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Thaïlande : Banharn Silapa-archa, incarnation de la "money politics"

Dans ce cliché du 7 Novembre 2007 à Bangkok, l'ancien Premier ministre Banharn Silpa-archa est en plein bain de foule avec ses supporters après le dépôt de sa candidature aux élections législatives. Vétéran de la politique thaïlandaise, Banharn est mort le 23 avril 2016 à l'âge de 83 ans.
Dans ce cliché du 7 Novembre 2007 à Bangkok, l'ancien Premier ministre Banharn Silpa-archa est en plein bain de foule avec ses supporters après le dépôt de sa candidature aux élections législatives. Vétéran de la politique thaïlandaise, Banharn est mort le 23 avril 2016 à l'âge de 83 ans. (Crédits : STR / AFP FILES / AFP)
Petit, la tête rentrée dans les épaules, son visage souriant et énigmatique lui donnait l’allure d’un Deng Xiaoping sud-est-asiatique. Banharn Silapa-archa, décédé le 22 avril dernier à l’âge de 83 ans, était depuis quatre décennies une figure incontournable du monde politique thaïlandais. Astucieux, toujours affable et souriant, le politicien né dans la province de Suphanburi, le cœur rizicole de la Thaïlande à 120 kilomètres au nord de Bangkok, avait été brièvement Premier ministre en 1995-1996, présidant un fragile gouvernement de coalition. Ce dernier se fracassa sur les vagues montantes de la crise qui fera imploser l’économie du royaume et déstabilisera la plupart des économies asiatiques l’année suivante.
Il avait coutume de prendre son café dans une station-service à l’entrée de la ville de Suphanburi. C’était un spectacle que de le regarder, assis à « sa » table, accorder audience aux gens de la région qui venait littéralement se prosterner pour rendre hommage au seigneur de la province. Banharn rendait aussi, toujours avec une grande courtoisie, le waï (salut traditionnel à deux mains jointes) offert par cet étranger qui lui aussi affectionnait les haltes à l’orée de la capitale provinciale.
Ses funérailles parrainées par la famille royale, la couverture par les chaînes de télévision thaïlandaise des cérémonies et les hommages qui ont plu de toutes parts en provenance du monde politique thaïlandais attestent de l’importance de Banharn Silapa-archa dans l’histoire récente du royaume – une importance peut-être teintée d’une certaine nostalgie à l’heure où la Thaïlande se débat dans les remous d’une transition politique longue et douloureuse.

Banharn a incarné le monde politique thaïlandais d’une certaine époque, celle des années 1990 lorsque le pays, sorti du régime de paternalisme autoritaire du général Prem Tinsulanonda (Premier ministre de 1980 à 1988) s’est jeté dans les bras des politiciens affairistes et, disait-on, corrompus. Souvent, il s’agissait de parrains de province qui, pour les plus habiles, avaient réussi à convertir leur pouvoir local au niveau national. A l’origine, Banharn est un homme d’affaires provincial qui a réussi dans le secteur de la construction à Bangkok grâce à son habileté à établir des connexions avec les bureaucrates et les politiciens détenteurs des budgets publics.

Après la « révolte du 14 octobre 1973 » contre la dictature militaire de Thanom Kittiakachorn, le roi Bhumibol Adulyadej l’inclut au sein d’une Assemblée chargée de remettre le pays sur de bons rails après seize ans de despotisme en uniforme. Banharn s’y distingue par son pragmatisme, son entregent et la sympathie naturelle qui se dégage de sa personne. A Suphanburi, il devient un personnage incontournable, d’abord utilisant des moyens financiers pour consolider sa popularité, puis rapidement adulé par la population.

