Société
Expert - Un architecte “normal” en Chine

 

Architecture chinoise : des stars aux petites agences

Cliché du Blue Horizon International Hotel
Légende : Cliché du Blue Horizon International Hotel, en forme de paire de bottes , à Rizhao dans la province chinoise du Shandong le 4 octobre 2014.
Comme ce blog est la retranscription de pratiques professionnelles, commençons par décrire les agences d’architecture. À Paris, on avait tendance à dire qu’il y avait autant d’architectes sur la capitale que de boulangeries. À Pékin on pourrait dire qu’il y a autant de studios d’architecture que de « jiaozi guan » 饺子馆 (petites échoppes vendant des raviolis à la vapeur chinois du Nord). À ma connaissance leur nombre n’est pas connu, par contre on peut les classer en différentes catégories. Chaque catégorie d’agence a un marché plus ou moins dédié, selon leur taille, leur nationalité, leur réputation, la date de leur entrée dans le marché et leurs stratégies de développement.
Nous pouvons classer ces agences en 5 groupes:
  • les instituts d’architecture et d’urbanisme chinois ;
  • les agences internationales dites Corporate ;
  • les grandes stars de l’architecture contemporaine ;
  • les architectes chinois reconnus ayant une expérience à l’étranger ;
  • les petites agences privées chinoises ou étrangères.

Les instituts d’architecture et d’urbanisme chinois

Avant les années 1990, tous les instituts d’architecture étaient publics. Eux seuls étaient légalement autorisés à faire de la conception-construction, missionnés directement par le gouvernement central. A cette époque, les concours n’existaient pas. Depuis, et ce dès le milieu de la décennie 90 et l’ouverture du marché à la concurrence étrangère, ces instituts durent rapidement se réformer et adopter des stratégies d’alliance allant de la privatisation partielle à la privatisation totale pour faire face à la concurrence privée. Ils restent néanmoins presque incontournables car ils possèdent les précieux tampons nécessaires à la validation des différentes phases de construction (réalisation des pièces graphiques, 施工图 Shīgōng tú, dessins de construction).
De quelques centaines à plusieurs milliers d’employés, ils sont pour la plupart d’origine publique (autorités locales et universités). Ils ont leur siège dans les capitales provinciales, telles que Beijing, Shanghai, Tianjin, Xi’an, Shenzhen… et certains possèdent de nombreuses filiales à travers le pays en fonction de la localisation géographique de leur marché. A Pékin, deux instituts publics dominent le marché local : le Beijing Institute for Architectural Design (BIAD) et le China Architectural Design and Research Group (CADREG). Eux-mêmes ont une organisation pyramidale, avec différents départements qui intègrent des petites structures ou « studios » avec à leurs têtes des architectes reconnus qui ont un fonctionnement plus ou moins autonome. A Shanghai, on peut citer le Shanghai Xian Dai Architectural Design Group. Ce groupe est constitué d’une vingtaine de sociétés dont la plus connue est le East China Architectural Design and Research Institute(ECADI).
Les instituts les plus importants comme ceux précédemment cités ont un niveau de compétences le plus élevé correspondant au « grade A ». Quatre grades définissent la classification de ces instituts :
Capture tableau architecture employés
Tableau des employés qualifiés requis pour les différentes catégories d’instituts d’architecture en Chine.
Tableau architecture Chine projets
Tableau des projets que les différentres catégories d’instituts d’architecture en Chine sont chacunes autorisés à mener.
Ces instituts, complètement publics ont un accès privilégié à la commande. De par leur taille et une main-d’œuvre abondante, ils ont obligation d’avoir un carnet de commandes bien rempli. Ils réalisent tous types de projets, à tous niveaux de phases d’études. Ils sont les champions de la « Conception-Construction » des projets résidentiels qui nécessitent très peu de conception architecturale. Les plans et le style architectural sont imposés par les promoteurs qui eux-mêmes répondent à la loi du marché. La plupart du temps, ces instituts offrent gracieusement la phase « Concept Design » afin de pouvoir réaliser ensuite les dessins de construction plus lucratifs occasionnant des dépassements d’honoraires fréquents.
A l’époque où je travaillais avec l’institut Zhong Guo jianzhu Kexue yanjiu yuan (中国建筑科学研究院), un de notre principal client-promoteur, Glory, nous faisait faire et refaire 10, 20 fois, pour ne pas dire plus, les conceptions du plan-masse, des façades et des plans, d’un projet résidentiel à Foshan. Ce surplus d’études n’était pas facturé. Seul un institut public peut se le permettre.
Pour reparler de l’organisation de ces instituts, la plupart du temps ils possèdent différents départements avec chacun des spécialités spécifiques. Le 9è département auquel j’appartenais était spécialisé dans la réalisation de tous types de projets d’architecture hors « grands-ouvrages » et projets à « haute technicité » (ponts, barrages, aéroports, installations portuaires, usines). Les filiales du groupe étaient réparties principalement dans les capitales provinciales avec des niveaux de compétences très inégaux. Pour un projet que je réalisais en « free-lance » à Longxi dans le Gansu, cet institut m’a fortement « déconseillé » de réaliser les dessins de construction avec sa filiale de Lanzhou mais de passer par la maison-mère de Pékin.

