Politique
Analyse

Malaisie : lutte contre le fondamentalisme à géométrie variable

Le Premier ministre malaisien Najib Razak à la tribune lors de l'assemblée générale des Nations Unies à New York le 27 septembre 2010.
Le Premier ministre malaisien Najib Razak à la tribune lors de l'assemblée générale des Nations Unies à New York le 27 septembre 2010. Ce jour-là, il prononce un discours qui marque les esprits en appelant à un Mouvement global des modérés pour lutter contre l’obscurantisme et assurer la paix et l’harmonie dans le monde. (Crédits : AFP PHOTO/Emmanuel Dunand)
Les attentats du 14 Janvier dernier à Jakarta ont fait resurgir la peur de voir les pays d’Asie du Sud-Est à majorité musulmane, constituer un terreau fertile de recrutement pour Daech. Au coeur de toutes les inquiétudes : la Malaisie, où les spécialistes s’attendaient à un attentat imminent. Le 22 février, le département des affaires étrangères australien indiquait un risque d’attaques terroristes élevé à Kuala Lumpur et invitait ses citoyens à restreindre les déplacements dans le pays. Plusieurs attaques ont été déjouées contre le gouvernement malaisien en août 2014 et contre des hôtels, des boîtes de nuit en avril et juin 2015.
Face à des départs qui se sont intensifiés pour la Syrie et l’Irak depuis le début 2014, quelle est la menace réelle qui pèse dans la région ? Contrairement au président indonésien Joko Widodo, qui considère que le terrorisme est une affaire de sécurité interne, le Premier ministre malaisien Najib Razak a engagé le pays dans la coalition globale contre l’Etat Islamique (EI) et se veut le fer de lance dans la projection d’un Islam modéré. En interne cependant, l’UMNO, le parti central du Barisan Nasional (la coalition au pouvoir), est critiqué pour sa main tendue vers les partis fondamentalistes, qui contribuent à l’intolérance religieuse grandissante dans le pays.

Contexte

Aujourd’hui, les experts estiment qu’entre 400 et 1 000 combattants indonésiens et malaisiens ont rejoint la Syrie et l’Irak depuis 2013. Les chiffrent divergent selon les sources, mais ce qui est certain, c’est qu’ils sont à relativiser. Selon le rapport de l’agence américaine USAID, même s’il est prouvé que Daech rassemble quelques milliers de soutiens dans cette partie de l’Asie, ils ne représentent qu’une faible minorité parmi la communauté djihadiste de ces pays et une fraction parmi les 235 millions de musulmans en Indonésie et en Malaisie.

Comparé à d’autres pays, le risque de départ de cette région pour le front iraqo-syrien demeure très faible : 1,4 individu pour 1 million de citoyens musulmans en Indonésie, 1,8 pour 1 million en Malaisie face à 18 et 40 individus pour 1 million en France et en Belgique. La menace, indique le rapport, ne résiderait donc pas dans le nombre des partisans à Daech mais dans les relations complexes que d’anciennes cellules djihadistes entretiennent les unes avec les autres.

Nombre de combattants étrangers, et notamment asiatiques, ayant rejoint Daech.
Nombre de combattants étrangers, et notamment asiatiques, ayant rejoint Daech.

Jeux d’alliances mortifères dans la course à la violence

Le retour des combattants sur le sol national, c’est ce que redoutent les agences de sécurité malaisienne et indonésienne, elles qui se préparent à contrer leurs velléités de fonder de nouveaux réseaux. Or, moins de 5% des combattants partis semblent revenir. L’Etat Islamique semble accorder plus d’importance au combat de ses recrues étrangères pour défendre le « califat » en Syrie et en Irak, plutôt que de les encourager à repartir pour mener le djihad en Asie du Sud-Est.

