Société
Témoin - Internationalisation des architectes

 

Constellations d’architectes français : pratiques entre la Chine, l’Inde, et le Myanmar (½)

Ici à Tianducheng, dans la banlieue de Hangzhou, une réplique de la Tour Eiffel
Ici à Tianducheng, dans la banlieue de Hangzhou, une réplique de la Tour Eiffel (de 108 mètres de hauteur) a été construite. (Crédit : JOHANNES EISELE / AFP).
Les productions architecturales contemporaines en Asie peuvent véhiculer, outre l’image d’une certaine démesure et d’une homogénéisation du paysage symbolisée par la multiplication de gratte-ciel, d’objets de verre et d’acier désincarnés… un renforcement des singularités territoriales traduit par une architecture vernaculaire attachée aux ressources et aux savoir-faire locaux, et une utilité sociale où le projet d’architecture répond à des besoins primaires d’éducation ou de santé.

Nous proposons de raconter des expériences d’architectes méconnues, d’une part pour montrer la diversité des travaux réalisés et en cours, recélant de qualités et d’innovations, de l’autre pour compléter le panorama médiatique essentiellement focalisé sur l’architecture iconique.
Partons à contre-courant de la production des starchitectes (selon l’expression utilisée par Gravari-Barbas Maria, Renard-Delautre Cécile, Starchitecture(s), Paris, L’Harmattan, 2015, Gestion de la culture) à l’export en Asie !
L’analyse de l’envers du décor esquisse des sentiers pour les futures générations, et incarne pour les architectes les enjeux de pratiquer à l’international.

Un bref préambule à l’internationalisation de la profession introduit trois récits d’architectes travaillant ou ayant eu une activité en Chine, en Inde et au Myanmar.

L’internationalisation de la profession d’architecte, pour le meilleur… et pour le pire

Les architectes sont soumis depuis les années 1980 à un double mouvement d’amplification du phénomène de mondialisation et d’internationalisation de la profession.

Sortis de l’euphorie des Grands Travaux initiés par le président François Mitterrand en France, ils se confrontent au déclin de la construction entrainé par la guerre du Golfe et la crise pétrolière de 1990.
La crise du marché intérieur oriente des politiques en faveur de l’exportation des activités d’architecture – ainsi que le préconise le Rapport Contenay en 1995 qui aboutit notamment à la création de l’association des Architectes Français à l’Export (AFEX) – et incite les professionnels à se diversifier et aller vers d’autres terrains d’action ; le programme présidentiel « 150 architectes et urbanistes chinois en France 1998-2005 » de Jacques Chirac témoigne de cette mouvance et tend un pont entre les nations, les professionnels, et les étudiants.

C’est au sein de de ce programme que s’institutionnalise l’Observatoire de l’architecture de la Chine contemporaine qui a pour vocation de promouvoir les échanges franco-chinois dans les domaines de l’architecture, de l’urbanisme, du patrimoine et du paysage.

Ces années marquent également l’internationalisation de la formation à l’architecture avec la démocratisation des dispositifs de mobilités internationales : en Europe d’abord, puis progressivement dans le monde.

Têtes de pont, certains architectes-enseignants, comme Serge Santeli et ses workshops entre sept villes indiennes, organisent des ateliers en Inde, au Japon, et insufflent une culture internationale à leurs étudiants.

À la même période, comme le précise le sociologue Guy Tapie dans sa thèse de sociologie, Les architectes à l’épreuve de nouvelles conditions d’exercice(Bordeaux 2, 2000) l’arrivée fulgurante des technologies numériques et l’informatisation des procédés de travail participent largement à la libéralisation des échanges de services : les réseaux et la communication instantanée rendent le travail à distance possible.

De génération en génération, des architectes partent tenter leur chance en Asie, entre grandeur, décadence, ou interventions minimales, ils en reviennent transformés ou n’en reviennent pas.

Enquête

« Internationalisation de la profession d’architecte » est le thème d’une thèse de sociologie débutée en 2013 sous la direction de Guy Tapie, au laboratoire PAVE, école nationale supérieure d’architecture et de paysage de Bordeaux, associé au Centre Emile Durkheim de l’Université de Bordeaux.
Cet article – présenté ici en deux parties – mobilise des ressources documentaires sur les projets cités, et extraits d’une base de 80 entretiens semi-directifs, une quinzaine concernent des architectes diplômés en France qui travaillent ou ont travaillé en Chine, en Inde et au Myanmar. Parmi les architectes interrogés : on trouvera un dirigeant d’agence en Chine, des Volontaires Internationaux (V.I.) en Inde et une employée humanitaires au Myanmar.

Les trois récits suivant font émerger des variations de la figure professionnelle.

L’entrepreneuriale : un architecte salarié de l’agence française Jacques Ferrier Architectures crée et dirige la filiale à Shanghaï (Chine) ; la volontaire : des membres de l’association Architectes Sans Frontières Toulouse conçoivent et réalisent une école dans la région du Zanskar en Inde et enfin l’humanitaire : une architecte salariée au Comité International de la Croix Rouge (CICR) supervise la construction d’un centre de réadaptation physique au Myanmar.

