Histoire
Expert - Asie Orientale, les racines du présent

 

Indonésie : deux siècles d'islamisme violent

Un employé du gouvernement détruit la peinture d'un drapeau de l'Etat islamique dans la ville de Surakarta (Solo) dans la province de Java Central pour décourager la promotion du groupe djihadiste en Indonésie.
Un employé du gouvernement détruit la peinture d'un drapeau de l'Etat islamique dans la ville de Surakarta (Solo) dans la province de Java Central pour décourager la promotion du groupe djihadiste en Indonésie. (Crédit : CITIZENSIDE / AGOES RUDIANTO / citizenside.com / Citizenside / via AFP).

L’Etat islamique (EI) a perpétré en janvier dernier à Jakarta sa première attaque d’envergure sur le sol indonésien : huit morts, dont les quatre terroristes.
C’est à la fois le signe d’une extension vers l’Asie du Sud-Est d’une organisation qui était jusque là davantage centrée sur le monde arabe que ne le fut Al Qaïda (un demi-millier d’Indonésiens l’auraient rejointe, ce qui est comparativement modeste pour le premier pays musulman au monde), et la relance d’un terrorisme qu’on avait pu espérer assoupi depuis les attaques de 2009 (à Jakarta, déjà). Un cycle de grandes violences avait alors eu pour point culminant les attentats de Bali, en octobre 2002 (202 morts, dont 88 Australiens).
Pour justifier le massacre des touristes étrangers, Imam Samudera, leur organisateur, avait déclaré que « pas un seul touriste occidental ne vient sans avoir au minimum la mission de détruire la morale et la personnalité » des musulmans indonésiens – tel que cité par Solahudin, The Roots of Terrorism in Indonesia : From Darul Islam to Jema’ah Islamiyah, Ithaca & Londres, Cornell University Press, 2013, p. 188 (édition originale en indonésien, 2011). Cependant, une efficace répression avait mis progressivement fin à cette menace pour la jeune démocratie indonésienne. Une grande partie des cadres de la Jema’ah Islamiyah (JI, « Communauté islamique ») avait été tuée, placée en détention, ou contrainte à l’exil, en Malaysia ou dans tel pays arabe.
Et, cependant, malgré l’ampleur des pertes subies (au moins soixante activistes tués depuis les années quatre-vingt), l’islamisme violent n’a jamais disparu, et connait la présente renaissance.
Le wahhabisme est un mouvement fondé en Arabie par Abd al-Wahhab (1703-92), qui prêchait une lecture littéraliste du Coran et des Hadith. Ce courant présida à la formation de l’Arabie Saoudite dans les années 1920.
Ce schéma n’a rien de nouveau : depuis deux siècles au moins, les musulmans radicaux indonésiens ont eu des heures de gloire, entrecoupées d’assez longues périodes de repli.
La première occurrence d’une tentative de construction théocratique emplissant l’espace du politique (ce par quoi l’islamisme se distingue des courants musulmans reconnaissant l’autonomie de ce dernier) se produisit à l’occasion de la guerre dite des padri (1803-1832), ces religieux de l’ouest de Sumatra (pays Minangkabau) qui, revenus de pèlerinage à la Mecque où ils avaient adhéré au nouveau rigorisme wahabbite, tentèrent de construire une utopie fondée sur la pureté des mœurs et le règne de la seule charia, déchaînant bientôt la guerre de tous contre tous (on trouve toujours plus « parfait » que soi), et suscitant l’appel des élites politiques et sociétales aux abois aux troupes des Pays-Bas, qui mirent fin au mouvement et annexèrent la région.
Dans le sultanat d’Aceh, au nord de Sumatra, ce fut à l’inverse l’intervention néerlandaise de 1873 qui provoqua la main mise des ulémas radicalisés sur la configuration politique locale, la résistance armée ne s’effondrant qu’en 1904. L’occupation japonaise (1942-45) se traduisit par un virage antichrétien et pro-musulman de l’administration, qui suscita la constitution du Hizbullah (Armée de Dieu), milice islamiste et pro-nippone. Certains de ses éléments, déçus par la dominante laïque de la « révolution » déclenchée en août 1945, prirent part à l’insurrection hostile tant aux Néerlandais qu’au républicanisme indonésien du Darul Islam, prototype d’Etat islamique répressif et puritain, centré sur l’ouest intérieur de Java, de 1949 à 1962, et finalement écrasé par l’armée du président Sukarno, son dirigeant Kartosuwirjo étant exécuté après procès.