Le danger terroriste, selon le rapport de l’agence USAID, est davantage le produit des rivalités au sein des nébuleuses djihadistes locales. Ce qui rend probable la surenchère d’actes terroristes à Kuala Lumpur comme à Jakarta. Notons que ces tensions entre cellules jihadistes préexistaient à l’Etat Islamique, et ont stimulé leurs revendications d’alliances forgées avec des groupes en conflit au Moyen-Orient. Ainsi, il existe non seulement un conflit entre groupes pro-Daech et anti-Daech, mais également des rivalités au sein-même des groupes pro-Daech.

Qui dit mieux ?

Le recrutement des combattants en Asie du Sud-Est pour Daech est facilité par une vingtaine de groupes djihadistes dans la région lui ayant prêté allégeance. L’intégration de ces nouvelles recrues sur le front iraqo-syrien est conditionnée par leur entraînement au sein de la Katibah Nusantara. C’est la même logique que lors de la guerre d’Afghanistan : cette unité spéciale sud-est-asiatique a été créée pour faciliter l’intégration d’individus partageant la même langue. Après plusieurs mois d’entraînement militaire et d’endoctrinement, les recrues intègrent les rangs de Daech et occupent des postes allant d’administrateur à soldat de première ligne et kamikaze à la bombe.

Trois djihadistes indonésiens se distinguent et ont pris la tête du contingent : Bahrumsyah, Bahrun Naim et Abu Jandal. Des rivalités ont d’ailleurs surgi entre le premier et le troisième homme, aboutissant à la création d’une unité dissidente, la Katibah Masyaariq dirigée par Abu Jandal.

Alors que les attentats de Jakarta ont été dans un premier temps imputés à Bahrun Naim, l’IPAC (Institute of Policy Analaysis of Conflict, un think tank basé à Jakarta) indique que l’attaque a été vraisemblablement ordonnée localement par une cellule pro-Daech : La Jamaah Anshar Khilafah (JAK). Chef du mouvement et ponte du djihadisme indonésien, Aman Abdurrahman est aujourd’hui emprisonné et aurait établi une vague alliance avec Abu Jandal. Ainsi, au lendemain de l’attaque de Jakarta, un attentat aurait été planifié par le chef de la Katibah Nusantara pour égaler son rival. Selon l’IPAC, « L’attaque du 14 Janvier a joué un rôle de catalyseur des rivalités entre ces groupes et alimenté les démonstrations de violence » dans la région.

A ces rivalités, viennent s’ajouter l’antagonisme avec les groupes anti-Daech. Cette opposition s’explique moins par un différend doctrinal – la violence de Daech à l’encontre de musulmans sunnites, rejetée par les groupes anti-Daech – que par d’anciennes loyautés envers des organisations en conflits ouverts avec l’Etat Islamique, telle qu’Al-Qaïda ou Al-Nosra. Ainsi, la grande majorité des combattants malaisiens et indonésiens anti-Daech partis en Syrie et en Iraq, rejoignent les rangs du mouvement Al-Nosra, l’antenne syrienne d’Al-Qaïda. Ils sont pour la plupart membre de la cellule Jamaah Islamiyah (JI), connue notamment pour la tuerie de Bali en Octobre 2002 et dont l’allégeance à Al-Qaïda remonte au début des années 2000. Ainsi, depuis la scission complète entre Al-Qaïda et Daech, les cellules indonésiennes Jemaah Islamiyah ou encore Majelis Mujahidin Indonesia se posent en sévères détracteurs de Daech.

Loin d’être non violents, ces groupes anti-Daech contribuent néanmoins à affaiblir l’Etat Islamique à travers leurs publications critiques. Ce qui explique en partie le faible ralliement à Daech dans la région.

Comment l'Indonésie et la Malaisie s'insèrent dans dans alliances et rivalités entre groupes djihadistes.
Comment l'Indonésie et la Malaisie s'insèrent dans dans alliances et rivalités entre groupes djihadistes.
Pour contrer la menace de ces groupes, l’administration malaisienne s’engage dans la lutte contre le terrorisme à l’échelle internationale.

