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La Chine se rappelle au bon souvenir de la "diplomatie du chéquier"

Simon Ko, le vice ministre taïwanais des affaires étrangères s'exprime lors d'une conférence de presse le 15 novembre 2013 à la suite de l'annonce surprise de la Gambie de rompre ses relations diplomatiques avec l'île.
Simon Ko, le vice ministre taïwanais des affaires étrangères s'exprime lors d'une conférence de presse le 15 novembre 2013 à la suite de l'annonce surprise de la Gambie de rompre ses relations diplomatiques avec l'île. (Crédit : SAM YEH / AFP).
On pensait, sans doute naïvement, que le rapprochement entre Pékin et Taipeï avait au moins eu pour effet positif de tourner la page de la « diplomatie du chéquier », cette pratique visant à soutenir financièrement des Etats en échange d’une relation diplomatique.

Pendant plusieurs décennies, les deux entités rivales du détroit se sont ainsi évertuées à séduire des petits Etats en échange de largesses dans les investissements et les grands projets. Comme la République populaire de Chine et la république de Chine (Taïwan) ne se reconnaissent pas mutuellement (et que Taïwan n’est plus depuis 1971 membre de l’ONU) et que le principe d’une seule Chine prévaut, les candidats à l’établissement de relations diplomatiques sont en effet contraints de choisir dans laquelle des deux Chines ils souhaitent maintenir une ambassade.

Et si Taïwan a longtemps pu compter sur le dynamisme de son économie pour tenir la dragée haute à Pékin (en 1971, Taipeï comptait encore 68 soutiens diplomatiques, contre seulement 53 pour Pékin), cette dernière a profité de sa croissance économique exceptionnelle des trois dernières décennies pour progressivement isoler diplomatiquement Taïwan en poussant des Etats à modifier leur soutien. Les principaux alliés se sont ainsi détournés les uns après les autres, et Taiwan n’entretient désormais des relations diplomatiques officielles qu’avec 21 Etats membres de l’ONU (le Paraguay, onze en Amérique centrale et dans les Caraïbes, six en Océanie, et trois en Afrique) auxquels vient s’ajouter le Vatican. Ces pays sont généralement de très petite taille, sont en majorité insulaires, et ne comptent qu’une très faible population.

Le revirement gambien

Le dernier pays à avoir tourné le dos à Taipeï est la Gambie, minuscule Etat africain anglophone installé le long du fleuve du même nom, entouré du Sénégal et peuplé de deux millions d’habitants, qui avait entretenu des relations avec Taïwan entre 1968 et 1974, puis à nouveau entre 1995 et l’annonce de la fin du partenariat, le 14 novembre 2013.

C’est à la suite d’un chantage pour le moins étonnant que cette collaboration a d’ailleurs pris fin : le gouvernement gambien avait demandé une subvention pour un projet inexistant, et face à la réponse négative de Taipeï, prit la décision unilatérale de rompre les relations diplomatiques. La présidence de Ma Ying-jiou (2008-2016) avait alors mis l’accent sur la nécessité de ne pas céder au chantage, réaffirmant ainsi l’engagement de Taïwan à ne plus miser sur la « diplomatie du chéquier ». En parallèle, l’amélioration sensible des relations avec Pékin laissait espérer une réciprocité côté chinois. D’ailleurs, les deux entités semblaient être tombées d’accord sur le fait de ne plus pousser les pays africains à reconnaître l’une ou l’autre.

En d’autres termes, la « diplomatie du chéquier » était mise entre parenthèses, voire même remisée aux vieilleries d’une histoire tumultueuse et dont les résultats restent d’ailleurs plus que discutables.

Rappel à l’ordre de Pékin

En novembre 2013, Pékin avait même rejeté toute idée d’établissement de relations diplomatiques avec la Gambie, comme pour rassurer Taipeï sur le fait que ses intentions avaient changé, et que la récupération des anciens alliés de Taïwan sur le continent africain n’est désormais plus à l’ordre du jour.