Les agence internationales dites Corporate

Elles émanent surtout de pays anglo-saxons (États-Unis, Grande Bretagne, Australie, Hong Kong), telles que SOM, KPF, RTKL, HOK, AECOM, ATKINS, COX, WOODS BAGOOT, PTW, ADEAS, BENOY, GENSLER, ARM, SWA, etc ; ainsi que quelques exceptions européennes, telles que AREP, AS, GMP, OBERMEYER, SWECO. L’appellation Corporatedésigne un style d’architecture international correspondant aux canons esthétiques du monde des entreprises. Ces agences d’architecture ont leur siège dans leur pays d’origine et développent des filiales à travers le monde dans les zones géographiques à forte croissance (Moyen-Orient, Asie Centrale, Europe de l’Est, Asie du Sud-est, Chine, etc.). En Chine, elles possèdent une à plusieurs filiales.
Le nombre d’employés de ces agences varie d’une trentaine à une centaine avec une forte proportion d’architectes étrangers. Ces structures ont des frais de fonctionnement élevés et travaillent sur des projets complexes et de tailles importantes pour lesquels leur expertise technique est reconnue. On pourra citer par exemple : La Jin Mao Tower de SOM, L’East Hotel, Le Shanghai ICC de BENOY, la gare multimodale de Xizhimen à Pékin de AREP, la Shanghai Tower de 632m de GENSLER, le Shanghai World Trade Center, la Plaza 66 de KPF.
En dehors de ces projets à forte technologie, pour ces Corporate, le marché est essentiellement commercial et institutionnel. On les retrouve très peu sur les projets résidentiels, ceux-ci n’étant pas assez rentables. Elles s’associent souvent avec un institut reconnu et répondent ensemble à des appels d’offres : la Corporate prenant en charge la phase de conception, l’institut quant à lui, produisant les pièces graphiques techniques.

Les grandes stars de l’architecture contemporaine

Tout le monde les connaît. La plupart du temps, elles n’ont pas trop à souffrir du marché ultra concurrentiel. On les invite à participer à des concours prestigieux sur des listes restreintes.
Quelques noms : Zaha Hadid, Rem Koolhaas, Herzog et De Meuron, Steven Holl, Kengo Kuma, Riken Yamamoto, Norman Foster, Agence Arte-Charpentier. Ils n’interviennent que ponctuellement en Chine et sont les auteurs des bâtiments emblématiques tels que le Grand Stade dit « Le Nid d’oiseau », le Terminal 3 de l’aéroport de Pékin, la tour de bureaux CCTV, le « Village » de Sanlitun, les tours SOHO, le MOMA et l’Opéra de Pékin.

Les architectes chinois (re-)connus ayant une expérience à l’étranger

Cette génération a aujourd’hui entre 40 et 60 ans. Diplômés des universités d’architecture chinoises les plus prestigieuses : Qinghua, Tianjin, Tongji (Shanghai), Xi’an, ces architectes ont eu l’opportunité de compléter leurs études à l’étranger (Amérique du Nord, Europe, Australie), d’y vivre et d’y acquérir une expérience professionnelle dans des agences reconnues. Beaucoup ont d’ailleurs opté pour la nationalité de leur pays d’accueil. De retour en Chine il y a une quinzaine d’années alors que le marché de la construction était en plein essor, ils ont pu bénéficier d’un contexte extrêmement favorable pour y ouvrir et développer leur propre agence.
Ces architectes ont un objectif qui peut paraître légitime du point de vue d’un architecte occidental : ils veulent être connus et reconnus. Chacun adopte un discours, un style afin de se différencier des autres. C’est une attitude nouvelle en Chine où, dans la tradition confucéenne, l’individualité s’efface derrière la communauté. Se questionner par rapport à soi-même, c’est se questionner par rapport à sa démarche de projet, c’est questionner le projet par rapport à la pertinence même de sa réalisation, de son insertion sociale, historique et urbaine. Ainsi, l’un va avoir une approche patrimoniale, l’autre plus « high-tech », d’autres mettrons en avant une approche prospective sociétale. Ils auront en commun le souci d’essayer de ne pas suivre le diktat imposé par la loi du marché.
Malheureusement, ces architectes ne trouvent que trop peu d’écho auprès des promoteurs et autres maîtres d’ouvrages. Ils interviennent le plus souvent pour des commandes publiques telles que les musées, les équipements scolaires et universitaires, les mairies et les équipements culturels. Beaucoup d’entre eux essaient de se diversifier et se développent à l’étranger en attendant que le marché chinois devienne plus mature et qu’il réponde à leurs exigences architecturales.

