Politique
Entretien

Laos : quand l’aide internationale nourrit la répression

Des habitants du village du district Phibun Mangsahan de la ville d'Ubon Ratchathani protestent contre le barrage controversé Dpon Sahong au Laos
Des habitants du village du district Phibun Mangsahan de la ville d'Ubon Ratchathani protestent contre le barrage controversé Don Sahong au Laos durant un forum tenu au Club de l'armée à Vibhavadi Rangsit Road, le 7 janvier 2015. (Crédits : Patipat Janthong / Bangkok Post / via AFP)
Voici un ouvrage précieux à remettre entre toutes les mains des voyageurs et passionnés d’Asie du Sud-Est. Un ouvrage rare sur un pays encore mal connu. Dans Au Laos, la répression silencieuse qui parait ces jours-ci aux éditions AsieInfo, Anne-Sophie Gindroz raconte son parcours d’humanitaire au Laos, mais aussi son combat contre les injustices qui frappent les lésés de la croissance. Un livre qui donne la parole aux paysans et aux villageois des hauts plateaux qui voient leurs ressources naturelles surexploitées au nom du développement. Anne-Sophie Gindroz a été expulsée du pays pour son engagement.
Anne-Sophie Gindroz, ancien responsable de l'ONG Helvetas au Laos
Anne-Sophie Gindroz, ancien responsable de l'ONG Helvetas au Laos, et auteur du livre "Au Laos, la répression silencieuse". (Source : Le Matin)
On est ici loin des montagnes et des marchés colorés de la carte postale laotienne. L’envers du décor Anne-Sophie Gindroz, c’est un récit où la peur suinte à presque toutes les pages…
Anne-Sophie Gindroz : Quand on visite le Laos, on ne voit pas, on ne sent pas la répression. C’est un système qui est très pernicieux car c’est en partie une répression par la peur. Les gens ne s’expriment pas librement, ils s’auto-censurent parce que justement il y a cette peur qui s’est encore aggravée suite à la disparition forcée de Sombath Somphone.
Vous vous installez à Ventiane avec votre famille en 2009. A quoi ressemble la capitale à cette époque ?
Vientiane, ce n’est pas ce qu’on s’attend à voir d’une capitale asiatique. Cela ressemble à un gros village. Vous avez des temples partout. A l’époque, il n’y avait pas de buildings, ni de gratte-ciel très élevés, et il y avait encore beaucoup de maisons et de marchés traditionnelles même au sein de la capitale. Et donc pas du tout cette impression qu’on a des capitales asiatiques qui fourmillent. Aucun fast-food, pas de mall.
Vous travaillez alors pour une Organisation non gouvernementale suisse, quelles sont vos missions ?
J’étais au service d’une organisation suisse, une organisation non gouvernementale qui faisait de la coopération au développement et qui travaillait surtout en milieu rural. Il s’agissait de projets de promotion de l’agriculture biologique, d’accès à l’eau, d’éducation. C’était assez diversifié, mais principalement en milieu rural.
Comment vous percevez ce que vous appelez la « répression silencieuse » ?
Cela a commencé par des expériences très concrètes à travers les activités, les projets qu’on menait. Alors que nous faisions la promotion de l’agriculture biologique, tout à coup, les organisations de producteurs avec lesquelles nous travaillions ont perdu leurs terres, à cause de projets d’investissements, de plantations industrielles qui se sont accaparé leurs terres. Sur le moment, je me suis intéressée au système légal qui était en place pour voir comment on pouvait s’assurer que ces personnes, si elles perdaient leurs terres, pourraient avoir des compensations équitables et si elles seraient en mesure de continuer leur activité. Et puis très rapidement, je me suis suis rendue compte que les gens n’osaient même pas réclamer leurs droits, les faire valoir. Il y avait un sentiment de crainte.
Vous évoquez notamment le sort des déplacés et ces grands projets de barrages sur le Mékong…
Les problèmes d’accaparement des terres ont des incidences sur la population parce que ce sont des communautés rurales qui dépendent d’une agriculture de subsistance, et que sans terre, on les prive d’un moyen de survie. A cela s’ajoute des problèmes de contamination : dans certains villages où nous travaillions, soudainement, une exploitation s’installait pour extraire de l’or et rejetait du cyanure dans la rivière, dont dépendaient les villageois pour leur eau potable et leurs besoins domestiques.
Le Laos entend, dîtes-vous, devenir la « batterie » du Sud-Est asiatique en exportant de l’électricité dans toute la région…
C’est une expression que le régime laotien utilise. L’objectif est de produire de l’électricité par la construction des barrages sur le Mékong. Il faut dire que 90 % de l’énergie produite est exportée essentiellement en Thaïlande. Or il y a des conséquences sur les populations proches du barrage, parce que lorsqu’on construit un barrage, il y a un réservoir, des zones qui sont inondées et à vrai dire, des villages entiers qui sont inondés. Mais vous avez aussi toutes les incidences sur les villages construits en aval, puisqu’un barrage modifie complètement l’écosystème de la rivière. Des espèces de poissons disparaissent.

