Nucléaire en Asie : "Le citoyen poussé dos au mur"
Entretien
Mathieu Gaulène est journaliste indépendant, diplômé de l’IEP d’Aix et de Sciences-Po Paris (Master Asie). Spécialiste du Japon, où il réside depuis cinq ans, il a notamment écrit sur Fukushima et ses conséquences, la politique énergétique du Japon et l’opposition au nucléaire pour des publications telles que Slate, Mediapart, Politis et Rue89.
En évoluant dans mes recherches, je me suis rendu compte cependant de l’importance et de la puissance qu’avait l’industrie nucléaire au Japon qui représentait alors quasiment 30% de la production d’électricité. En seulement un mois de recherche en 2009 à Tokyo et Rokkasho-mura, j’ai pu constater que les publicités pro-nucléaires abondaient dans les journaux, à la télévision, dans une proportion tout à fait impressionnante. Le slogan « le nucléaire est une énergie sûre et propre » était martelé constamment, et ce depuis des décennies. Les Japonais baignaient en permanence dans une sorte de propagande pro-nucléaire d’un niveau inédit au monde. C’était deux ans avant la catastrophe de Fukushima.
A partir de 2011, mon intérêt a évolué. Je me suis posé la question que beaucoup se posent : qu’allait faire le Japon après ce désastre nucléaire ? Comment allaient réagir les autres pays d’Asie, où l’accident de Fukushima a eu un écho, voire parfois un impact très fort ? J’ai voulu avec ce livre y apporter une réponse, cinq ans après.
Pour ma part, il serait tout à fait exagéré de dire que j’ai reçu des pressions, et l’ancien conseiller nucléaire de l’Ambassade de France au Japon m’a d’ailleurs accordé un entretien. Cependant, comme je le raconte à la fin du livre, j’ai eu une expérience surprenante. En juillet 2013, pour des raisons financières, j’avais postulé à un poste d’assistant au conseiller de presse de l’Ambassade. Le premier entretien s’étant bien déroulé, je fus convié à un second entretien, en présence du ministre conseiller, le numéro 2 de l’ambassade. Alors que j’étais interrogé sur l’augmentation de la TVA japonaise, celui-ci me demanda abruptement : « Etes-vous pro ou antinucléaire ? » Surpris, je louvoyais et lui demandais le pourquoi de cette question. Sa réponse fut empreinte d’un cynisme sans bornes : « Je vous le demande car ici nous défendons les intérêts de la France, et les intérêts de la France au Japon, c’est le nucléaire. »
Que les ambassades soient devenues des VRP pour différents groupes industriels, Areva ici, n’étonnera plus grand monde. L’ambassadeur de l’époque avait d’ailleurs siégé au conseil d’administration d’Areva et y est retourné depuis. Mais j’ai voulu raconter cette anecdote en exergue de l’ouvrage, car j’ai été surpris par l’aplomb, la facilité et l’absence de tact avec lesquels les choses furent dites.
Pour autant, la communication sur la nécessité de relancer les réacteurs se poursuit, via des relais d’opinions, avec en tête le Premier ministre Shinzo Abe qui malgré l’impopularité de cette mesure encourage les remises en marche. Le discours a cependant changé depuis Fukushima. Tepco ne peut plus se permettre de nier le risque d’accident et vient même de reconnaître avoir menti sur la gravité de l’accident durant les premiers jours. Le nouveau discours semble être devenu : « Certes, notre industrie comporte des risques, mais c’est ça ou la pollution atmosphérique des hydrocarbures. » Autrement dit, on pousse le citoyen dos au mur en lui laissant le choix entre la peste ou le choléra. Et on écarte d’un revers main les énergies renouvelables, suspectes de ne pas suffire, de n’être pas assez développées ou trop coûteuses.
Je crois cependant qu’avec le désastre industriel d’Areva, 8 milliards d’euros de perte en cinq ans, et l’accident de Fukushima et ses multiples conséquences économiques, sociales et sanitaires, le nucléaire ne suscite plus un enthousiasme débordant, y compris chez ses promoteurs.
Il y a par contre une autre communication, plus pernicieuse en mon sens, celle de la préfecture de Fukushima qui dès les premiers mois suivant l’accident a lancé une vaste campagne de promotion des produits locaux et du tourisme : dans le métro des affiches vantent les mérites du riz de Fukushima, à la télévision des célébrités mangent avec délectation des pêches de la préfecture, et en bas des immeubles les « marché aux légumes de Fukushima » invitent les employés durant leur pause à consommer et soutenir l’économie agricole locale. La limite légale a beau être passée de 500 à 100 bq/kg, il est tout de même inquiétant de voir une telle promotion conduisant à ingérer des produits contenant de la radioactivité, quand bien même celle-ci est faible. Depuis 2015, l’AIEA reconnaît d’ailleurs ce que l’on savait déjà : même les faibles doses ont un impact sur la santé.