Les rescapés du mouvement maintinrent un terrorisme à petit bruit, en particulier sous l’appellation de Komando Jihad, leurs plus hauts faits d’armes étant une tentative d’attentat contre le président Suharto, le détournement d’un avion en 1981 et la spectaculaire attaque à la bombe de janvier 1985 contre le temple bouddhiste millénaire de Borobudur (centre Java), heureusement peu dévastatrice. Partant peu après en bus à Bali tuer des touristes – déjà -, l’explosion accidentelle de sa bombe décapita le commando.

Relancé sous le nom de Jema’ah Islamiyah (JI, « Communauté islamique ») après la chute de la dictature en 1998, et désormais succursale de la nébuleuse Al Qaïda, l’islamisme combattant connut une nouvelle splendeur au tournant du millénaire avec la « guerre sainte » anti-chrétienne menée aux Moluques et aux Célèbes par JI et par la milice javanaise des Laskar Jihad (« Guerriers du Djihad », fondés par un ancien d’Afghanistan, et concurrents de la Jema’ah), coordonnés avec les activistes locaux. Les complicités dans certains secteurs de l’armée étaient alors nombreuses : beaucoup des 7 000 Laskar, après avoir été entraînés par des militaires, furent acheminés sur des bateaux de l’Etat ! La région de Poso, au centre de l’île de Sulawesi, constitua un moment un sanctuaire djihadiste, d’où l’on partait s’entraîner et s’armer, pas très loin de là, dans les camps des guérillas musulmanes Moros du sud des Philippines.

A propos des multiples attentats à la bombe contre des églises chrétiennes d’Indonésie, accompagnés d’assassinats de prêtres, leurs organisateurs (selon Solahudin, The Roots of Terrorism in Indonesia : From Darul Islam to Jema’ah Islamiyah, Ithaca & Londres, Cornell University Press, 2013, p. 180) lancèrent en 2000, à l’intention de leurs victimes : « Nous savons à 100% que derrière les mots « amour » et « culte » vous avez préparé des milliers de machettes, de balles et même de bombes ! Vous avez fait tout cela dans des églises. Par conséquent, nos attaques contre vos églises sont des attaques contre vos défenses. Ce ne sont pas de simples églises. Et nous savons bien que vos prêtres et pasteurs ont juré au Vatican et au Pape Paul II (sic) de déclencher et poursuivre une opération de Guerre Sainte. »

Mais les tentatives de lancer une guerre de religion à l’échelle du pays entier échouèrent, d’où la dérive vers un terrorisme essentiellement anti-occidental, qui satisfaisait Ben Laden et ses comparses, mais n’était pas susceptible de galvaniser les musulmans d’Indonésie. Le soutien aux guérillas indépendantistes et islamistes d’Aceh, par quoi JI escomptait constituer un arc insurrectionnel avec ses partisans en Malaysia et dans la région musulmane sud-thailandaise de Pattani (juste de l’autre côté du détroit de Malacca), se heurta aux accords de réconciliation de 2005, signés à la suite du grand tsunami de l’année précédente. La charia régnait dans la province, mais les djihadistes en étaient désormais exclus.

Cette histoire d’un djihadisme sans cesse frustré de succès majeur, et cependant sans cesse renaissant, reflète assez bien, au-delà, l’histoire de l’islam indonésien. C’est celle d’un rendez-vous perpétuellement manqué avec le pouvoir.

Organisé politiquement dès 1912 (avec le Sarekat Islam – « association islamique » -, qui adopte en 1926 un programme islamiste après avoir flirté un moment avec le communisme), il manque de peu en 1945 d’imposer, toutes tendances pour une fois coalisées au sein d’un Masjumi créé avec les Japonais, la référence à l’islam dans la charte de la nouvelle république : c’est la simple « croyance en Dieu » qui triomphe dans la déclaration de principes du Pancasila, qui a jusqu’à aujourd’hui force de loi.

L’islam politique ne put ni éviter d’être marginalisé par Sukarno, ni tirer parti de son efficace association avec l’armée lors du grand massacre des communistes, en 1965. S’approchant à nouveau du pouvoir au cours des années du déclin de Suharto, il ne parvint pas à établir une stratégie efficace lors de sa chute en 1998, et son principal protecteur, le nouveau président Jusuf Habibie, ne parvint pas à se maintenir au pouvoir plus d’une année. Son successeur Abdurrahman Wahid (Gus Dur), issu de la direction de la confrérie musulmane et parti politique Nahdlatul Ulama (NU), fut à peine plus durable, et gouverna dans un esprit de tolérance et de modération.