En outre, il y a tout ce qui concerne les sédiments : au Laos, les populations qui cultivent des potagers de berges bénéficient justement des sédiments naturels. Les crues vont permettre à ces populations d’avoir les récoltes de riz. A partir du moment où il y a un barrage, de grands bouleversements se produisent, qui ont des incidences sur beaucoup de monde parce qu’il s’agit de populations qui habitent en aval, y compris jusqu’au Vietnam, là où le Mékong se termine.

Dans votre livre une figure revient souvent, un combattant des Libertés. Son nom : Sombath Somphone…
Sombath Somphone est une personnalité très respectée de la société civile au Laos. Il a été le premier à mettre en place une structure non gouvernementale : un centre de formation qui existe toujours. Sombath, c’est d’abord un éducateur qui s’est beaucoup investi auprès des jeunes en milieu rural pour les « conscientiser » sur l’importance de l’environnement et sur le développement durable.

Sombath a eu un rôle important à jouer lorsqu’on a organisé le Forum des Peuples Asie-Europe en Octobre 2012 : il a co-présidé ce forum, qui était le premier grand rassemblement de la société civile au Laos. Depuis, il n’y en a pas eu d’autre, d’ailleurs. Avant la tenue de cet événement, il avait ouvert des espaces de dialogue dans les différentes provinces, où il invitait la population à venir s’exprimer. Bien sûr, on ne débattait pas de questions politiques. Mais c’était déjà la possibilité donnée au gens de dire ce qui vous rend heureux et ce qui est source de souffrance. Donc c’était aussi une façon un peu détournée d’aborder les grands thèmes du développement. Sombath disait toujours que le développement ne peut pas se réduire à la croissance économique, mais qu’il doit se traduire aussi dans le bien-être de la population.

C’est un combat que vous avez repris à votre compte, en essayant de formuler une nouvelle approche de la croissance économique. Vous avez d’ailleurs écrit une lettre à des grandes agences d’aides humanitaires, une lettre qui a déplu aux autorités…
Le développement, c’est complexe et il faut être à l’écoute des communautés locales qui connaissent le mieux leur environnement. Quand on travaille dans cette approche, il faut essayer de favoriser l’accès à l’information, essayer d’ouvrir des espaces où l’on peut débattre. Cela devient compliqué dans un pays où vous n’avez pas la liberté d’expression. Les médias sont sous un contrôle absolu. Il n’y a pas de possibilité de manifester dans la rue. Et énormément de restrictions sont imposées aux associations, aux organisations locales. Et donc cette lettre, c’était une démarche personnelle que j’avais adressée à un certain nombre d’agences d’aide qui travaillent au Laos pour leur demander de ne pas sous-estimer ce contexte, toutes ces restrictions aux droits fondamentaux et qui constituent autant d’obstacles à un développement durable et juste.
Le 9 décembre 2012, vous arrivez à votre bureau à Vientiane. Une convocation du ministère laotien des Affaires étrangères vous attend. Vous allez être expulsée en moins de 48 heures…
Je savais que j’étais sur une liste noire depuis un moment. Je savais que j’étais exposée parce que j’étais assez visible. Mais je ne pensais pas vraiment qu’une expulsion… On était plusieurs à penser que c’était une mesure du passé et que cela ne se produirait plus dans le Laos d’aujourd’hui. Quand j’ai été convoquée, il se trouve que j’avais aussi demandé une réunion avec le ministère des Affaires étrangères, donc je ne me suis doutée de rien. Et quand je suis arrivée, on m’a signifié qu’il y avait des accusations qui pesaient contre moi. J’étais accusée de mener des campagnes « anti-gouvernementales ». Cette lettre que j’avais envoyée était en fait le prétexte à cette expulsion. Donc on m’a dit que ma présence n’était plus jugée nécessaire et que j’avais 48 heures pour quitter le pays.
C’est un livre noir sur ce régime qui étouffe la moindre aspiration à plus de libertés. En même temps c’est aussi un hommage au peuple Laotien, à son énergie et à sa créativité…
Ce livre est aussi un hommage rendu à Sombath, mais aussi à tous ces Laotiens et ces Laotiennes avec qui j’ai eu le privilège de travailler pendant plus de trois ans. Ce sont des gens justement qui continuent, dans les petits espaces disponibles, d’oeuvrer pour plus de justice et pour le respect de droits fondamentaux. C’est justement pour ces gens-là que je témoigne parce qu’ils méritent mieux que le silence.
Propos recueillis par Stéphane Lagarde

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A propos de l'auteur
Stéphane Lagarde est l'envoyé spécial permanent de Radio France Internationale à Pékin. Co-fondateur d'Asialyst, ancien correspondant en Corée du Sud, il est tombé dans la potion nord-est asiatique il y a une vingtaine d’années.