Politique
Analyse

Népal : le gouvernement contre la société civile ?

Des manifestants de l'Alliance Fédérale au Népal crient des slogans contre la nouvelle Constitution, accusée de discrimination envers les minorités ethniques, près de la résidence du Premier ministre népalais à Katmandou, le 17 mai 2016.
Des manifestants de l'Alliance Fédérale au Népal crient des slogans contre la nouvelle Constitution, accusée de discrimination envers les minorités ethniques, près de la résidence du Premier ministre népalais à Katmandou, le 17 mai 2016. (Crédits : SUNIL SHARMA / NurPhoto)
Intimidations à l’égard des avocats des droits de l’homme, poursuites contre des journalistes, expulsion d’étrangers militants… Le gouvernement népalais opère un raidissement notable contre la société civile. Plus d’un an après le séïsme du 25 avril 2015, le pays est toujours en reconstruction dans tous les sens du terme. La nouvelle Constitution continue de provoquer un débat sur les discriminations en matière de droits de l’homme. Face aux critiques, le Premier ministre népalais K. P. Sharma Oli semble vouloir cadenasser le dialogue. Analyse.

Contexte

Le Népal a promulgué sa nouvelle Constitution en septembre 2015. Mais cette promulgation a généré des frustrations toujours plus vives. Contre la nouvelle loi fondamentale, des manifestations ont causé la mort de plus de 50 personnes, la plupart issues des Madhesis. Comme d’autres, cette ethnie craint de voir son rôle et sa place politiques affaiblis par le nouveau texte. Les affrontements entre policiers et manifestants, inquiets d’une division de leur communauté engendrée par le nouveau tracé des provinces méridionales du pays, ont provoqué de nombreux blessés. Dans un rapport récent, les associations de défense des droits de l’homme accusent le gouvernement de violences meurtrières.

« Leçon » de droits de l’homme

Le 3 avril dernier, le Premier ministre du Népal, K.P. Sharma Oli, convoque dans son bureau le directeur de la Commission nationale des droits humains (NHRC), Anup Raj Sharma, ainsi que plusieurs commissaires. Le motif est simple : s’entretenir avec eux de la déclaration de la Commission livré par la commissaire Mohna Ansani, première femme musulmane avocate du pays et unique membre féminine de la NHRC, lors de l’Examen public universel (EPU) sur la situation des droits de l’homme au Népal devant le Conseil des droits de l’homme de l’ONU, à Genève en mars dernier. De toute évidence, le rapport de la NHRC dénonçant les discriminations dans la nouvelle Constitution en matière de citoyenneté, l’absence de véritables enquêtes sur les homicides et le recours excessif à la force dans la région du Téraï en 2015 (55 morts), les violations des droits économiques, sociaux et culturels des victimes du tremblement de terre, et le besoin d’une justice de transition crédible pour les victimes du conflit qui a duré de 1996 à 2006, est resté dans le collimateur des instances dirigeantes.

Une heure durant, le Premier ministre a donné à ses interlocuteurs une leçon de droits humains, laminant point par point les déclarations de l’organisme constitutionnel autonome, qualifiant leur rapport de « rapport d’ONG », et intimant aux personnels des droits humains de ne pas faire de déclaration sans en faire préalablement part au gouvernement. Suite à ces tentatives d’intimidation dénoncées par Amnesty International dans un communiqué du 15 avril, Mohna Ansari conclut dans une interview donnée au Nepali Times, (hebdomadaire dont le rédacteur en chef, Kunda Dixit, fait partie de l’élite intellectuelle du pays) : « Les observations du Premier ministre nous enjoignant de ne pas faire de déclaration dans les médias et d’obtenir une approbation ligne par ligne sont inacceptables. Je ne suis plus une enfant pour qu’on me parle de la sorte. »

« Vendetta »

Le 22 avril 2016, Kanak Mani Dixit, frère de Kunda Dixit, est arrêté à son bureau par une vingtaine de policiers en uniforme et en civil, sur ordre de la Commission chargée d’enquêter sur les abus de pouvoir (CIAA), dirigée par Lok Man Singh Karki. Motif de l’arrestation : le fondateur d’Himalmedia et du premier centre de rééducation pour les victimes de lésions médullaires, celui qui fut arrêté en 2005 pour sa défiance envers le couvre-feu et sa participation aux manifestations contre le roi Gyanendra, ne s’est pas présenté le 20 avril au siège de la CIAA. Il devait être à nouveau entendu pour obtention illégale de biens par abus d’autorité en tant que président la Coopérative des transports publics, Sajha Yatayat.

Fondée en 1962, Sajha Yatayat a pour vocation d’offrir aux habitants de la vallée de Katmandou des transports publics abordables et efficaces. Cependant, affaiblie par des turbulences institutionnelles, son activité avait cessé pendant plus de 10 ans. Le refus de Kanak Mani Dixit de se rendre au siège de la CIAA le 20 avril n’est pourtant pas un acte de défiance. Il se fonde sur le jugement rendu par la Cour suprême en novembre 2015 affirmant que l’enquête contre le défenseur des droits de l’homme a été lancée en violation du processus de prise de décision prescrit. La Cour suprême rappelait alors à la CIAA que respecter le principe de l’Etat de droit faisait partie des principales responsabilités de l’autorité. L’enquête avait été initiée à la suite de « plaintes envoyées » à la CIAA. Sitôt Dixit incarcéré dans une prison pour criminels de droits communs et non au siège de la CIAA comme c’est l’usage, les défenseurs de celui qui est l’un des meilleurs journalistes de langue anglaise du Népal se mobilisent pour le faire libérer.

