique est nécessaire. On ne pas être entièrement dévoué à une cause, sans contrepartie. Il faut aussi recevoir des choses en retour. Pour moi, c’est ce que j’ai reçu. Pour d’autres évidemment, l’histoire sera différente.
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