Politique
Reportage

Thaïlande : les avocats face à la loi de la junte

Sirikan Charoensiri, avocate du Thai Lawyers for Human Rights (TLHR)
Sirikan Charoensiri, avocate du Thai Lawyers for Human Rights (TLHR), s'est attirée les foudres des forces de police après avoir osé leur intenter un procès pour malversation. (Copyright : Guillaume Payen)
Elles ne cherchent pas à renverser le régime militaire, mais le simple exercice de leur métier est un défi politique. Yaowalak Anuphan et Sirikan Chaorensiri ont fondé avec d’autres le Centre des avocats thaïlandais pour les droits de l’homme. C’était deux jours après le coup d’Etat de mai 2014. Depuis, elles se battent pour que l’Etat de droit soit à nouveau respecté dans les tribunaux. Arnaud Dubus les a rencontrées.
Yaowalak Anuphan a fondé le centre des avocats thaïlandais pour les droits de l'homme
Yaowalak Anuphan a fondé le centre des avocats thaïlandais pour les droits de l'homme, dans l'objectif d'apporter une assistance juridique aux victimes de la junte au pouvoir. (Copyright : Guillaume Payen)

Défi à l’autorité des généraux

Elles sont un petit groupe d’avocates dans un bureau banal d’un immeuble au fin fond d’un quartier populaire de Bangkok. Le logo du centre – Thai Lawyers for Human Rights (TLHR) – ne figure pas à l’entrée. Mais une petite fenêtre rectangulaire percée dans le bois leur permet de voir qui frappe à la porte. Un moyen d’éviter les mauvaises surprises. Ou plutôt de s’y préparer au mieux.
Ces avocates ne sont pourtant pas des militantes contre le régime militaire thaïlandais. Elles se limitent à faire en sorte que le système judiciaire fonctionne dans des conditions normales, en apportant une assistance juridique aux personnes arrêtées et inculpées par la junte. Mais dans la Thaïlande de 2016, se battre pour un fonctionnement régulier de la justice est vu par les généraux comme un défi à leur autorité.
« Nous nous focalisons sur le droit à la justice. Chaque détenu, chaque accusé a droit à être défendu par un avocat, qu’il soit jugé devant un tribunal civil ou un tribunal militaire », explique à Asialyst Yaowalak Anuphan, une avocate avec 20 ans d’expérience dans le domaine des droits de l’homme.
« Le problème est qu’il n’y a plus actuellement d’Etat de droit. Il a été remplacé par la loi de la junte. Et le plus décevant est que tous les juges, tous les tribunaux considèrent que les ordres de la junte constituent désormais la loi », ajoute-t-elle avec un air de dépit.

Travail d’information

Le centre TLHR a été créé dans la foulée du coup d’Etat, après que de nombreux jeunes manifestant contre le putsch devant un musée d’art contemporain dans le centre de Bangkok eurent été arrêtés et emmenés par les militaires. Dans les semaines qui suivirent, des centaines de militants politiques, d’universitaires, de représentants de la société civile et de journalistes critiques envers le coup furent convoqués par la junte et détenus pendant plusieurs jours afin, selon la terminologie militaire, de « réajuster leur attitude » (voir notre article).
« Au départ, nous nous sommes surtout occupés des gens qui utilisaient leur droit de libre expression et étaient placés en détention à cause de cela », se rappelle Yaowalak. Puis se sont ajoutés des cas de personnes torturées par des militaires durant leur détention – souvent des personnes qui avaient commis des actes de violence contre les manifestants s’opposant au gouvernement de Yingluck Shinawatra avant le coup de mai 2014.
Plus récemment, ce sont surtout les personnes poursuivies pour crime de lèse-majesté – selon l’organisation thaïlandaise Ilaw, au moins 61 depuis le coup – dont s’occupe le centre, en leur apportant, là encore, une assistance juridique. Ces personnes comparaissent devant un tribunal militaire où il n’existe pas de procédure d’appel. Selon la très sévère loi thaïlandaise dans ce domaine, elles sont passibles d’une peine allant de 3 à 15 ans de prison pour « insulte » ou « accusation diffamatoire » contre le roi, la reine ou le prince héritier (les peines cumulées peuvent attendre jusqu’à 30 ans).
Mais ce qui irrite le plus la junte au pouvoir, dirigée par le général Prayuth Chan-ocha, est le travail de documentation et de publication sur les violations des droits de l’homme effectué par le centre. « Ces 18 derniers mois, indique Yaowalak, nous avons collecté et publié beaucoup de données directement liées aux activités de la junte. C’est pour cela que le régime cherche à bloquer notre travail d’information. »
A deux reprises, en novembre 2014 et en juin 2015, les généraux ont forcé le TLHR a annulé un séminaire lors duquel les avocates projetaient de présenter leur rapport d’activités. Puis, les feux se sont concentrés sur Sirikan Chaorensiri, une des avocates du centre qui a pris en charge la défense de 14 étudiants inculpés de rébellion contre l’Etat. En juin 2015, Sirikan a refusé d’obéir à des policiers, dépourvus de mandat de perquisition, qui lui demandaient de leur ouvrir sa voiture où se trouvaient les ordinateurs et les téléphones portables des étudiants. Après que les policiers eurent saisi son véhicule, Sirikan leur a intenté un procès pour malversation. Ceux-ci répliquèrent prestement par un procès pour « harcèlement de la police ».

« Traîtres à la nation »

« Le message derrière tout cela est que les militaires et la police, qui agit sur leurs ordres, ont le pouvoir absolu, estime Sirikan Charoensiri, sur un ton combatif. S’ils veulent fouiller ma voiture, ils peuvent le faire dans la présente situation. Et ce qui les a vraiment énervés est que j’ai eu l’audace de leur intenter un procès. C’était défier leurs pleins pouvoirs. »
Dernièrement, les pressions exercées par le régime sur le centre des avocates se sont accentuées. Des sites internet pro-militaires les accusent de « trahir la nation » et d’être « à la solde de l’étranger ». Depuis plusieurs semaines, des policiers en civil rodent quotidiennement autour de l’immeuble où elles travaillent, dans l’espoir, sans doute, de les intimider.
« Dans l’esprit des généraux, pointe Sirikan, nous sommes des partisans de ceux qui s’opposent à la junte, alors qu’en fait nous ne faisons que notre métier d’avocat. »
Mais pour l’instant, la junte n’a pas encore ordonné la fermeture du centre. « Ils n’osent pas aller jusque-là, peut-être parce que la Thaïlande a signé le Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966 et également parce qu’un large réseau d’ONG locales et internationales nous soutiennent », estime Yaowalak. « Nous attendons », ajoute-t-elle dans un sourire.
Par Arnaud Dubus à Bangkok

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A propos de l'auteur
Durant trois décennies correspondant de la presse francophone puis diplomate en Thaïlande, Arnaud Dubus est décédé le 29 avril 2019. Asialyst lui rend hommage. Il couvrait l’actualité politique, économique et culturelle en Asie du Sud-Est pour plusieurs médias français dont Libération et Radio France Internationale et est l’auteur de plusieurs livres sur la région.