Le revirement auquel nous venons d’assister indique par conséquent que la Chine n’aurait pas renoncé à sa volonté d’achever un isolement diplomatique de Taïwan complet, et au final plus symbolique qu’autre chose – puisque Taipeï entretient des relations non diplomatiques mais malgré tout officielles avec des dizaines de pays, sous la forme de bureaux de représentation, comme c’est le cas avec la France et une cinquantaine d’Etats, dont les pays du G20. Plusieurs autres des derniers soutiens de Taipeï pourraient à leur tour basculer, preuve que si le rapprochement économique et commercial est désormais consommé entre les deux entités, la rivalité diplomatique reste entière.

Mais c’est surtout le moment choisi par Pékin pour cette offensive qui n’est pas anodin. Tsai Ing-wen deviendra le 20 mai la première femme à diriger le pays, et son parti, le Democratic Progressive Party (DPP) qui est sorti largement majoritaire de l’élection législative, souhaite ralentir le processus de rapprochement avec Pékin. Madame Tsai souhaite également renforcer la diplomatie taïwanaise et accélérer la reconnaissance de l’île, et en ce sens son action ne devrait pas trop s’éloigner de celle de son prédécesseur, même si la méthode semble différente.

La Chine renvoie les deux dirigeants taïwanais successifs dos à dos, l’un pour avoir essuyé l’échec de voir filer la Gambie sous sa présidence, et l’autre pour ses positions trop séparatistes en lui faisant commencer sa présidence par un pied de nez diplomatique sévère.

Et Pékin rappelle ainsi à ceux qui l’auraient oublié que sa politique inter-détroit reste inchangé, et que tous les moyens sont bons pour parvenir à son objectif ultime : la réunification.
A ce petit jeu, la « diplomatie du chéquier » n’est qu’un des outils à la disposition de Pékin, mais certainement pas le moins symbolique.

Quelle politique africaine pour Pékin ?

L’établissement de relations diplomatiques avec la Gambie nous invite également à poser une nouvelle fois la question de la politique africaine de la Chine.

Il est évident que la Gambie ne représente pas un enjeu diplomatique ou économique majeur pour la Chine, qui entretient par ailleurs des relations diplomatiques officielles avec quasiment tous les pays africains, et s’impose désormais comme le premier investisseur sur le continent. Preuve de cette présence grandissante, les sommets Chine-Afrique sont depuis quinze ans le rendez-vous incontournable du partenariat entre la puissance émergente et des pays qui ont encore d’immenses besoins en matière d’investissements.

A l’échelle du continent, la Gambie ne représente donc pas grand-chose, sinon un foyer d’instabilité dans lequel la Chine ne devrait s’impliquer que de manière limitée. En attendant, Taïwan ne compte plus que trois soutiens officiels en Afrique : le Burkina Faso, le Swaziland et Sao Tomé et Principe. Soit trois Etats aussi minuscules à échelle du continent que ne l’est la Gambie. La politique africaine de la République de Chine pourrait bientôt appartenir au passé, et en ce sens, Pékin est en train de faire du continent son pré-carré.

C’est peut-être là l’objectif de la Chine, qui est d’occuper complètement l’espace, tant économique que diplomatique. La politique africaine de la Chine serait-elle ainsi entrée dans une phase plus politique, et surtout plus active, en s’appuyant sur la réactivation de la « diplomatie du chéquier » ?

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A propos de l'auteur
Barthélémy Courmont est maître de conférences à l'Université Catholique de Lille, Directeur de recherche à l'IRIS où il est responsable du pôle Asie-Pacifique, il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles sur les enjeux sécuritaires et les questions politiques en Asie orientale. Il vient de publier avec Éric Mottet, "L’Asie du Sud-Est contemporaine", aux Presses universitaires du Québec.
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