Histoire

Rony Brauman : le passé maoïste et la jeunesse d'aujourd'hui

Dans la cour de l'université de Paris-Sorbonne, occupée par des étudiants contestataires, un portrait de Mao Zedong et un drapeau pro-maoiste sont accrochés au mur au mois de mai 1968.
Dans la cour de l'université de Paris-Sorbonne, occupée par des étudiants contestataires, un portrait de Mao Zedong et un drapeau pro-maoiste sont accrochés au mur au mois de mai 1968. (Crédit : ARCHIVES / AFP)
Que reste-t-il aujourd’hui de la « dernière révolution » de Mao ? Il y a 50 ans, le Grand Timonier lançait officiellement la Révolution culturelle par la circulaire du 16 mai 1966. En quête d’une domination absolue sur le Parti communiste chinois après l’échec du Grand Bond en avant, Mao Zedong appelait ainsi la jeunesse à renverser tous les « révisionnistes ».
Son appel a résonné, bien au-delà des luttes et de la violence en Chine, dans le monde entier et en France en particulier. Parmi les jeunes contestataires qui ont battu le pavé en mai 68 à Paris, certains formeront la mouvance des maoïstes français. Asialyst revient sur cette période avec une série d’entretiens. Que sont devenus les « ex-maos » ? Qu’ont-ils fait de leurs engagements ? Comment se relever du désenchantement ? Suite de notre entretien avec Rony Brauman, ancien militant de base de la Gauche prolétarienne avant de devenir 25 ans plus tard, le président de Médecins Sans Frontières.

Entretien

La fin du maoïsme en France et en Europe, ce sont les révélations sur les millions de morts chinois de la Révolution culturelle. Si aujourd’hui en 2016, le maoïsme bouge encore dans l’Hexagone (lire ici ou ici), que reste-t-il des militants d’il y a 50 ans ? Les premiers maoïstes français sont des intellectuels issus de l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm. Le 10 décembre 1966, plus de six mois après le lancement de la Révolution culturelle, ils forment l’Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes – l’UJC(ml). Mais après les « événements de juin 1968« , l’organisation, accusée d’actions violentes, est interdite par décret du président de la République. Les « maos », qui aimeraient faire durer les idées de 68, se retrouvent dans les groupes « mao-spontex » (« maoïstes » et « spontanéistes ») de la Gauche prolétarienne ou de Vive la révolution !

Aujourd’hui, Rony Brauman se souvient de ses années maoïstes. Grand gaillard adepte du karaté, le jeune étudiant en médecine est descendu dans l’arène via la Gauche Prolétarienne (GP). Il appartient aux militants de base, ce groupe de jeunes prêts à donner le coup de poing à la sortie des usines. Mais l’envie d’en découdre avec le capitalisme et les institutions est plus forte que l’idéologie. Il expérimente la hiérarchie et la discipline de son organisation. De ces courtes années à la « GP », Rony Brauman retient surtout le fait d’apprendre à dire non à l’ordre établi. Un bagage bien utile, lorsque, plus tard, il sera amené à présider l’organisation Médecins Sans Frontières. Entretien.

