Société
Reportage

Fukushima : les "gaijin" marqués au fer rouge

Rassemblement pour commémorer la levée de l'ordre d'évacuation de la zone de Naraha
Rassemblement pour commémorer la levée de l'ordre d'évacuation de la zone de Naraha, près de Fukushima, après qu'un programme de nettoyage a réduit le niveau des radions, le 4 septembre 2015. (Crédits : JIJI PRESS / AFP)
Il y a cinq 5 ans, le 11 mars 2011, le Japon était frappé par un séisme suivi d’un tsunami et de la catastrophe de la centrale nucléaire de Fukushima. Au pays du Soleil Levant, la menace sismique avec ses milliers de secousses d’intensités variables par an, fait partie de la vie de tous les jours. Cependant, ce séisme est le plus grand jamais mesuré dans le pays depuis 1868, date à laquelle ont été effectuées les premières observations modernes. Cinq ans après, Asialyst vous propose de découvrir les témoignages de deux Français qui ont vécu sur place l’onde de choc psychologique créée par le désastre. Comment ce 11 mars 2011 a-t-il changé leur vie, leur vision du Japon ? Témoignages.
L’un vit à Tokyo, l’autre à Osaka. Peu importe les 556 kilomètres qui séparent ces deux mégapoles japonaises, Bertrand et Angelo gardent un souvenir aussi aigu de ce 11 mars 2011.

14 h 45 : un puissant séisme frappe le Japon. L’épicentre de ce tremblement de terre de magnitude 9 a été localisé au large, à plus de cent kilomètres à l’est de Sendai, ville située à environ trois cents kilomètres au nord de la capitale, Tokyo. Bertrand, ingénieur français de formation, vit au Japon depuis plusieurs années. Ce jour-là, c’est en haut d’une tour qu’il donne un cours de français : « J’ai cru que j’allais mourir, c’était si angoissant. » Immédiatement, il propose à ses élèves et aux autres salariés présents de sortir, et là, il encaisse un nouveau choc quand on lui dit de rester sur place. « La première chose qui m’a frappé, c’est ce déni… ce déni de ne pas constater l’étendue des dégâts, la gravité de la situation. » Pour lui, il est impératif de sortir au plus vite. Ce qu’il fera, seul.

Une onde de choc à deux vitesses

Dans le même temps, à Osaka dans le Kansai, la vie continue. Pour le moment, personne ne réalise vraiment ce qui est en train d’arriver au nord du pays, Angelo, un jeune Strasbourgeois vivant au Japon, se souvient : « Vers 14 h 45, ça a pas mal tremblé, alors que l’épicentre est à environ neuf cents kilomètres au Nord-Est. Mais rien de bien grave à signaler. Je suis allé me promener, boire un café, faire les magasins, etc. Dans la rue, tout était normal. Personne n’a jamais interpellé les passants pour expliquer ce qui venait de se passer. Je crois que peu de monde réalisait, en fait. Il fallait être devant la télévision ou écouter la radio. »

Ce n’est qu’à 18 heures qu’Angelo réalise le drame en recevant de France des mails de ses proches, morts d’inquiétude pour lui. « En aucun cas le séisme survenu plus tôt ne justifiait une telle inquiétude ! J’ai alors allumé la télé… et c’est là que j’ai réalisé l’ampleur de la catastrophe ! […] Sur le coup, ça a été un vrai choc ! À Osaka fort heureusement, on n’a connu ni dégâts ni même un vent de panique. Mais à Tokyo pour Bertrand, la vie « normale » fait dorénavant partie du passé : « L’ambiance était glauque, comme si de rien n’était. Les Japonais me disaient « on a l’habitude », ce qui est sans doute vrai, mais, moi, je ne comprenais pas. Leurs regards étaient sans inquiétude, comme vide. Pour moi ce qu’il se passait était extrêmement grave. »

Puis vient le tsunami, ses vagues destructrices et l’accident nucléaire de Fukushima, classé au niveau 7, le plus élevé. Le bilan est très lourd, on compte plus de dix-huit mille morts et disparus (environ seize mille morts et deux mille six cents disparus). Des chiffres qui ne sont toujours pas définitifs puisque les recherches se poursuivent encore. La menace invisible de la radioactivité a semé la peur chez les étrangers et les Japonais. Pour Bertrand à Tokyo, cette nouvelle catastrophe sonne comme un coup de massue : « À ce moment là, je me suis dit que c’était fini, que j’allais rester bloqué au Japon […] ; je paniquais, j’imaginais que les aéroports allaient fermer. Je suis resté accroché aux infos. »