A Tokyo, presque tout le monde sait qu’il y a des hot spots, que l’eau et les aliments venant du Tôhoku peuvent être contaminés, mais de tout cela, on n’en parle qu’à voix basse.
Lors d’un « voyage » à Fukushima avec des amis Japonais, j’ai pu mesurer à quel point le simple fait d’avoir emporté un compteur Geiger avec moi mettait tout le monde mal à l’aise. Lorsque nous sommes allés dans la ville de Koriyama, à 50 km de la centrale, le compteur bipait dur avec un taux atteignant les 5 microsieverts si mes souvenirs sont bons. J’ai coupé mon compteur. On a parlé un peu de cette crainte de la radioactivité, que tout le monde partage, mais le sujet a rapidement été écarté.
Ce qui selon moi a été le plus dramatique au Japon fut sans doute ce « mythe de la sûreté », qui a conduit à ne jamais améliorer la sécurité des centrales, leur résistance anti-sismique et la hauteur des digues, et à ne pas répondre aux rapports alarmants de l’AIEA qui s’inquiétait notamment de voir les générateurs de secours placés dans des sous-sols inondables. La NISA, l’ancienne autorité de sûreté du nucléaire était sous le contrôle direct du METI, le ministère de l’Economie et de l’Industrie, très puissant au Japon, alors que celui-ci était un promoteur zélé du nucléaire. Le ministère tissait des liens avec l’ensemble des compagnies d’électricité, dont Tepco, et les constructeurs de centrales, les géants Toshiba, Hitachi et Mitsubishi Heavy Industries. Tout ce petit monde constitue ce que les Japonais ont surnommé le « village nucléaire », où les transferts de l’industrie vers l’autorité de régulation et vice versa sont nombreux et l’entente parfaite.
Concernant le reste de l’Asie, il y a de quoi s’inquiéter. Certes, la Corée du Sud et la Chine ont acquis une certaine compétence en matière nucléaire, mais que penser lorsqu’on voit certains pays comme le Bangladesh, l’un des Etats les plus pauvres au monde, se préparer à construire une centrale nucléaire ? Les contrats pour ces pays s’accompagnent en général de la formation de milliers d’ingénieurs en Russie, en Corée du Sud (pour le Vietnam), ou en Chine (pour le Pakistan). Mais cela sera-t-il suffisant à assurer la sécurité des centrales ? Il y a, je crois, une inquiétude spécifique à avoir sur ces pays. D’ailleurs certains Etats d’Asie du Sud-Est, sous la pression des sociétés civiles, ont compris la complexité et les risques qu’une telle technologie engendrait, sans même parler du problème insoluble des déchets nucléaires. C’est le cas par exemple de l’Indonésie, mais surtout des Philippines qui s’engagent sur la voie des énergies renouvelables et abandonnent le vieux rêve de l’atome.
Ces incidents dont on ne sait pas grand-chose se déroulent dans un climat opaque, alors que l’opposition est muselée et violemment réprimée. Avec l’interdiction de certaines ONG environnementalistes comme Greenpeace India, il sera de plus en plus difficile de savoir ce qui se déroule réellement dans les centrales indiennes.
Quant au pays-modèle en matière de nucléaire… Je dirai que paradoxalement le pays le plus avancé en Asie reste le Japon. C’est tout dire.
Il est extrêmement difficile d’arrêter la machine à fabriquer des réacteurs nucléaires et à s’auto-justifier lorsque celle-ci est mise en route, tant les coûts de cette technologie sont importants. Mais pour les pays qui ont encore le choix, les Philippines, l’Indonésie, mais aussi tout une partie de l’Asie du Sud-Est, il existe une grande hésitation à s’aventurer sur la voie hasardeuse de l’atome. Après tout, si le nucléaire depuis plus de cinquante ans a souvent fait parler de lui à travers divers accidents, fuites radioactives ou prolifération vers la bombe, il ne représente aujourd’hui que 4,5% de l’énergie primaire produite dans le monde. Cela fait un peu court, surtout pour une industrie qui s’auto-proclame depuis des décennies « l’énergie de demain ».
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