Rony Brauman, ancien président de Médecins sans Frontières.
Rony Brauman, ancien président de Médecins sans Frontières. (Crédit : DR)
Etiez-vous en contact avec les grands noms du maoïsme français ?
Rony Brauman : C’était vraiment une organisation très hiérarchisée, même si elle n’était pas très structurée. J’ai vu une fois Serge July dans la petite cellule de Montrouge à laquelle j’appartenais. A l’époque, Montrouge était encore une banlieue communiste. Or il y avait chez nous un flottement idéologique. On ne savait pas comment se situer, on avait pas mal d’interrogations. On a alors demandé à un cadre de la direction de venir nous remonter le moral idéologique. Ce fut Serge July. Ce dernier est arrivé vers 19h30. Il a commencé à parler. Quatre heures plus tard, il s’est arrêté de parler et il est parti ! Voilà comment le dialogue se faisait : une espèce de torrent de slogans, d’analyse idéologique, d’explications toutes faites des rapports de forces, des classes dans la société et comment on allait renverser cette situation. Je ne me souviens de pratiquement rien de ce qu’il a dit, car évidemment au bout d’un quart d’heure tout le monde était accablé. Il n’y avait donc absolument aucun dialogue entre la base et la direction. Cela n’allait que dans un sens : du haut vers le bas comme en Chine.
Les mots d’ordres étaient-ils suivis ?
Je me souviens d’un séminaire qui se passait à l’Ecole normale supérieure à Saint-Cloud. Ce genre de séminaire était réservé aux cadres de l’organisation et moi, j’étais extrêmement flatté. Nous étions tous de jeunes militants et j’entrais dans un cénacle où seuls étaient admis les personnes jugées dignes de confiance. Je me trouvais de cette manière un peu rehaussé dans mon statut de militant de base. C’est alors que j’ai découvert que le mot d’ordre « détruire l’université » n’était pas une métaphore, mais bien un programme d’action. C’était physiquement qu’il fallait détruire les murs de l’université ! Je dois dire que j’ai commencé à avoir des doutes et à me demander ce que je faisais là, parce que je ne pouvais pas accepter que l’université fasse l’objet d’une attaque de type chinois. C’était pour moi totalement inimaginable. Dans ma famille, j’étais le premier de ma génération qui avait eu accès à l’université. Je trouvais totalement folle l’idée même de vouloir la détruire. Il y avait une collision psychique, un tumulte intellectuel assez lourd chez moi. Je ne pensais pas que les donneurs d’ordre de la rue d’Ulm étaient fous, mais je savais aussi que je ne participerais pas à la destruction de Jussieu. L’Université Paris VII était en effet dans la ligne de mire de la GP [la Gauche prolétarienne] à l’époque. Jamais je n’aurais pu participer à des actions visant à détruire l’ordinateur central de Jussieu, ou ne serait-ce que casser des carreaux et bloquer la Fac. Il y avait donc des résistances individuelles et je sais que beaucoup les partageaient y compris certains de nos chefs. Ils se croyaient obligés de le dire, mais cela n’allait pas plus loin heureusement.
A l’époque, pas d’Internet, pas de smartphone, mais un journal chez les maoïstes : La Cause du peuple…
Oui, un journal qu’on vend, plutôt qu’on ne lit parce que c’était tout de même assez indigeste. Cependant, il fallait bien savoir un peu ce qu’il y avait dedans, parce que le vendre, c’était aussi engager un dialogue avec ceux qui l’achetaient. Mais c’était vraiment de la langue de garde rouge, c’était vraiment indigeste….
Avec les Habits neufs du président Mao de Simon Leys, le monde francophone découvre ce qui s’est réellement passé en Chine pendant la Révolution culturelle. Vous l’avez lu à l’époque ?
J’ai dû le lire en 1973-74, c’est-à-dire à un moment où tout était en train de s’effilocher. La Gauche prolétarienne était sur le point de se dissoudre de l’intérieur. Nous ne sommes pas tombés sous les coups de l’Etat policier comme on aurait pu le dire à l’époque. Ce sont les questions qu’on se posait de l’intérieur qui ont fini par détruire le mouvement. Quand le bouquin de Leys est sorti, je ne sais plus si je l’ai lu tout de suite ou si j’ai un peu attendu. En tous cas, j’avais déjà un pied en dehors de la GP et en dehors du maoïsme. J’ai lu le livre de Simon Leys et je l’ai pris très au sérieux. Je n’ai pas pensé un instant qu’il s’agissait d’une manœuvre de la CIA comme certains le disaient à l’époque. C’était criant de vérité au contraire et l’analyse était d’une précision chirurgicale.

Ce qui a donné le coup d’envoi du processus de dissolution, ou plutôt d’auto-dissolution de la Gauche Prolétarienne, a été le procès populaire de Bruay-en-Artois et la transformation de La Cause du Peuple en un « J’accuse ! », reprenant le titre du fameux texte de Zola lors de l’affaire Dreyfus. Le journal maoïste accusait le notaire de Bruay-en-Artois du meurtre et du viol d’une jeune fille. C’est le moment où, avec d’autres, on a complètement décroché. Il y avait là une espèce de puritanisme messianique de garde rouge au sens stricte avec d’un côté, des prolétaires qui baissaient le regard quand ils passaient devant la somptueuse demeure du notaire, et de l’autre, l’arrogance de la richesse. Au milieu, se trouvait cette jeune fille transformée en symbole du prolétariat piétiné et assassiné par la bourgeoisie. Cette métaphore prononcée de la lutte de classe au travers de ce tragique fait divers n’est pas passé. Elle passait d’ailleurs d’autant moins qu’elle s’accompagnait d’accusations, de menaces et d’un discours qui était totalement en rupture avec ce que nous avions envie de dire et d’entendre. Ce fut la fin de la Gauche Prolétarienne. Avec comme en Chine, un affrontement au sommet dont nous avons appris les enjeux plus tard.