À Osaka, Angelo y pense. Il s’interroge : « Je me souviens d’être un jour resté de longues minutes dans un magasin d’outillage afin d’acheter de quoi mieux me barricader dans l’appartement et boucher les entrées d’air venant de l’extérieur [il y en a beaucoup dans les habitations japonaises où l’isolation laisse souvent à désirer, NDLR]. Puis, j’ai tout reposé. Il y a eu un moment où je me suis senti ridicule, tout en étant fataliste. » Il envisage également un retour en Europe « face à l’emballement général », nous dit-il. Mais finalement, pas question pour lui de laisser sa future épouse : « Je ne me voyais absolument pas rentrer et les laisser sur place, elle et sa famille. J’aurais eu l’impression de fuir comme un lâche, et de les abandonner. »

« On m’a dit que j’étais un flyjin, un fuyard »

Que faire dans une telle situation ? Beaucoup d’expatriés ont fait le choix de quitter le Japon définitivement ou pour quelques semaines au moins. Et cela malgré les difficultés inhérentes au départ. Par exemple, les prix excessifs de certaines compagnies qui ont grimpé jusqu’à 10 000 euros le vol pour la France ! Bertrand s’est ainsi rendu à Osaka avec d’autres français : « C’était une autre planète, je me suis senti mieux ». De là, il réussit à partir grâce à l’aide financière d’un autre expatrié. « J’avais l’impression de quitter une prison, de m’évader. » Il reviendra au Japon quelques semaines plus tard, une fois le premier choc passé. Mais il était loin de se douter que les événements de mars 2011 allaient changer sa vie sur place.
*Le jeu de mot est une contraction de fly (s’envoler) et de gaijin qui signifie « un étranger » en japonais.
« J’ai décidé de revenir, car j’avais toute ma vie au Japon, mais à mon retour les choses n’étaient plus pareilles. […] On m’a dit que j’étais un “flyjin” comprenez un fuyard*, que j’avais abandonné le Japon ; je ne m’attendais pas à ça. » Et d’ajouter : « J’ai perdu la moitié de mes amis japonais  » (…) Après ces événements, je passais plus de temps avec les expatriés, ce qui n’était pas le cas avant. »
Bertrand continue tant bien que mal à vivre sa vie au Japon, même si l’image « romanesque » qu’il s’en faisait au début a été totalement égratignée.

Si la triple catastrophe de mars 2011 a changé la vision de Bertrand sur le Japon et ses relations avec les Japonais, elle a eu des conséquences professionnelles pour Angelo : « À cette époque, je travaillais dans le tourisme au Japon. Avec des collègues français et japonais, nous avions monté une enseigne spécialisée dans le voyage sur mesure et privatif au Japon. […] Puis, il y a eu cette catastrophe et on a tout perdu. Tout a été annulé. On a perdu les clients, on a perdu de l’argent, on a vu notre projet tomber comme un château de carte. »

Aujourd’hui, le temps a pansé les blessures. Bertrand ne voit plus son avenir sur l’archipel. Il le quittera d’ailleurs dans quelques mois pour des raisons professionnelles, une manière définitive de tourner la page. Angelo, lui, est devenu photographe indépendant et propose des balades photographiques au coeur d’Osaka, sa ville d’adoption. Cinq ans ont passé : il n’a pas remarqué de changements relationnels avec les Japonais, ni de grands bouleversements dans la société nippone. Même si selon lui, les Japonais portent sans doute plus d’intérêt à la question du nucléaire. Mais le chemin est encore long.

Le Japon se reconstruit, toutefois ce sujet reste sensible. Le pays continue d’attirer touristes et candidats à l’expatriation, même le nombre de Français enregistrés sur les registres consulaires a baissé entre 2011 et 2013. Près de 7 480 Français en 2011, 7 305 en 2012 et 7 292 en 2013. Ce nombre est cependant désormais en nette progression, selon de récentes estimations de l’ambassade de France. Fin 2015, près de 12 000 Français vivaient au Japon.

Par Audrey Ronfaut

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A propos de l'auteur
Audrey Ronfaut est journaliste radio free-lance notamment passionnée par l'Asie et tout particulièrement par le Japon. Elle a travaillé pour plusieurs rédactions en France (Ex AFP audio,Toulouse FM, Groupe Sporever etc). En 2014, elle a effectué le reportage "Osaka Kitchen" sur la cuisine japonaise publié sur Asialyst. Elle se rend tous les ans sur l'archipel depuis 2013 et aussi en Asie du sud-est.