Les messages de soutien et les pétitions affluent du monde entier, notamment des Etats-Unis où le journaliste a fait ses études et où il a résidé une dizaine d’années lorsqu’il était en poste au secrétariat des Nations Unis, à New York. Au Népal, beaucoup de journalistes le soutiennent, quelle que soit leur tendance politique, dénonçant une vendetta menée par Lok Man Singh Karki. A leurs yeux, cette arrestation n’est autre qu’un règlement de compte entre le chef de la CIAA, Lok Man Singh Karki, et Kanak Mani Dixit qui s’était fermement opposé à la nomination de ce premier au poste de chef de la CIAA.

En effet, en 2013, le journaliste publiait plusieurs articles dans lesquels il critiquait fermement la nomination de Lok Man Singh Karki rappelant ses abus de pouvoir, les répressions sanglantes et les violations des droits humains perpétrés par celui-ci durant le mouvement populaire pour la restauration de la démocratie au Népal, lors des derniers jours du régime monarchique de 2006. Le Chef de la CIAA occupait alors le poste de Secrétaire général du gouvernement, sous l’administration direct du Roi, Gyanendra Shah. Il avait à l’époque été reconnu coupable d’avoir perpétré une série de violations brutales des Droits de l’Homme. La directrice du Forum Asiatique pour les Droits de l’Homme et le Développement (FORUM-Asia), Evelyn Balais-Serrano, déclarait à ce sujet : « L’arrestation de Dixit est une évolution inquiétante et un revers pour la liberté d’expression au Népal ». Kanak Mani Dixit est finalement libéré le 2 mai sur ordre d’habeas corpus émis par la Cour suprême.

Expulsé après des critiques sur Twitter

Ce même jour néanmoins, sur ordre du département de l’Immigration, la police arrête Robert Penner, un Canadien résidant au Népal depuis 3 ans. Penner est le scientifique principal de Cloud Factory, une startup spécialisée dans le crowdsourcing basée à Katmandou. Très investi dans son pays d’expatriation, il a appris le népali qu’il maîtrise assez bien, autant à l’oral qu’à l’écrit, et se montre très actif sur les réseaux sociaux, notamment sur Twitter, s’impliquant dans la vie politique du pays particulièrement intense cette dernière année. Son soutien au mouvement des Madhesis dans leurs revendications pour une représentation inclusive dans la Constitution, sa remise en cause d’un rapport rédigé par une figure controversée des droits de l’homme au Népal sur les violences ayant fait 55 morts dans la bande du Téraï, et ses nombreux questionnements sur Twitter ont fini par lui valoir bon nombre de détracteurs.
C’est d’ailleurs sur ce réseau social qu’il a été mis en cause. Par le biais de comptes anonymes, depuis fermés, des opposants à ses points de vue l’ont « signalé » sur le compte du gouvernement, @hellosarkar, demandant que des « mesures » soient prises à son encontre. Arrêté sans qu’aucun motif ne lui ait été donné, mis en garde à vue pendant 26 heures, il s’est vu retiré son visa de travail et donné deux jours pour quitter le pays, accusé de semer la dysharmonie par le biais des réseaux sociaux. On notera au passage que la décision vient directement de Baluwatar, la résidence du Premier ministre.

S’il est clairement inscrit à la Constitution que les étrangers n’ont aucun droit à prendre part aux activités politiques du pays, d’aucuns voient dans cette succession d’événements une volonté claire du gouvernement de museler ses opposants.

Suite à l’arrestation d’un citoyen britannique lors d’une manifestation organisée par les partis représentants les minorités ethniques mardi 17 mai devant le siège du gouvernement, et remis à son ambassade le lendemain après qu’il a été prouvé que ce touriste étranger n’était pas impliqué dans la vie politique du pays, le ministère de l’Intérieur a publié une note rappelant aux étrangers leurs droits et leurs devoirs. La circulaire largement relayée sur les réseaux sociaux n’a pas fait l’objet de nombreux commentaires, mais n’a pas non plus fait taire l’humour cher aux Népalais, comme l’indique la lecture de ce tweet de Rabi Thapa, écrivain népalais de langue anglaise :

« Breaking : Foreign Nationals on Work Visa seen Relaxing w/ Drinks, Deported. Also : Foreigners on Relation Visa nabbed for Other Relationships. » [Flash spécial : expulsion pour tout étranger en visa de travail vu en train de se détendre un verre à la main. Idem pour les étrangers en visa de relation pris en flagrant délit d’adultère.]
Si Kanak Mani Dixit a bénéficié de sa notoriété et Robert Penner de son passeport étranger dans leurs démêlés avec le gouvernement, en va-t-il de même pour tous ceux qui n’ont pas pignon sur rue ? Et alors qu’on célèbre l’anniversaire de Bouddha au Népal, bien des voix ont déjà commencé à se taire.
Par Joris Zylberman

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A propos de l'auteur
Joris Zylberman est directeur de la publication et rédacteur en chef d'Asialyst. Il est aussi chef adjoint du service international de RFI. Ancien correspondant à Pékin et Shanghai pour RFI et France 24 (2005-2013), il est co-auteur des Nouveaux Communistes chinois (avec Mathieu Duchâtel, Armand Colin, 2012) et co-réalisateur du documentaire “La Chine et nous : 50 ans de passion” (avec Olivier Horn, France 3, 2013).