D’un côté, Benny Levy avec son coté prophétique messianique qui était le principal artisan de ces tribunaux populaires, de cette mobilisation puritaine qu’il décrit d’ailleurs comme presque biblique ; de l’autre, Serge July qui l’appelle à atterrir et à reprendre pied avec le réel. Cela était vain d’ailleurs, car la GP était déjà devenue anachronique. Elle n’était que l’expression d’un mouvement post-soixante-huitard qui avait sa vitalité et répondait à des questions de société qui restent pourtant d’actualité : les immigrés, les femmes, les quartiers, les conditions de travail et une certaine forme de violence à l’intérieur des usines. Quand on reprend ces questions, je ne vois pas un bilan totalement négatif, bien au contraire. Il y avait beaucoup d’engagement, notamment physique. Il y avait aussi une envie de justice et une révolte contre un ordre injuste. Mais vu comment les choses ont tourné, l’une des bonnes décisions de la GP a été finalement de s’auto-dissoudre. Les chefs ont fini par suivre la base : ce fut le seul moment où les choses se sont inversées.

Que reste-t-il de cet engagement ? Comptez-vous parmi les désespérés de la jeunesse ? Y-a t-il assez d’engagement aujourd’hui ?
Je ne suis pas du tout désespéré de la jeunesse, et cela d’abord par une sorte de réflexe de « rappel », si j’ose dire… Je me souviens très bien que lorsque j’avais entre dix-huit et vingt-cinq ans, autrement dit au maximum de ma période contestataire, le mot d’ordre qui nous revenait de l’autre côté, c’était : « M’enfin qu’est-ce que vous voulez ? » Du côté de l’ordre établi, les parents, les autorités, tout ce qu’on faisait était jugé inutile voir idiot : « Qu’est-ce que vous proposez ? Tout cela ne rime à rien, regardez donc ce qui se passe de l’autre côté du rideau de fer. C’est cela que vous voulez ? » On avait là une espèce de disqualification méthodique de tout le discours de la jeunesse, que je ramène quand même d’abord à une position de vieux cons ! Et s’il y a bien une chose à laquelle je n’ai pas envie de ressembler, moi qui suis maintenant vieux puisque j’ai 65 ans, c’est à un vieux con ! Je suis trop informé de ces générations qui au fur et à mesure qu’elles vieillissent regardent avec dédain les générations ultérieures pour céder à ce travers.

Par ailleurs, la jeunesse d’aujourd’hui vit dans un environnement qui n’a plus grand-chose à voir avec celui dans lequel nous nous trouvions. Le maître mot de l’époque, en dépit des violences déjà décrites, c’était l’insouciance. Il y avait une sorte de confiance dans l’avenir qui donnait au rejet du présent une vigueur renouvelée. Si on ne voulait plus de ce présent, c’est parce que l’avenir s’annonçait meilleur. On ne pensait pas en termes de destruction de la planète, de Sida, de chômage, d’expansion de la violence. Aujourd’hui, il n’y a plus d’insouciance, il y a de l’inquiétude : combien de temps va durer la planète, que faire face au réchauffement climatique, au terrorisme ? La société est aujourd’hui confrontée à une violence à laquelle on ne peut pas s’identifier, alors que la violence révolutionnaire de l’époque était une sorte d’espéranto politique. Il y avait des modalités de communication immédiates, même si elles étaient superficielles, même si elles cachaient des malentendus. Elles avaient tout de même un effet performatif. On pouvait sans peine se reconnaître dans les objectifs des Vietnamiens, des Zimbabwéens, des Paraguayens, des Salvadoriens ou des Algériens.