Hommes d’affaires politiciens et agents électoraux

Banharn incarne le système de la « money politics » qui a prévalu de 1988 jusqu’à l’arrivée en 2001 de Thaksin Shinawatra au pouvoir, un officier de police devenu milliardaire en surfant sur la vague des nouvelles technologies de la télécommunication. Le système fonctionnait avec de larges variantes suivant les provinces et les personnalités, mais son principe de base était que les hommes d’affaire de province qui étaient parvenus à se bâtir un solide réseau de relations dans les cercles bureaucratiques et politiques devenaient à leur tour politicien. Pour se faire, ces politiciens investissaient dans les élections en achetant les voix des électeurs, par le truchement des systèmes d’agents électoraux – chefs de villages, hommes influents, parfois même moines bouddhistes. Ces agents faisaient la tournée des maisons, donnant quelques billets de 100 bahts aux villageois avec pour consigne de voter « pour le bon candidat ». Si celui-ci était élu, d’autres billets complétaient le cadeau pour le bon choix.

Selon le système de la « money politics », le politicien désormais devenu parlementaire de sa province récupérait sa mise en prélevant des commissions sur les contrats de travaux publics (routes, bâtiments administratifs, ponts…) qu’il avait désormais tout loisir de conclure avec des hommes d’affaires de son clan. Rien de nouveau sous le soleil : Fernandel avait brillamment illustré ce procédé dans « Le Schpountz » réalisé par Marcel Pagnol (1938).

Mais Banharn avait, d’une certaine manière, transcendé ce système. « Banharn mange, mais recrache », disaient crûment de lui les habitants de la province de Suphanburi, signifiant par là que s’il prélevait son pourcentage, il prenait aussi soin de sa province, à tel point que beaucoup l’avaient rebaptisée « Banharn-buri », la dotant de routes à quatre voies, d’agréables parcs urbains, et même de musées et de zoos. On disait de lui avec une nuance d’admiration qu’il était incomparable pour « sucer le budget national ».

Bien d’autres parrains de province entrés en politique, comme Montree Pongpanich à Ayutthaya, Snoh Thientong à Sah Keo et Wattana Asavahame à Samut Prakarn, étaient loin d’avoir la même popularité, même s’ils étaient craints. La forte émotion ressentie à Suphanburi, une province très rurale il y a vingt ans, mais aujourd’hui semi-urbanisée et peuplée de ce que le politologue australien Andrew Walker a qualifié de « political peasants », témoigne de l’attachement des gens de la province pour Banharn.

Le régne du parrain de Suphanburi n’était pas sans excès. L’étrange tour Banharn-Jumsai (Jumsai est le nom de la femme de Banharn) érigée comme un énorme phare incongru dans le centre de la capitale provinciale pouvait faire sourire. On peut même y visiter un musée tout entièrement dédié à la gloire de Banharn et où sont exposés sous vitrine ses portraits de famille et son casque de chantier.

Un mandat marqué par le désastre bancaire

Le mandat de Banharn en tant que Premier ministre se termina mal, un événement que M. « Distributeur de billets ambulant », comme les médias locaux l’avaient malicieusement baptisé, avait très mal vécu. Un groupe de politiciens liés à Banharn avaient, en 1996, dangereusement affaibli une banque, la Bangkok Bank of Commerce, par leurs manœuvres financières douteuses. La banque s’effondra sous le poids des mauvaises dettes. Ce désastre, combiné à l’accumulation des scandales de corruption, à la politisation par Banharn de la Banque centrale et à la mauvaise gestion financière et monétaire du pays, aboutit finalement à la crise économique et financière asiatique de 1997.

Humilié, Banharn dut quitter le poste de Premier ministre en septembre 1996. Mais d’une certaine manière, l’enfant de Suphanburi, dont le père était venu du sud de la Chine au tout début du XXème siècle et avait épousé une Siamoise, avait réussi son coup, entre une enfance passée dans l’épicerie chinoise familiale et les couloirs du pouvoir de la capitale.

Par Arnaud Dubus, à Bangkok

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A propos de l'auteur
Durant trois décennies correspondant de la presse francophone puis diplomate en Thaïlande, Arnaud Dubus est décédé le 29 avril 2019. Asialyst lui rend hommage. Il couvrait l’actualité politique, économique et culturelle en Asie du Sud-Est pour plusieurs médias français dont Libération et Radio France Internationale et est l’auteur de plusieurs livres sur la région.