Malgré un titre d’architecte générique délivré par l’État français, les pratiques internationales se différencient, et l’analyse des trajectoires individuelles rend compte des singularités par la mise en perspective des conditions d’actions (économique, politique, social), des parcours (environnement familiale, personnel, formation), des positions professionnelles (opinions, activités, pratiques, partenaires), et des valeurs individuelles (engagements politique, social). Commençons avec le dirigeant expatrié en Chine, suivons ensuite le groupe de volontaires en Inde, pour terminer sur un chantier au Myanmar…

Création de l’agence Jacques Ferrier Architectures à Shanghaï

En 2008, l’agence d’architecture Jacques Ferrier remporte le concours du Pavillon France de l’exposition universelle de Shanghaï (Chine). Les répercussions sont majeures pour le cabinet parisien : déjà réputé en France, il se fait connaître en Chine. Le jeune architecte Aurélien Pasquier est désigné ambassadeur du projet : il s’implique dans la conception, l’exécution, jusqu’à la livraison du Pavillon en 2010. La médiatisation de l’évènement et les institutions diplomatiques participent à la promotion du projet qui remporte un large succès : 74 millions de visiteurs en 6 mois, 60 000 chaque jour… L’aventure chinoise ne fait que démarrer.
e Pavillon de la France lors de l'exposition universelle de Shanghaï en 2010.
Le Pavillon de la France lors de l'exposition universelle de Shanghaï en 2010. (Crédit : D.R.).
Les commandes entraînées par un marché économique chinois favorable affluent et l’agence parisienne ayant développé des réseaux par la présence locale d’Aurélien Pasquier lui propose d’implanter un bureau à Shanghaï. La nouvelle agence, initiée à l’aide d’une architecte chinoise sous le statut de représentation commerciale, prend de l’envergure en gagnant des concours, et devient WFOE (Wholly Foreign Owned Enterprise). Jacques Ferrier Architectures à Shanghaï emploie actuellement 15 personnes dont 12 architectes expérimentés à l’international.

Le dirigeant Aurélien Pasquier, formé à l’école de Paris Malaquais a ponctué son parcours de voyages familiaux – Italie, Espagne, Allemagne – et personnels : « je me suis toujours arrangé pour partir de Paris pendant les vacances ». Engagé pendant sa formation auprès de l’association Concordia, il participe à des travaux humanitaires au Kenya et au Groenland.

Ces expériences lui apportent des avantages inédits : formation à la construction, ouverture d’esprit, rencontres de volontaires internationaux, pratique de l’anglais. Une année de stage à Genève chez BRS architectes marque sa formation, complétée par un DESS « Ingénierie de la maîtrise d’œuvre architecturale, aménagement et urbanisme ». Diplômé, il travaille un an aux Ateliers Jean Nouvel, et parce que c’était un rêve en gestation depuis des années, cesse son activité en 2004 pour voyager en solitaire vers l’Asie – Europe de l’Est, Russie, Japon… jusqu’en Chine.

Après avoir « changé les baskets par des vraies chaussures, et les t-shirts par des chemises », il intègre Architecture Studio Shanghai et accepte un poste deux ans plus tard chez Jacques Ferrier Architectures à Paris, au moment où l’agence remporte le concours du Pavillon. Les expériences internationales de l’architecte et les intérêts de l’agence sont vite croisés !

Aurélien Pasquier dirige l'agence Jacques Ferrier Shanghaï.
Aurélien Pasquier dirige l'agence Jacques Ferrier Shanghaï. (Crédit : D.R.).
Le statut d’expatrié pour Aurélien Pasquier ne l’empêche pas de s’intégrer localement : marié à une chinoise, il donne naissance à deux enfants. L’architecte se passionne pour les différences culturelles, et tout en les incorporant à sa pratique, affirme son exception française. Produire de l’architecture en accord avec les principes de l’agence parisienne nécessite d’accéder à des commandes de qualité et d’instaurer des rapports de confiance avec les clients.

En s’installant à Shanghaï, l’agence se soumet aux conditions de production locales, au système d’Instituts de projet, au progressif durcissement politique (quota des visas de travail restreint), à la philosophie chinoise de constamment « faire et refaire ». Être agence étrangère, au-delà des faits, est une stratégie face à la concurrence : « si les clients viennent nous trouver, c’est pour trouver une offre différente ».

La suite, dans deux semaines..

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A propos de l'auteur
Laura Rosenbaum est architecte d’État habilitée à la maîtrise d’œuvre en nom propre. Après quelques années d’expériences professionnelles en France et au Chili, elle débute une thèse de sociologie sous la direction de Guy Tapie au laboratoire PAVE, ensapBx, Centre Emile Durkheim, Université de Bordeaux, financée par le ministère de la Culture et de la communication. Ses travaux s’intéressent à l’internationalisation de la profession d’architecte.
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