Ce langage universel, cet espéranto politique a été brisé par la chute du communisme, par la disparition de cet universalisme égalisateur du fait de son échec. Il n’a pas été vaincu par l’autre côté, il s’est autodétruit et nous ne sommes pas sortis du moment où disparait un horizon de justice. Ce qu’Alain Badiou appelle l’hypothèse communiste. Il n’y a dès lors plus d’alternative et en tout cas, on peine à la trouver. Par ailleurs, tout progrès dans l’ordre social, dans la consommation, dans la sûreté est payé d’une espèce de poids écologique… Plus on progresse matériellement, plus on consomme, plus on détruit la planète. On a alors beaucoup de mal à s’y retrouver et l’on flotte dans un climat finalement assez nihiliste au sens de no future. Dans ces conditions, la révolte de la jeunesse ne peut pas prendre les formes qu’on a connues.

Que pensez-vous des critiques venues de la gauche contre Nuit debout ?
J’entendais encore récemment sur France Culture des gens se réclamer de leur passé soixante-huitard pour piétiner les protestataire de Nuit Debout. C’est pour moi totalement obscène. On atteint là un sommet d’ignominie. C’est Marie-Antoinette qui lance : « S’ils n’ont pas de pain, qu’ils mangent de la brioche ! » C’est une position tellement suffisante, de dominants, de repus, qu’elle en est vraiment odieuse. Cela étant posé, constatons qu’il n’est plus possible d’avoir des engagements globaux, des engagements de transformation de la société dans sa globalité du fait des échecs des transformations sociales radicales. C’est maintenant dans des recherches différentes que les choses se situent, et ce besoin de parler, de produire du discours, du rassemblement physique, procède je pense de ce constat et de ce sentiment universellement partagé. Moi-même, je ne participe pas à Nuit debout, mais je les soutiens et je les comprends. Il reste essentiel de continuer à intervenir dans l’espace public et cela quelle que soit la forme de cette intervention.
Certains ex-maoïstes français ont changé de camps en vieillissant…
A 60 ans, on n’a pas, et c’est totalement humain, la même idée de l’ordre et du désordre qu’à 20 ans. Il faut tenir compte à la fois de sa propre situation en tant que personne plus vulnérable et moins explosive. Et puis, l’expérience et la réflexion montrent qu’à la faveur du désordre, ce sont souvent les plus forts et les plus vindicatifs, les plus hargneux, les plus violents qui prennent l’ascendant sur les autres, et que le désordre n’est pas forcément synonyme de justice. Je parle par exemple d’une société ultra-libérale où finalement le désordre est la règle puisque l’ordre se construit au niveau des individus qui nouent des contrats les uns avec les autres. Ce genre de société n’est pas encadré par un ordre social prévisible, objet de négociations et de compromis. C’est la loi du plus fort ! Et puis, il y a aussi cette évolution d’une clarté ébouriffant : il n’est pas rare qu’avec le temps, certains passent d’une jeunesse à l’extrême gauche à la droite la plus rancie, la plus conservatrice à l’âge mûre. Cette pirouette a été rendue possible par le discours sur les droits de l’homme. Maintenant, ce n’est plus l’ordre établi que l’on va défendre, ce sont les droits de l’homme.
Les droits de l’homme sont-ils un conservatisme ?
Dans leur version la plus libérale, c’est aussi se ranger du côté du plus fort, c’est-à-dire du côté de celui qui peut faire respecter les droits de l’homme. Par exemple, André Glucksman est passé de radicalités en radicalités, mais toujours des radicalités d’ordres établis. Il a d’abord été communiste pro-Moscou, puis quand Moscou n’a plus été assez radicale, il est devenu maoïste. Et quand Pékin s’est assagi, il s’est rangé du côté de Washington. C’est une évolution que je trouve affligeante. André Glucksman nous appelait à détruire l’université en 69 ou en 70. En 2003, il est venu nous expliquer que Bush était le nouveau révolutionnaire et que Saddam Hussein incarnait l’ordre ancien qu’il fallait abattre… Ce qui est encore plus affligeant, c’est que ces gens-là continuent d’avoir leurs ronds de serviette dans toutes les émissions. Terrorisme, Nuit debout, primaires, ils ont leur avis sur tout.

