Politique
Analyse

Thaïlande : comment la junte militarise le pays

Des soldats thaïlandais surveillent le Conseil national de la Réforme (National Reform Council - NRC)
Des soldats thaïlandais surveillent le Conseil national de la Réforme (National Reform Council - NRC) alors que ses membres votent le projet de nouvelle constitution au Parlement à Bangkok le 6 septembre 2015. (Crédits : AFP PHOTO / PORNCHAI KITTIWONGSAKUL)
Leur présence n’est pas encore flagrante, mais elle se fait de jour en jour plus visible. A l’approche des fêtes du Nouvel An thaï, pour lesquelles la junte thaïlandaise a édicté des règles strictes de conduite – pas de vêtements indécents, pas de comportement extravagant, pas de pistolet à eau trop puissant –, des groupes de soldats ont commencé à apparaître sur les marchés des petites villes de province. Relativement discrets, circulant par « binômes », ils observent le comportement des habitants en quête de tout élément suspect.
C’est l’un des premiers signes de l’application des nouveaux pleins pouvoirs de police accordés fin mars à tous les militaires avec au minimum le grade de sous-lieutenant. Ce décret, pris en vertu de l’article 44 de la constitution provisoire écrite après le coup d’Etat de mai 2014 et qui donne tout pouvoir à la junte, revient à transformer la Thaïlande en un Etat militaire. L’armée a pris désormais la place de la police, laquelle est reléguée au rang d’auxiliaire.

Contexte

Les militaires agissant dans le cadre de ce décret auront les pouvoirs de perquisition, d’arrestation et de détention, sans mandat du tribunal. Ils pourront saisir les biens et geler les transactions financières de personnes jugées suspectes, là encore sans devoir se justifier. Qui plus est, leurs actions ne pourront pas être attaquées devant les tribunaux administratifs « si les officiers agissent de manière honnête ».

Ce décret, qui a fait hurler les organisations de protection des droits de l’homme et a suscité l’inquiétude du Département d’Etat américain, n’est que l’étape la plus audacieuse d’un phénomène qui a commencé dès après le putsch qui a renversé le gouvernement élu de Yingluck Shinawatra.

Dans la deuxième partie de 2014, les militaires se sont mis à patrouiller les rues et les ruelles de Bangkok, surveillant de près les groupes de moto taxis à l’embouchure des ruelles, lesquels avaient joué un rôle-clé comme messagers et espions lors des manifestations des Chemises rouges en 2010. Interrogés à l’époque par Asialyst, des moto taxis avaient fait part de leur exaspération, devant « la volonté des militaires de les contrôler et de leur dicter des règles ».

Aujourd’hui, ce tour de vis s’étend à d’autres secteurs et d’autres professions.

Surveiller et prévenir tout risque de contestation

Ce à quoi l’on assiste ressemble plutôt à une « militarisation » en profondeur de la société, une volonté de transformer durablement un pays, qui a toujours été assez libre au niveau de la vie quotidienne malgré le carcan moral et répressif imposé par les élites conservatrices, en une société de petits soldats, prêts à obéir le doigt sur la couture du pantalon.
La jeunesse et les enseignants sont les premiers concernés. Dans les milieux scolaires, les boulons ont été resserrés. Les professeurs trop critiques à l’encontre de la junte sont menacés de sanctions. Les programmes sont contrôlés à la loupe : pas question de laisser passer quoi que ce soit qui puisse donner des idées de révoltes aux écoliers et aux étudiants.

Dans l’administration pénitentiaire, le phénomène est encore plus prégnant. « Le matin, les détenus de la prison de sécurité maximum de Bang Khwang doivent chanter le chant des 12 valeurs de Prayuth. Puis, ils ont plusieurs heures d’exercice militaire organisé par des soldats », indique à Asialyst, Danthong Breen, conseiller auprès de l’ONG Union for Civil Liberties. Le général Prayuth Chan-ocha est le chef de la junte et le Premier ministre.

Ces derniers mois, alors que la Thaïlande est frappée par la plus grave sécheresse que le pays ait connu depuis deux décennies, des groupes des militaires surveillent les abords des canaux d’irrigation afin d’empêcher les paysans de pomper l’eau pour leurs rizières et leurs champs. La vue de ces hommes en uniforme est devenue banale, et peu y prêtent désormais attention.

Beaucoup d’analystes estiment que la Thaïlande traverse une simple période de « régime militaire », après laquelle un retour progressif à un système plus ou moins démocratique va intervenir. Mais, en observant les choses au niveau du terrain, ce à quoi l’on assiste ressemble plutôt à une « militarisation » en profondeur de la société, une volonté de transformer durablement un pays, qui a toujours été assez libre dans la vie quotidienne malgré le carcan moral et répressif imposé par les élites conservatrices, en une société de petits soldats, prêts à obéir le doigt sur la couture du pantalon.

Peur à tous les étages et modification de la Constitution

Le « pays des hommes libres » est devenu le pays des hommes enchaînés.
L’atmosphère a changé, la peur s’est instillée partout : peur de s’exprimer, peur d’être pris en faute, peur d’être associé à ceux qui sont perçus comme des ennemis par la junte. Le « pays des hommes libres » est devenu le pays des hommes enchaînés. Avec la multiplication des procès en lèse-majesté, la face bienveillante de la monarchie s’est teintée d’une forte nuance répressive.

Les grandes maisons de production de séries télévisées collaborent avec enthousiasme avec le régime militaire. De plus en plus de feuilletons, montrant les touchantes intrigues amoureuses d’hommes et femmes en uniforme camouflage envahissent les écrans, dans le but apparent d’adoucir l’image rugueuse donnée à l’armée par le bouillant Prayuth. Le chef de la junte lui-même a vanté les mérites de la série sud-coréenne « Descendants du soleil », qui raconte les tribulations de jeunes militaires de la péninsule, incitant les Thaïlandais à regarder, comme lui, la série tous les mercredis, jeudis et vendredis, car elle « inculque le sens du patriotisme, du sacrifice et de l’obéissance ».

Le projet de Constitution qui, par le truchement d’un sénat à la botte des militaires et éventuellement doté du pouvoir – de concert avec la chambre des représentants – de décider qui occuperait le poste de Premier ministre, revient à instaurer un régime militaire permanent à façade civile. Il est l’outil juridique pour inscrire cette militarisation dans la loi.

D’où l’importance du référendum du 7 août prochain sur le projet de Constitution. La junte le sait bien : elle emploie les grands moyens pour que le texte soit accepté, dépêchant des dizaines de milliers de jeunes conscrits pour « expliquer » le projet de charte dans les provinces et interdisant toute campagne pour le « non ». Si effectivement, le projet de Constitution est accepté lors du référendum, il deviendra alors particulièrement difficile de renverser cette militarisation du pays.

Par Arnaud Dubus, à Bangkok

Soutenez-nous !

Asialyst est conçu par une équipe composée à 100 % de bénévoles et grâce à un réseau de contributeurs en Asie ou ailleurs, journalistes, experts, universitaires, consultants ou anciens diplomates... Notre seul but : partager la connaissance de l'Asie au plus large public.

Faire un don
A propos de l'auteur
Durant trois décennies correspondant de la presse francophone puis diplomate en Thaïlande, Arnaud Dubus est décédé le 29 avril 2019. Asialyst lui rend hommage. Il couvrait l’actualité politique, économique et culturelle en Asie du Sud-Est pour plusieurs médias français dont Libération et Radio France Internationale et est l’auteur de plusieurs livres sur la région.