Pour un Islam de paix à l’international

Le 29 Septembre 2015, la Malaisie rejoint la coalition internationale contre l’Etat Islamique créée sous l’impulsion de Barack Obama en 2014. Une position inhabituelle pour un pays à majorité musulmane pour qui les guerres d’Irak et d’Afghanistan demeurent très impopulaires. C’est d’ailleurs pour cette raison que le pays se limite pour le moment à un rôle dans le pôle « counter-messaging ». L’objectif ici est d’affaiblir la force d’attraction de Daech en exposant la violence d’une interprétation erronée de l’Islam et de mettre en avant un Islam de compassion et de tolérance.

Pour ce faire, la Malaisie a accepté d’ouvrir un nouveau centre de partage de données afin de coordonner l’action contre Daech qui verra le jour à la fin 2016. Auparavant, le Premier ministre Najib Razak avait déjà marqué les esprits lors de son discours à l’Assemblée générale des Nations Unies en 2010 avec son appel au Mouvement global des modérés pour lutter contre l’obscurantisme et assurer la paix et l’harmonie dans le monde. Le pays avait d’ailleurs accueilli la même année une conférence internationale de représentants et intellectuels chiites et sunnites pour définir un « Etat Islamique ».

A l’échelle de la région, la Malaisie s’est également posée comme fer de lance de la lutte contre l’EI en provoquant une réunion ministérielle de l’ASEAN spécialement consacrée à la montée de la radicalisation et de l’extrémisme. Sur sa lancée, le gouvernement a annoncé en octobre 2015 l’organisation d’une conférence de l’ASEAN à Kuala Lumpur en vue de définir une réponse régionale à la menace terroriste. Cependant, cette énergie progressiste déployée à l’international contraste avec la politique intérieure, où les prises de positions du gouvernement sont nettement conservatrices.

Pour le conservatisme à la maison

Au nom de la lutte contre le terrorisme, l’administration Najib a adopté une législation antiterroriste qui renforce des lois déjà draconiennes dans le pays. En particulier, la loi de sécurité interne (ISA) permet entre autres la détention des suspects sans limitation de durée ni de recours judiciaire possible. L’ISA, décriée par les défenseurs des libertés, a été mise en place en 1960 dans la lutte contre le communisme et n’a été aboli qu’en 2012. Jusque-là, la Malaisie était presque continuellement soumise à un état d’urgence depuis l’indépendance en 1957. L’adoption en mars 2014 de ces lois anti-terroristes ravive donc de bien mauvais souvenirs aux organisations étudiantes, ONG ou médias de masse, principales cibles de l’ISA. « Toute personne suspectée d’activité terroriste, de sympathie ou de lien avec une organisation terroriste pourra être emprisonnée pour deux ans renouvelables, indéfiniment et sans être traduite en justice, alerte l’association malaisienne Avocats pour la Liberté. La décision reviendra à une commission de 5 à 8 membres nommés par le Chef de l’Etat. »

L’inquiétude de la société civile s’est amplifiée avec le scandale financier du 1MDB qui a éclaboussé le premier ministre Najib. Crée sous son impulsion en 2009, Le fonds 1 Malaysia Development Berhad a pour but de transformer Kuala Lumpur en pôle financier international. En 2015, les retards de paiement aux banques et aux actionnaires ont mis en lumière la dette écrasante du fonds et le manque de transparence dans sa gestion. Dans une enquête, le Wall Street Journal a avancé l’existence d’un versement de 700 millions de dollars émis par le Fonds 1MDB sur le compte personnel du Premier ministre. Après avoir fait remplacer son député Muhyddin Yassin ainsi que le procureur général, tous deux très critiques du gouvernement, Najib Razak est désormais tiré d’affaire. Le nouveau procureur général a accrédité l’explication d’un versement en provenance de l’Arabie Saoudite destiné à Najib pour l’aider à gagner les élections. La coalition d’opposition demeure sceptique, tout comme le mouvement de contestation « Bersih » qui s’est mobilisé en masse et qui critique la multiplication de la censure depuis le début du scandale. Le Centre pour le journalisme indépendant en Malaisie (CIJ) a dénoncé en mars dernier la cybercensure du site régional d’information Asia Sentinel ou des blogs politiques indépendants tels que OutSyed the box.