Il faut bien voir que les droits de l’homme du point de vue des gouvernements ne sont rien d’autres que des instruments de pouvoir, qu’ils soient utilisés comme un levier là où on veut appuyer, et remisés au placard là où on ne veut surtout pas appuyer. C’est dans l’ordre des choses et c’est la dernière des hypocrisies que de s’en remettre aux gouvernements en matière de droits de l’homme. Ces derniers sont l’objet de combats, de rapports de forces. C’est d‘ailleurs la raison pour laquelle je suis pour la dissolution instantanée du conseil des droits de l’homme des Nations Unies qui est une blague totale, qui est juste une enceinte dans laquelle on calcule des rapports de forces. Cela va tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre… L’Arabie Saoudite s’occupe du sort des femmes maintenant au Conseil des droits de l’homme… Personne n’a peur de ce ridicule, pourtant ce sont des choses qu’il faut laisser tomber.

L’engagement doit-il se poursuivre au niveau local davantage que global ?
La plupart des militants de la Gauche prolétarienne, de la Ligue communiste révolutionnaire ou des différents groupes gauchistes ont suivi le même parcours. Beaucoup ont poursuivi leur engagement au travers de l’action syndicale, en exerçant le métier de travailleur social, de profs, etc. Ce ne sont pas seulement des patrons de presse, ou des gens qui ont fait carrière dans la pub ou la politique. Ce sont des engagements de vie, pas nécessairement bruyants, mais qui ne sont pas en rupture avec les idéaux de leur jeunesse et leur vie de révolutionnaire pur et dur. Pour la plupart, ils ne le sont plus, mais ils n’ont pas pour autant renoncé à une forme de vie sociale et de mobilisation politique qui, elle, reste en continuité avec leurs engagements initiaux. Donc oui, nous avons là des engagements plus locaux que globaux.
Y-a-t-il un lien entre vos engagements maoïstes et le fait d’aller soigner les gens dans le monde entier avec Médecins Sans Frontière ?
Personnellement, j’ai gardé de cette époque-là un intérêt pour la politique, une meilleure appréhension des rapports de force, des usages de la violence et puis de l’importance de savoir refuser. Je ne sais pas si c’est 68 ou la GP – car à la GP on ne disait pas tellement non en réalité. Ce n’était pas une culture du refus qu’on avait, c’est donc peut-être lié aussi à une psychologie personnelle. Mon engagement à MSF, tel que je me le formulais lorsque j’étais à la tête de l’organisation, repose sur deux choses. D’une part, avoir une pratique médicale qui s’adresse aux pauvres, aux réprouvés, aux vulnérables – il y avait cette continuité de justice sociale, plutôt que de m’enfermer dans un hôpital ou une clinique. D’autre part, cet engagement est lié à une curiosité intellectuelle.

Après avoir vendu La Cause du Peuple et lu Le Monde Diplomatique dans lequel on prenait connaissance de toutes les guérillas dans le monde, j’avais envie de les connaître, non plus par leur nom de famille et en l’occurrence souvent leur acronyme, mais pas leur prénom. Voir l’histoire en train de se faire, être dans les zones de conflit avec les mouvements de populations, entendre les revendications, se trouver en Erythrée, en Afghanistan, en Angola ou au Tchad. Tout cela me donnait l’impression de participer à la grande Histoire en train de se faire, ce qui finalement est un fantasme couramment partagé entre « gauchistes révolutionnaires ».

Je n’avais pas l’ambition d’être un amplificateur des mouvement qui se poursuivaient, mais au moins d’être un acteur marginal en tant que médecin intéressé par le gens, par leur discours, leur vie dans la révolution qu’ils étaient en train d’accomplir. MSF m’offrait cela et je n’ai pas été déçu sur ce plan. Je continue à y trouver encore aujourd’hui ce double intérêt : à la fois s’occuper des oubliés, des superflus comme les appelaient Hannah Arendt ; et puis dans le même temps, se trouver là où se fait l’Histoire. Cette sorte de gratification narcissique est nécessaire. On ne pas être entièrement dévoué à une cause, sans contrepartie. Il faut aussi recevoir des choses en retour. Pour moi, c’est ce que j’ai reçu. Pour d’autres évidemment, l’histoire sera différente.

Propos recueillis par Stéphane Lagarde

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A propos de l'auteur
Stéphane Lagarde est l'envoyé spécial permanent de Radio France Internationale à Pékin. Co-fondateur d'Asialyst, ancien correspondant en Corée du Sud, il est tombé dans la potion nord-est asiatique il y a une vingtaine d’années.