Les petites agences privées chinoises ou étrangères

Cette dernière catégorie regroupe le plus grand nombre d’agences. Elle est constituée par des petites agences privées chinoises ou étrangères de 10 à 50 employés. Leur niveau architectural est très variable. Quelques-unes, très peu nombreuses, travaillent sur des niches de marchés telle que les marinas, les boutiques-hôtels, villas de luxe et terrains de golf.
Les autres font de l’architecture dite « mass-production » et travaillent surtout sur des projets résidentiels et commerciaux, leur principale préoccupation étant la rentabilité. Elles privilégient le profit à tout prix et s’alignent sur des honoraires extrêmement bas, comparables à ceux pratiqués par les instituts locaux. Les promoteurs profitent alors de ce contexte pour faire travailler 5 ou 6 agences sur un même projet pour au final, n’en retenir qu’une, les autres ayant fourni pour la plupart, des études non-rémunérées.
A titre indicatif, une prestation de conception allant de la phase d’études préliminaires (概念设计 gainian sheji) à la phase DCE allégée (扩初设计 kuochu), se négocie en moyenne de 10 à 20 yuans/m2 (1,5 à 3 euros/m2). Ce chiffre est pondéré car au sein d’un même projet, il y a des bâtiments à usages différents avec des complexités différentes, donc des prix au m2 différent. Pour du « résidentiel », les tarifs peuvent baisser d’une manière draconienne et se négocier à 5 yuans/m2.
°Direction générale du Trésor et de la Politique économique, Service économique régional de Pékin, « L’urbanisation en Chine continentale », 25 avril 2014.

Ces agences se rattrapent sur le volume à construire. Le moindre projet atteint en moyenne 100 000 à 300 000 m2 de surface constructible. Ayant des difficultés à trouver des commandes dans les capitales provinciales ou les municipalités, elles délocalisent leur prospection vers les villes de 3ème catégorie, les districts urbains°.

Ainsi, il est dommageable d’observer que seules les structures qui privilégient la rentabilité financière au détriment de la qualité architecturale, c’est-à-dire les instituts publics et les petites structures privées de la 5ème catégorie, parviennent à avoir accès à ce marché qui je le rappelle, représente 85 à 90 % de la surface totale construite.
Ces villes de 3ème catégorie attisent la convoitise des promoteurs, des agences d’architecture et de toutes les sociétés de service en général. La manière dont les officiels sauront s’entourer des compétences nécessaires au développement harmonieux de leur territoire sera un des éléments-clés de garde-fou à cette convoitise.

Perspectives et conclusions

Pour conclure ce deuxième post, je soulignerais l’enjeu majeur que représentent ces petites villes. Afin de désengorger le flux migratoire qui à l’heure actuelle voit la population rurale investir les grandes villes et créer des sources d’inégalités et des conflits sociaux, le gouvernement privilégie une densification de ces villes-districts. Cette volonté politique a toujours existé mais n’a pas empêché les grandes métropoles que sont Pékin, Shanghai, Chongqing ou Tianjin, d’atteindre aujourd’hui des seuils critiques tant au niveau des infrastructures qu’au niveau des équipements et des services, de la qualité environnementale, des logements, etc.
Comment harmoniser ce développement sachant que le taux d’urbanisation qui est à l’heure actuelle de 50% devrait atteindre 60% d’ici 2020 ? Comment ces petites villes de 500 000 habitants se préparent-elles à accueillir ce surplus de 130 à 150 millions d’habitants d’ici 5 ans ? Quelles sont leurs perspectives de développement les unes par rapport aux autres en terme de complémentarité de besoins et non en terme de concurrence ?
Les prochains posts aborderont certaines tendances d’urbanisation de ces petites villes à travers des projets spécifiques et structurants à vocation commerciale, culturelle, sociale ou de transport.

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A propos de l'auteur
Eric Le Khanh est architecte DPLG et Urbaniste ENPC, installé depuis 2003 en Chine, à Shanghai et surtout Pékin. Au milieu des années 1990, le contexte français n'étant pas très optimiste, il a donc décidé d'aller "tenter l'aventure" à l'étranger. La Chine à l'époque est en plein essor et ce choix lui paraît évident.
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