2018 à tout prix

L’ambivalence de la lutte contre le terrorisme en Malaisie est d’autant plus perceptible dans la stratégie d’affaiblissement de l’opposition par la coalition au pouvoir. Pour assurer sa réélection, le Barisan Nasional (BN) n’hésite pas à flirter avec le radicalisme religieux après avoir pris conscience de son propre affaiblissement lors des dernières élections remportées par la coalition d’opposition, le Pakatan Rayak (l’alliance du peuple). Pour la première fois depuis l’indépendance, le BN qui repose sur l’alliance de l’UMNO (dont est traditionnellement issu le Premier ministre) avec la Malaysian Chinese Association et le Malaysian Indian Congress, a perdu la majorité au Dewan Rakyat, le parlement. Il occupe néanmoins 44 sièges sur 133 grâce au découpage électoral.

Bien qu’elle ait connu une ascension fulgurante depuis sa création en 2008, la coalition d’opposition Pakatan Rakyak est aujourd’hui en voie de désintégration. Le Parti Islamique Malaisien (PAS) se désolidarise du Parti pour l’Action Démocratique (DAP) et du Parti National pour la Justice (Keadilan Rakyat). Cette coalition fragile avait été formée grâce à l’action d’Anwar Ibrahim, chef du parti Keadilan Rakyat et fervent défenseur de la démocratisation en Malaisie. Après son arrestation et son emprisonnement en 2015 pour des accusations de sodomie dont beaucoup soupçonnent les motivations politiques, la coalition a menacé d’exploser à plusieurs reprises.

Le dernier coup de massue a été donné par le PAS qui refuse de renoncer à ses positions fondamentalistes dans l’Etat du Kelantan où il est majoritaire et tente d’imposer l’application des peines légales prévues dans le Coran, le Hûdud. Selon le chef de parti du DAP, Lim Kit Siang, « la coalition n’attend plus que l’organisation de ses funérailles ». D’après lui, la nouvelle ne manquera pas de réjouir l’UMNO. Le parti du Premier ministre est largement soupçonné d’avoir tendu la main au PAS en coulisse pour affaiblir l’opposition.

En s’alignant avec un Islam conservateur et aux influences salafistes en interne, Najib Razak discrédite le Mouvement global des modérés auprès de la société civile malaisienne. Sans doute l’UMNO espère-t-il compenser l’impact de la signature du Partenariat Transpacifique (TPP) qui remet en question les privilèges accordés au Bumiputeras (les malais autochtones). Car le Premier ministre a, semble-t-il, pris le risque de mécontenter une partie clé de son électorat pour booster la croissance. Son objectif : annoncer l’entrée de la Malaisie dans le club des économies avancées au matin des élections nationales en 2018.

Par Sarah Margono Samsudin et Razali Samsudin

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A propos de l'auteur
Experte en relations internationales et spécialiste des enjeux de développement (particulièrement en Asie du Sud-Est). Elle a été formée dans les instituts de la School of Oriental and African Studies (SOAS) à Londres et de l’INALCO à Paris. Engagée dans la problématique de développement humain, elle a notamment travaillé pour le think-tank Center for Strategic and International Studies et le Programme des Nations Unies pour le Développement à Jakarta.
Expert en développement durable et environnement avec une prédilection pour la question de l’eau. Il a été formé dans les instituts de Dauphine à Paris et Imperial Collège à Londres. Animé par la recherche de solutions durables nouvelles, il aborde les questions d’économie circulaire, de technologies environnementales et d’éco-tourisme. Il a notamment travaillé au Forum for the Future à Londres et à Greenpeace à Jakarta.