L’islam est aujourd’hui plus divisé que jamais entre des activistes sans vraie base sociale, en désaccord sur la participation au jeu électoral où ils n’ont pas trop brillé, et les énormes confréries (la Muhammadiyah, fondée en 1912, est actuellement forte de 29 millions de membres), plutôt dirigées par des modérés.

Si les islamistes ne paraissent pas plus qu’auparavant à même de s’emparer du pouvoir, ou seulement de le bousculer sérieusement, on aurait tort de sous-estimer leur capacité à influencer l’opinion, et à travers elle à susciter nombre de mesures allant dans le sens d’une islamisation juridique et sociétale de plus en plus poussée, telle que la plupart des composantes de ce vaste pays n’en avaient jamais connue.

Ainsi, de redoutables lois anti-blasphème ont été adoptées par l’ancien président Yudhoyono (2004-14), qui a fait évoluer la législation en direction de la charia. Le pouvoir d’intimidation des activistes a été considérable, au début des années 2000 en particulier : sommation aux Américains d’avoir à quitter la ville de Solo en novembre 2001, et menace d’incendier les bars vendant de l’alcool à Jakarta pendant le Ramadan – ils furent fermés par le gouverneur. Le Conseil des Ulémas, en principe modéré, crut bon d’assurer, le 25 septembre 2001, que « toute attaque contre l’Afghanistan serait une attaque contre l’islam ». Et la presse islamiste, regorgeant d’attaques anti-chrétiennes et d’un antisémitisme virulent (à l’origine influencé par la révolution iranienne de 1979, dans un pays sans Juifs), bénéficie d’impressionnants tirages.

La bataille de l’opinion est en partie gagnée par les radicaux. Ainsi, une enquête de 2010 du respecté Pew Research Center relève une appréciation favorable d’Al Qaïda chez 23 % des musulmans d’Indonésie (20 % en Egypte, 49 % au Nigéria). Cette adhésion significative s’appuie sur des valeurs partagées : le taux d’approbation de la lapidation des coupables d’adultère est de 42 % en Indonésie (82 % en Egypte et au Pakistan, 16 % en Turquie). Seule une petite minorité est réellement susceptible de passer à l’acte violent, mais les extrémistes sont tout sauf isolés, comme en témoignèrent les nombreuses protestations lors de la condamnation à mort de certains responsables des attentats balinais.

Le virage a été aussi progressif qu’irrésistible. C’est depuis les années cinquante que le camp musulman réformiste a commencé d’être gagné par l’intégrisme: le puissant parti Masjumi – l’un des fondateurs de la république indonésienne, une fois débarrassé de son aile djihadiste – fut jusqu’à la fin des années cinquante assez impeccablement démocrate, pro-occidental, ouvert au dialogue avec les chrétiens. Mais, en butte à la vindicte de Sukarno, il se compromit dans des insurrections malheureuses, puis dut sous Suharto se reconvertir dans la prédication (dakwah), ce qui le plaça en concurrence avec les missions chrétiennes. Il en devint de plus en plus anti-chrétien, antisémite, panislamiste, et partisan de l’imposition de la charia. Le courant finit par éclater entre modérés et radicaux, ces derniers inspirant certains des activistes violents d’aujourd’hui.

C’est aussi la société entière qui semble transformée. La fameuse distinction émise en 1960 par l’anthropologue Clifford Geertz entre santri, Javanais pieux, souvent de la classe moyenne, et abangan, surtout paysans pauvres, et bien tièdes musulmans, se trouve totalement obsolète. Elle a sombré sous la déferlante de l’islamisation bigote et conformiste, qui touche presque tous les musulmans. Dès les années 2000, 70 % des Javanais pratiquaient le Ramadan ; la plupart voilaient leurs femmes (chose presque inconnue dans les années soixante-dix) ; et les mosquées fleurissent au moins autant que les boutiques de téléphonie mobile.

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A propos de l'auteur
Jean-Louis Margolin est maître de conférences en histoire contemporaine à Aix-Marseille Université. Chercheur à l'Institut de Recherches Asiatiques (IrASIA/CNRS), et initialement spécialiste de Singapour, il étudie les contacts commerciaux, culturels et coloniaux entre l’Europe et l’Asie du Sud-Est. Il se consacre également à l’analyse des violences de masse en Asie orientale au XXe siècle, aux effets de la mondialisation dans cette partie du monde, ainsi qu’à l’émergence de Singapour, de Taiwan et de la Corée du Sud. Dernier ouvrage publié (avec Claude Markovits): Les Indes et l'Europe: Histoires connectées, XVe-XXIe siècle (Paris, Gallimard, Folio-Histoire, 2015).
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